Saisir
le local pour mieux embrasser le global : que peut nous apprendre l’étude
de l’économie coloniale ?
Aujourd’hui, le global semble avoir, notamment à
gauche, déserté la pensée théorique et politique. Le repli sur le local semble
être la règle. Seuls les capitalistes pensent et pratiquent le global. En cela,
ils sont en avance sur ceux, penseurs et politiques, qui les critiquent.
Extrait d’une conférence donnée le 19 janvier 2017 à
propos de mon livre sur l’économie de l’Algérie coloniale
Pour
ceux qui connaissent mes travaux d’économiste, il est une préoccupation
centrale : celle de déterminer le rôle des rentes dans la vie économique
et sociale. Je pense que le capitalisme globalisé actuel n’est souvent qu’une
transfiguration des formes coloniales qui, elles, ont été plus directes et plus
visibles. L’étude de ce passé colonial n’a de pertinence que si elle permet de
mettre au jour des mécanismes universels, ceux qui sont encore à l’œuvre
aujourd’hui, qui se traduisent, à mon sens, par une extension des phénomènes
rentiers au monde entier.
Je
commence par un exemple, celui de la formation du prix d’un quintal d’agrumes
exporté d’Algérie coloniale en 1937 et vendu à Paris et celui d’une chaussure
Nike fabriquée au Viêt-Nam et vendue à New York ou Paris dans les années 2000. En 1937, les données pour les agrumes
algériennes sont les suivantes : Prix de vente au détail à Paris :
370 francs. Frais de main d’œuvre en Algérie : 8,50 francs.
La
main d’œuvre algérienne ne perçoit que 2% du prix de vente. Les activités en
France ou bénéficiant à des capitaux français (transport maritime,
distribution) prennent 86% du prix de
vente. Les agrumes, prétexte à un salaire de misère pour la main d’œuvre
locale, enrichissent davantage la métropole que la colonie.
En
1954, cette structure n’a pas changé. On évalue à 38 F par kilo le prix à la
production, 19,9 F l’emballage et transport au quai et 69,1 F les paiements
reçus par les opérateurs en métropole même, l’État français y ayant sa part de
taxes.
Résumons
: pour un produit vendu 100 au consommateur parisien, l’ouvrier agricole,
presque toujours musulman, en reçoit 3. Les activités coloniales de production,
transport et négoce en prennent 11. Mais les activités réalisées en métropole
reçoivent 86, y compris les taxes que l’État prélève à chaque étape et qui
servent à financer des consommations collectives en métropole bénéficiant à
l’ensemble des métropolitains.
Aujourd’hui,
la structure du prix d’une chaussure Nike est quasiment identique. Considérons, par exemple, la structure
du coût au détail d'une paire de chaussures Nike
appelée "Air Pegasus". Le modèle de base est vendu 95 $. Celui – plus
probablement celle – qui la fabrique gagne 4 $. En chiffres bruts, la paire de
baskets coûte finalement à Nike 21 dollars. La richesse apparue dans le pays
d’usinage est donc de 25 $. Il reste 70 $ qui rémunèrent des activités dans le
pays d’usage (designers, banquiers, assureurs, actionnaires de Nike, vendeurs en magasins
et...taxes pour l’État). La fabrication d’une chaussure crée plus de richesse
dans le pays d’usage que dans le pays d’usinage.
Aujourd’hui,
l’économie américaine profite davantage que l’économie vietnamienne de la
fabrication de chaussures comme, auparavant, l’économie française profitait
davantage de l’économie coloniale que les colons eux-mêmes.
Autre
constatation : la masse des salaires versés en métropole aux salariés travaillant dans la filière
agrumes ou ceux versés dans les pays d’usage des chaussures (designers,
comptables, vendeurs, etc.) est supérieure au total des salaires versés aux
travailleurs produisant agrumes ou chaussures
dans les pays exotiques. La production coloniale engendrait une masse
salariale plus importante en métropole que dans la colonie. J’ai montré, pour
le capitalisme actuel, que tel était aussi le cas pour Nike aujourd’hui. Dans mon livre sur Le
capitalisme de rente (2012) vous découvrirez que la masse salariale versée
par Nike aux 20.000 travailleurs
qu’il emploie dans les pays de conception et de consommation était quasiment
égale à celle versée aux 700.000 travailleurs exotiques qui dans les pays
exotiques lui produisent les chaussures. Mieux : les taxes versées par Nike à l’État fédéral américain
dépassent les salaires versés aux producteurs exotiques.
Deux conclusions :
1. Le local, ici la production matérielle,
opérée dans le cadre d’un antagonisme direct entre ouvriers agricoles et colons
ou entre travailleurs et capitalistes exotiques, s’insère dans un cadre plus
global qui enrichit davantage ceux qui ne sont pas impliqués dans cet
antagonisme direct.
2.
Les consommateurs parisiens ou newyorkais de produits issus du travail exotique
ne se doutent absolument pas que ces produits sont le fruit d’une exploitation
de l’homme par l’homme.
Ces
produits atterrissent miraculeusement tous faits à Marseille ou New York. Ils
sont comptabilisés par le grossiste des halles parisiennes ou le magasin Nike à
leur prix d’achat comme fournitures extérieures. Les salaires versés aux
travailleurs exotiques qui les ont
produits ne se trouvent nulle part dans cette comptabilité. L’existence de ces
salariés exotiques disparaît des données. Il faut aller fouiller dans la
comptabilité du colon ou du capitaliste taïwanais pour trouver leurs
salaires. Le producteur réel sort ainsi de l’histoire. Il n’existe nulle
trace dans les métropoles que les produits importés ont nécessité le versement
de salaires à des producteurs lointains ou que leur production est le résultat
d’un antagonisme direct entre exploiteurs et exploités. Les acteurs dans le
pays d’usage ne soupçonnent pas l’existence d’un tel antagonisme. Le
consommateur d’agrumes algériens ou l’usager de chaussures Nike ignore qui les
produit. Réciproquement, les
protagonistes de l’antagonisme direct ne sont pas non plus impliqués dans le
circuit d’aval. Le capitaliste taïwanais ou le travailleur vietnamien ne
connaît pas le consommateur de son produit. Le capitaliste métropolitain lui-même
qui n’est pas impliqué dans l’antagonisme direct – l’actionnaire de Nike, par exemple – ne sait pas non plus
qui fabrique quoi.
Je vais vous en
donner quelques exemples.
L’étude des
rentes qu’empochent ceux qui n’exploitent pas directement les dominés m’avait
amené à me pencher sur quelques situations dont j’ai rendu compte depuis une
trentaine d’années dans d’autres publications.
Dans le livre Société
et production, vous trouverez, par exemple, une analyse de 1984 sur Salariat, plus-value et travail domestique. Les femmes, en effet, ont été les premières à
subir une domination politique – le patriarcat – conjuguée à une exploitation
matérielle, comme les colonisés. J’y ai montré que l’antagonisme direct entre travailleurs et
capitalistes se doublait à l’arrière plan d’une exploitation indirecte des
femmes au foyer. Celles-ci, qui produisent la force de travail et la
reproduisent, ne reçoivent aucun salaire pour le travail domestique qu’elles
effectuent. Le travailleur apparaît miraculeusement sur le marché du travail
pour y vendre sa force de travail. Dans la comptabilité du patron, seul le
salaire du travailleur apparaît. La femme au foyer, celle qui l’a produit, est
expulsée de l’histoire. Par une domination politique – le patriarcat – les
capitalistes empochent une plus-value dont une partie provient du travail
domestique des femmes au foyer.
Pour extraire du profit, le capitalisme utilise le
patriarcat comme il peut utiliser des méthodes non-capitalistes. Les filatures
de Manchester vivaient bien du coton produit par des esclaves aux États-Unis. La Cie algérienne de crédit et de banque faisait
cultiver les 66.000 ha que lui a concédés l’État colonial par des khammès (métayers traditionnels
rémunérés au 1/5ème de la récolte).
Dans tous ces procédés, la comptabilité de la compagnie n’enregistre que
la valeur d’achat d’une marchandise – les agrumes, les chaussures, le coton ou
la force de travail, considérés comme arrivant tout faits sur le marché. Les
producteurs sont ignorés. Leurs existences et leurs salaires n’apparaissent
nulle part. D’où la difficulté dans les pays d’usage de développer une
solidarité avec eux. Le syndicaliste de Manchester qui consulte les registres
de sa filature y trouve, certes, le prix d’achat du coton mais nulle trace
d’esclave. Idem pour les agrumes d’Algérie ou les chaussures de Nike.
Lorsqu’ils consultent les registres de leur employeur métropolitain en
métropole, les syndicalistes n’y trouvent aucune trace des salariés exotiques,
ni des femmes qui ont produit la force de travail. Lorsqu’un travailleur dont la femme est au
foyer consulte le bilan de son entreprise, il y trouve son salaire certes mais
nulle mention que sa femme au foyer a
touché zéro. Idem pour une raffinerie de pétrole qui comptabilise le pétrole
brut mais ignore, chez Total par exemple, les salaires versés aux travailleurs
gabonais qui l’on extrait. Le 22 février 2005, le syndicat Force ouvrière, par exemple, déclare, pour appuyer des
revendications salariales, que « Total
a ainsi annoncé un bénéfice de 9,6 milliards d'euros (+23% sur un an) » et
qu’il devrait en reverser un peu aux travailleurs des raffineries situées en
France. Songe-t-on alors à en
redistribuer une partie aux travailleurs gabonais qui, cette année –là, sont à l’origine de 46% du profit de
Total ? À la décharge des travailleurs des raffineries Total en
France, le bilan comptable qu’ils peuvent consulter ne fait nulle mention de
salaires versés au Gabon. Seuls les achats de pétrole comme matière première le
sont. Ces procédures comptables où ce que produit la filiale est inscrit
comme achat de matière empêchent toute
prise de conscience internationaliste. Le bilan comptable d’une raffinerie de
Total-France ou celui de Nike ne met en opposition que des revenus du capital
et des revenus de travailleurs en France. Comme le bilan d’une entreprise
capitaliste ordinaire ne met en évidence qu’une distribution antagonique de
revenus entre capitalistes et travailleurs directs et ignore les femmes au
foyer qui ont produit la force de travail. L’histoire ne les connaît pas. Le
partage national des rentes ignore les producteurs directs. C’est cette réalité sur laquelle je voudrais
attirer votre attention. Pour faire bref, on ne met souvent l’accent que sur
l’antagonisme direct entre patrons et ouvriers et on ignore l’appropriation de
valeur, les rentes d’arrière plan. Dans les métropoles, les pays consommateur ou d’usage de la
marchandise, les acteurs impliqués dans le circuit (l’État par les taxes, les
capitalistes par les profits, les autres par un surplus du consommateur)
s’enrichissent davantage de la colonisation ou de la globalisation, comme dans
le patriarcat, les travailleurs avec femme au foyer, s’enrichissent davantage
que leurs épouses.
Je
voudrais saisir cette occasion pour rendre ici un hommage à ces Français de
métropole ou d’Algérie qui, conscients qu’ils étaient indirectement et malgré
eux des bénéficiaires du système colonial, n’en ont jamais été dupes et qui,
parfois, au risque de leur liberté ou de vie, en ont dénoncé les mécanismes. À ces syndicalistes qui ne
sont pas dupes des comptabilités de leur entreprise ou à ces ONG du commerce
équitable qui, aujourd’hui, nous disent que dans chaque produit exotique, il y
a du travail.
Ahmed HENNI, Économie
de l’Algérie coloniale 1830 – 1954
https://www.amazon.fr/%C3%89conomie-lAlg%C3%A9rie-coloniale-1830-1954/dp/1973306174/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1517548410&sr=1-1&keywords=henni+%C3%A9conomie+de+l%27alg%C3%A9rie+coloniale