jeudi 19 mars 2009

L'urgence monétaire

XXIIèmes journées de l'Association Tiers-Monde

Colloque
Urgence, solidarité, gouvernance et développement

En association avec le laboratoire EREIA - Université d'Artois

Arras 22-24 mai 2006

Communication d'Ahmed Henni
Laboratoire EREIA


L'urgence monétaire

En septembre 1931, en pleine dépression mondiale, alors que le Dr Schacht applique, sans état d'âme, une politique de restriction monétaire pendant que les marchés internationaux ne fournissent pas de capitaux à l'Allemagne. la Société Friedrich List organise un séminaire secret à Berlin réunissant ses principaux membres - une trentaine de grands économistes, banquiers et hommes politiques - pour deux jours de discussion sur la façon dont l'Allemagne peut mettre au point des sources alternatives de financement. Ces messieurs vont débattre que de ce que j'appelle l'urgence monétaire, dans ce cas une pénurie de crédit.
Lors de ce séminaire, le Dr Wilhelm Lautenbach, à l'époque haut conseiller au ministère de l'Economie, présente un document intitulé: « Les possibilités de relancer l'activité économique par l'investissement et l'expansion du crédit ». L'argumentation de Lautenbach est simple: « Le moyen naturel, écrit-il, de surmonter une urgence économique et financière (...) ne consiste pas à limiter l'activité économique, mais à l'accroître ». Il distingue deux types d'urgence : d'une part, les catastrophes naturelles et les périodes précédant ou suivant une guerre, où la nécessité d'accroître la production s'impose à l'évidence, et de l'autre, les urgences économiques et financières de dimensions nationales et internationales, où il est évident que « nous devrions et voulons produire plus. Mais le marché, seul régulateur de l'économie capitaliste, ne fournit pas de directives positives évidentes. »[1]
Lautenbach met donc au même plan les catastrophes naturelles, la guerre et les crises économiques et monétaires. Il nous apprend aussi que si la nature peut nous apprendre à prévenir les risques naturels, le marché ne nous donne aucune marche à suivre pour prévenir les risques économiques et monétaires. Pourtant Dieu sait s'il y en a eu dans l'histoire immédiate de l'humanité. Sans remonter à Moïse qui annula les dettes et instaura le jubilé, on peut, d'après Charles Kinleberger[2], dénombrer pas moins de 34 crises financières majeures entre 1618 et 1980. Ces crises financières s'accompagne toujours de violences, bouleversements politiques et sociaux, sinon famines et autres fléaux. C'est pourquoi elles ont leur place entière dans une typologie des risques.

Or, jusqu'ici, ce ne semble pas être le cas. Les risques, en effet, se définissent traditionnellement par leurs conséquences. L'effectivité physique directe d'un accident semble être la représentation la plus communément admise pour définir un risque. Ce type de dommage qui porte atteinte à la conservation de la vie et des biens ou à l'intégrité physique des individus a, historiquement, appelé deux types de pratiques: l'une centrée autour de l'administration de secours et la prévention des risques, l'autre développant des systèmes d'assurance individuelle. Dès lors, la représentation historique des risques va évoluer en fonction d'une part de leur administration collective et, d'autre part, des pratiques des compagnies d'assurances. Or, le risque monétaire et ses conséquences sociales échappe aussi bien à une représentation de risque portant atteinte à l'intégrité physique appelant des secours à administrer qu'à une représentation assurantielle pouvant calculer des primes pour protéger des dommages individuels que provoquent les catastrophes monétaires.

Le risque monétaire – entendu comme changement soudain de la valeur d'une monnaie, crise de refinancement et pénurie soudaine de monnaie, hyper-inflation et surabondance de monnaie -- a eu, cependant, des conséquences autrement plus graves et plus étendues que beaucoup d'autres risques. C'est, de loin, historiquement, l'un des risques majeurs effectif le plus grand. Comme il ne se traduit pas immédiatement par des morts soudaines (à part les suicidés de Wall Street en 1929) ou des destructions dévastatrices de biens, mais uniquement par des destructions de revenus et d'emplois, de l'hyper-inflation, de la paupérisation plus ou moins meurtrière à terme et des restructurations sociales souvent profondes (perte de statut de la noblesse européenne à la suite de l'inflation du XVIème siècle, triomphe du nazisme en 1933), le risque monétaire – le plus artificiel des risques – ne se représente pas culturellement comme risque. Cette occultation vient également du fait que ce risque est le produit d'une action politique. Or, les hommes politiques ont plutôt tendance à mobiliser l'opinion sur les dangers qu'ils ne créent pas eux-mêmes.
Bien qu'aujourd'hui, les aléas monétaires que provoquent une gestion particulière de la monnaie soient source quotidienne et permanente de famine, violence et désordre dans de nombreuses terra incognita, le regard porté sur ces terres ne s'active qu'à la suite de catastrophes naturelles ou épidémies
Pourtant, le risque monétaire a historiquement provoqué des catastrophes économiques et sociales qui au moins une fois (l'hyper-inflation allemande de 1918 suivie de la dépression mondiale de 1929) ont provoqué à terme la mort de millions de personnes et le forfait de crimes contre l'humanité à grande échelle.

Nous distinguerons deux catégories de risques: les risques reproductibles, qu'ils soient d'origine naturelle ou d'origine artificielle, et les risques non reproductibles. L'administration des risques consiste à prévenir leur reproduction. Le risque monétaire fait partie de la catégorie des risques reproductibles dont l'administration relève de la politique monétaire. Il se définit par les dangers de pénurie ou d'abondance excessive de monnaie qui, dans les deux cas, perturbent les paiements et les transactions, dérèglent la vie économique et sociale et sont potentiellement porteurs de violence. Je vais faire une brève recension historique de quelques accidents monétaires majeurs et tenter d'aboutir à une définition de l'urgence monétaire.

Pénurie de monnaie et urgence monétaire

Une première approche se ferait par l'évocation des pénuries soudaines de monnaie.
Je prendrais pour premier exemple de risque monétaire celui qu'a pris l'aristocratie féodale en Europe en convertissant les redevances en nature dues par les serfs en redevances monétaires. La conquête de l'Amérique par la Couronne espagnole et la capture extra-économique d'or non monétaire, recyclé dans l'économie européenne par la Couronne espagnole a provoqué, comme on le sait, un phénomène inattendu des sociétés féodales: l'inflation. Les prix augmentant mais les redevances seigneuriales restant fixes, les serfs s'enrichissent monétairement tandis que la noblesse terrienne s'appauvrit et se déclasse. Deux mouvements en découlent: le rachat de terres par les serfs et la constitution progressive d'une paysannerie européenne libre; une réaction autoritaire de la noblesse terrienne visant à augmenter les redevances. La pénurie de monnaie que subit la noblesse la conduit à la violence meurtrière. La guerre civile en Europe va, de ce fait, durablement s'installer et se transformer en guerre des religions.
Dans ce cas, et à défaut d'une indexation institutionnalisée des redevances sur les prix, l'urgence monétaire conduisait obligatoirement à la vente des terres par les seigneurs et la disparition de la société féodale. Si certains seigneurs l'ont fait, d'autres ont choisi d'imposer l'indexation par la violence et la survie du féodalisme.
Un exemple similaire lié à la fiscalité nous vient des colonies. Lorsqu'en 1830 les troupes françaises prennent pied en Algérie et commencent à soumettre petit à petit les habitants, le gouvernement français décide de maintenir le système fiscal existant et d'exiger le paiement des impôts en nature. Vingt ans plus tard, en 1850, il décide brusquement d'en exiger le paiement en espèces. Il s'agit d'obliger les habitants à faire entrer dans la circulation " quantités d'espèces que les tribus thésaurisaient" (Douël, Un siècle de finances coloniales, Paris 1930). La pénurie de monnaie ainsi organisée vise à ôter aux habitants tout pouvoir d'achat d'armes et de poudre et les contraindre à vendre leurs réserves de grains. Le résultat ici en a été la famine[3].
De nos jours, la pénurie de monnaie peut être endémique ou soudaine. La crise argentine de 2002 est due à l'explosion soudaine mais prévisible du système de currency board. Rappelons simplement que ce système consiste à régler la création interne de monnaie en fonction des disponibilités en monnaie étrangère. Dans le cas de l'Argentine, l'émission de pesos dépendait de la quantité de dollars des Etats-Unis détenue dans le pays. Dès que, dans un système de libre convertibilité où un peso égale un dollar, les capitaux, pour une raison ou une autre (aggravation des déficits publics, mouvement de taux, hausse du cours du dollar américain), commencent à quitter le pays, l'émission de monnaie nouvelle n'est plus possible et la pénurie de monnaie s'installe. Les comptes bancaires ont, comme on le sait, été gelés. Désordres, émeutes et répression s'installent pendant qu'apparaissent des difficultés d'approvisionnement et des fermetures d'entreprises. La population a dû recourir à sa propre création monétaire pour assurer les transactions les plus simples. Cette crise a coûté plus à l'Argentine que toute autre catastrophe naturelle. Or, elle était prévisible et face à l'urgence monétaire les autorités politiques ont réagi de façon inappropriée. La solution pourtant était simple: pour reprendre l'expression de Lautenbach, "elle ne consiste pas à limiter l'activité économique, mais à l'accroître » en assurant la continuité de création de monnaie par suspension du currency board et décret du contrôle des changes. Cela aurait appauvri certains titulaires de capital-argent mais évité la catastrophe dans laquelle a été plongé le pays tout entier.
Ce type de catastrophe soudain et spectaculaire ne doit pas nous cacher les effets de la pénurie endémique de monnaie lorsque certaines personnes ne peuvent plus accéder à la monnaie de crédit. Si le cas de beaucoup de sociétés africaines ou asiatiques est connu, où les agents économiques recourent à de multiples formules pour accéder à la monnaie (tontines, etc.), le cas français est méconnu. Il existe un peu partout en France des systèmes d'échanges locaux (SEL) qui fonctionnent avec une monnaie unité de compte particulière créée par les personnes impliquées dans ces systèmes d'échange. La réponse à l'urgence monétaire est une création de monnaie locale non-institutionnelle. Mais l'échange de travaux comptabilisés en monnaie locale échappe au fisc. Dès lors, les SEL, réponse à une urgence monétaire, deviennent illégaux.

Surabondance de monnaie et urgence monétaire

Nous connaissons tous l'historique débat autour du Bullion Report (1810) qui opposa, en Angleterre, le quantitativiste Ricardo aux partisans de la monnaie de crédit. La question étant: quand y a-t-il surabondance monétaire et comment y réagir ? Or, en cette fin du dix-huitième siècle nous avons deux crises monétaires exemplaires: celle de la convertibilité en Angleterre et celle, plus grave, des assignats en France. L’urgence n’est pas la même dans les deux cas. Alors que l’Angleterre, impliquée dans la même guerre, choisit une politique de résistance, la France révolutionnaire laissera s’installer la décomposition monétaire. Il est vrai que, dans le cas de la monarchie anglaise, le but était seulement de pouvoir financer la guerre par une émission anticipée de monnaie. Par contre, dans le cas français, l’émission astronomique d’assignats convergeait avec des enjeux de classe : ne pas rembourser les créances de guerre et consolider l’appropriation des biens nationaux par les nouvelles couches ascendantes. L’hyper-inflation en France devait déstructurer la société et si, urgence de politique monétaire il y avait, elle était justement d’entretenir cette hyper-inflation.
Lorsque le 26 février 1797, la Banque d'Angleterre suspend la convertibilité-or de ses billets, suite à une rumeur de débarquement français au Pays de Galles, elle prend une mesure d'urgence autoritaire qui évite l'effondrement de l'économie et l'apparition de la pénurie de marchandises. Elle conforte également l'existence de la monnaie de crédit. Quelques années auparavant, elle n'avait pas réagi de la même façon. Face à l'afflux des demandes de conversion du papier, elle avait maintenu le principe de la convertibilité mais en réglant les demandeurs avec des pièces d'or divisionnaires de faible valeur. Le comptage des pièces pour chaque demandeur prit tellement de temps que la Banque gagna le répit qu’il fallait pour dénouer la crise. En obtenant des marchands de Londres une déclaration solennelle où ils déclaraient accepter le papier de la Banque, elle a dissuadé les demandeurs et sauvé la convertibilité.
En France, le but n’était pas le même : il s’agissait, certes, de financer la guerre, mais aussi de consolider le renversement des privilégiés d’ancien régime tout en favorisant l’ascension de nouvelles couches sociales. C’est ce qui distingue l’hyper-inflation française des années 1790, visant des transferts de propriété et des reclassements sociaux, de l’hyper-inflation allemande des années 1920 causée, elle, par les réparations de guerre. Nous retrouverons un usage révolutionnaire de la monnaie par association de sur-émission, inflation et pénurie avec transfert massif de propriété dans la Russie des années 1990.

Les assignats

C’est en décembre 1789 que fut créée la « caisse de l’extraordinaire » pour faire face à la pénurie de liquidités. L’urgence est de financer l’Etat. La caisse sera alimentée progressivement par différentes nationalisations, confiscations et spoliations visant les classes privilégiées : clergé et noblesse émigrée. Ces biens nationaux servaient de contrepartie à l’émission d’assignats. Or, pour une valeur de ces biens estimée à 1,8 milliard de livres, il fut émis, entre 1790 et 1796, pour 46 milliards d’assignats. L’expérience prit fin en 1796 au moment où le papier ne représentait plus que 3% de sa valeur faciale. Pour éviter l’enrichissement par l’inflation, on instaura le blocage des prix et des salaires en 1793 et le refus de respecter ce maximum ou le paiement en assignats fut puni de mort.
Pour illustrer les conséquences sur la vie quotidienne, citons le témoignage d’une aristocrate, la duchesse d’Abrantès, devant recevoir le général Bonaparte, un fonctionnaire :
« Je me rappelle encore, écrit-elle, que le maximum régnait alors. On payait toutes les provisions et le pain en assignats; aussi les paysans n'apportaient-ils rien au marché. Quand on invitait quelqu'un à dîner, il apportait son pain…Je conçois bien que le général Bonaparte, qui n'avait que sa paye en assignats, fut si pauvre.."
"Lui et son frère Louis (..) apportaient leur pain de ration qui était noir et rempli de son. (..) Nous donnions au général du pain très blanc que nous nous procurions en le faisant faire en cachette avec de la farine qui était venue clandestinement de Sens. Si l'on nous avait dénoncés, il y avait de quoi marcher à l'échafaud" (Mémoires de la duchesse d'Abrantès, TI, p. 179).

L’hyper-inflation allemande

En 1919, au sortir de la guerre, un dollar américain valait 4 marks ; au premier janvier 1923, il valait 7.000 marks pour atteindre fin octobre 1923 la contre-valeur de 4.200 milliards de marks. En septembre 1923, un repas au restaurant coûtait 2 millions. En novembre, il en aurait fallu 20 milliards[4]. Le taux d’intérêt atteignit 10% par jour soit près de 4.000% par an. Hommes et femmes se précipitaient pour dépenser leurs revenus en monnaie. Les clichés représentant les Allemands poussant une brouette de papier monnaie pour acheter leur pain sont assez nombreux pour ne pas les citer. Plus grave, le manque de presses d’imprimerie. Plus la monnaie perd de sa valeur, plus elle devient paradoxalement rare. La conclusion des transactions commerciales se ralentissait ou s’arrêtait en attendant l’impression de nouveaux billets à valeur faciale plus élevée.
De nouvelles maladies apparurent qualifiées par les médecins d’attaque du zéro ou crise des décimales pour décrire la nervosité ou la prostration : compter des millions pour un pain, aligner indéfiniment des zéros. Dans les entreprises, l’écart s’élargissait chaque jour un peu entre les prévisions de recettes attendues en fonction de prix fixés en début de journée et des charges qui augmentaient à chaque minute. Les banques étant dans l’impossibilité de prévoir une quelconque valeur à échéance ne pouvaient plus faire crédit. Le paiement par chèque devint impossible, la monnaie scripturale se dévalorisant de minute en minute. D’où la demande exponentielle de papier monnaie et les difficultés qu’il y a à l’honorer par manque d'imprimeurs.
Comme dans la France révolutionnaire ou dans l’Irak boycotté des années 1990, la campagne et les paysans ne souffrirent que légèrement de la situation. Par contre, la famine et les maladies sévissaient dans les villes.
Outre ces maux identiques à ceux que provoquent les catastrophes naturelles, la catastrophe monétaire allemande va provoquer des mutations sociales et politiques de grande ampleur.
Il y eut d’abord un immense transfert de richesses des possédants de créances monétaires vers ceux qui avaient des dettes ou des biens physiques. Des dettes énormes ne valurent plus que quelques sous. Les titulaires de revenus fixes furent réduits à la plus grande des misères. Des aventuriers et des voyous achetèrent des propriétés ou des toiles de maître pour une poignée de dollars. Ce reclassement déstabilisa les classes porteuses de stabilité politique pour favoriser l’enrichissement de parvenus qui n’offriront, le moment venu, aucun rempart contre les nazis. Mieux, les déclassés en colère iront droit dans les bras des nouveaux hommes d’ordre. Ceux-ci ne manquèrent pas de répandre une rumeur sinistre : les biens (mobilier, immeubles, tableaux) vendus par ceux qui avaient besoin de manger étaient rachetés par des affairistes juifs. Et n'oublions pas que la tentative de putsh d'Hitler dans une brasserie de Munich date de novembre 1923. L'écrivain Stefan Zweig écrit:
« Il faut le rappeler sans cesse, rien n’a aigri, rien n’a rempli de haine le peuple allemand, rien ne l’a rendu mûr pour les régime d’Hitler comme l’inflation ».[5]

Les crises de refinancement

Si la crise allemande a duré au delà du rétablissement de la monnaie allemande en 1923, elle le doit à la politique restrictive appliquée par la Banque centrale dirigée par le Dr Schacht. A l'époque, cette attitude était partagée par la majorité des milieux gouvernementaux. Qu'un banquier fasse faillite était considéré comme chose normale. Entre lui et un épicier, il n'y avait aucune différence. C'est pourquoi, lorsque l'Allemand Lautenbach parle, en 1931 déjà, d'urgence monétaire, il démontre une lucidité peu partagée à l'époque.
Mais la brutalité de la crise de refinancement bancaire s'est manifestée non en Allemagne mais aux Etats-Unis. C'est la fameuse Crise de 1929. L'ancienne Rome connaissait déjà la crise de liquidités, l'inopia nummorum. Mais ce qui se passe en 1929 dépasse l'imaginable. On est maintenant dans une économie de marché et le marché est souvent muet comme la nature.
Tout commence en Floride par la mévente de programmes immobiliers et la multiplication des non remboursement de crédit par les promoteurs. Les bilans bancaires se plombent de créances douteuses[6]. D'un autre côté, les crédits accordés pour achat de titres en Bourse engendrent des risques qui, à la première alerte, laissent les spéculateurs à découvert et multiplient les créances douteuses. Milton Friedman voit dans la politique restrictive de la Réserve fédérale qui refuse de refinancer le système bancaire sur créances douteuses aussi bien l'origine des faillites bancaires que du krach boursier. L'opinion ne retient que le deuxième, le côté spectaculaire, alors que entre 1929 et 1932, il y eut 4.000 faillites bancaires.
Certes, ce fut un krach boursier comme on n'en avait jamais vu qui donne lieu à des scènes d'hystéries, des ruines spectaculaires et de nombreux suicides.
Mais ce "jeudi noir" marque surtout le début de la grande crise économique des années trente. La production et la consommation baissent. 22 000 entreprises font faillite en 1929 et, entre 1929 et 1933, 4000 banques connaissent la banqueroute. Les Etats-Unis passent de 1,5 millions de chômeurs en 1929, à 12 à 14 millions de chômeurs quatre ans plus tard. Tandis que la production industrielle s'effondre de plus de moitié en trois ans (54%), les prix baissent de moitié ou des deux tiers. John Steinbeck décrira dans son roman Les raisins de la colère le triste sort des petits fermiers jetés sur les routes. La crise s'étend au monde capitaliste tout entier. En 1931, la moitié du système bancaire allemand et autrichien avait fait faillite, entraînant une diminution formidable de la masse monétaire en jetant dans la misère des millions de personnes. En 1932, l'Allemagne connaîtra 7 millions de chômeurs, et 25 % de la population sera plongée dans la mendicité. Et ce furent le nazisme et la guerre.
Les Etats-Unis sombrent et les gouverneurs de la Réserve fédérale valsent: Roy A. Young (4 octobre 1927 - 31 août 1930) est remplacé le 16 septembre 1930 par Eugene Meyer qui ne reste que trois ans – jusqu'au 10 mai 1933 pour être remplacé par un gouverneur éclair Eugene R. Black (19 mai 1933 - 15 août 1934).
La crise de refinancement est le propre de la crise reproductible dans un système de monnaie de crédit. Mais malgré les règles prudentielles que l'on tente d'imposer aux banquiers, ceux-ci n'en restent pas moins et assez souvent peu regardant sur la qualité de leurs créances. A défaut de les y contraindre systématiquement, c'est le contribuable qui est érigé en payeur en dernier ressort pour éponger leurs créances douteuses (récemment France et Crédit Lyonnais, Japon et système bancaire tout entier). L'urgence d'un refinancement devient alors une urgence budgétaire. Certes, on a bien compris depuis 1929 que, malgré les défaillances volontaires ou involontaires des banquiers, il valait mieux refinancer immédiatement que courir le risque d'une crise économique de grande ampleur. C'est ainsi que se sont dénouées les crises internationales les plus graves (Mexique dans les années 1980, Thaïlande dans les années 1990).

Conclusion

L'urgence monétaire ne se définit donc pas du point de vue micro-économique du banquier. Le risque monétaire macro-économique n'est pas du type aléa moral. Il consiste aujourd'hui à faire supporter par le budget le refinancement du banquier en défaut. Certes on pourrait le supprimer comme le suggérait David Ricardo par l'obligation d'une couverture à 100% ou une dépolitisation de la monnaie (Hayek). Ceci irait à l'encontre de la croissance économique. De ce fait, ce risque est inhérent à l'économie de crédit et ne peut disparaître qu'en état stationnaire.
La croissance exige un risque monétaire qu'on sait aujourd'hui être un risque reproductible. L'urgence monétaire, elle, peut concerner un banquier et ne relever que de sa propre gestion. Elle ne nous concerne que dans la mesure où la faillite de ce banquier provoque des incidents macro-économiques et sociaux. Elle ne peut dès lors être vu sous l'angle de l'aléa micro-économique ou être prise en charge par les assurances. Il s'agit, au premier chef, d'un problème de politique monétaire. Les catastrophes monétaires ayant été souvent plus ravageuses que les catastrophes naturelles il s'agit, aujourd'hui, de savoir comment prendre en charge ce risque quand la politique monétaire semble se mutualiser internationalement sinon échapper à la souveraineté nationale alors que celle-ci est seule comptable des catastrophes survenant dans un territoire.




[1] Le crédit productif : le financement des grands projets par une banque nationale par Hartmut Cramer, Solidarité et progrès, 2005
[2] Manias, Panics and Crashes: History of Financial Crisis. Basic Books, 1978
[3] A. Henni, La colonisation agraire en Algérie, 1982
[4] L’attitude prémonitoire de Keynes le conduisit à spéculer trop tôt contre le mark (1921). Il faillit en être ruiné. Voir Harrod, The Life of John Maynard Keynes, 1963.
[5] Le monde d’hier, souvenirs d’un européen, Paris 1997, p. 241
[6] Voir J.K. Galbraith, La crise économique de 1929, tr. fr. 1989

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)