jeudi 1 février 2018

Saisir le local pour mieux embrasser le global : que peut nous apprendre l’étude de l’économie coloniale ?



Saisir le local pour mieux embrasser le global : que peut nous apprendre l’étude de l’économie coloniale ?

Aujourd’hui, le global semble avoir, notamment à gauche, déserté la pensée théorique et politique. Le repli sur le local semble être la règle. Seuls les capitalistes pensent et pratiquent le global. En cela, ils sont en avance sur ceux, penseurs et politiques, qui les critiquent.

Extrait d’une conférence donnée le 19 janvier 2017 à propos de mon livre sur l’économie de l’Algérie coloniale

Pour ceux qui connaissent mes travaux d’économiste, il est une préoccupation centrale : celle de déterminer le rôle des rentes dans la vie économique et sociale. Je pense que le capitalisme globalisé actuel n’est souvent qu’une transfiguration des formes coloniales qui, elles, ont été plus directes et plus visibles. L’étude de ce passé colonial n’a de pertinence que si elle permet de mettre au jour des mécanismes universels, ceux qui sont encore à l’œuvre aujourd’hui, qui se traduisent, à mon sens, par une extension des phénomènes rentiers au monde entier.
Je commence par un exemple, celui de la formation du prix d’un quintal d’agrumes exporté d’Algérie coloniale en 1937 et vendu à Paris et celui d’une chaussure Nike fabriquée au Viêt-Nam et vendue à New York ou Paris dans les années 2000.  En 1937, les données pour les agrumes algériennes sont les suivantes : Prix de vente au détail à Paris : 370 francs. Frais de main d’œuvre en Algérie : 8,50 francs.
La main d’œuvre algérienne ne perçoit que 2% du prix de vente. Les activités en France ou bénéficiant à des capitaux français (transport maritime, distribution)  prennent 86% du prix de vente. Les agrumes, prétexte à un salaire de misère pour la main d’œuvre locale, enrichissent davantage la métropole que la colonie.
En 1954, cette structure n’a pas changé. On évalue à 38 F par kilo le prix à la production, 19,9 F l’emballage et transport au quai et 69,1 F les paiements reçus par les opérateurs en métropole même, l’État français y ayant sa part de taxes.
Résumons : pour un produit vendu 100 au consommateur parisien, l’ouvrier agricole, presque toujours musulman, en reçoit 3. Les activités coloniales de production, transport et négoce en prennent 11. Mais les activités réalisées en métropole reçoivent 86, y compris les taxes que l’État prélève à chaque étape et qui servent à financer des consommations collectives en métropole bénéficiant à l’ensemble des métropolitains.
Aujourd’hui, la structure du prix d’une chaussure Nike est quasiment identique.  Considérons, par exemple, la structure du coût au détail d'une paire de chaussures Nike appelée "Air Pegasus". Le modèle de base est vendu 95 $. Celui – plus probablement celle – qui la fabrique gagne 4 $. En chiffres bruts, la paire de baskets coûte finalement à Nike 21 dollars. La richesse apparue dans le pays d’usinage est donc de 25 $. Il reste 70 $ qui rémunèrent des activités dans le pays d’usage  (designers, banquiers, assureurs,  actionnaires de Nike, vendeurs en magasins et...taxes pour l’État). La fabrication d’une chaussure crée plus de richesse dans le pays d’usage que dans le pays d’usinage.
Aujourd’hui, l’économie américaine profite davantage que l’économie vietnamienne de la fabrication de chaussures comme, auparavant, l’économie française profitait davantage de l’économie coloniale que les colons eux-mêmes.
Autre constatation : la masse des salaires versés en métropole  aux salariés travaillant dans la filière agrumes ou ceux versés dans les pays d’usage des chaussures (designers, comptables, vendeurs, etc.) est supérieure au total des salaires versés aux travailleurs produisant agrumes ou chaussures  dans les pays exotiques. La production coloniale engendrait une masse salariale plus importante en métropole que dans la colonie. J’ai montré, pour le capitalisme actuel, que tel était aussi le cas pour Nike  aujourd’hui.  Dans mon livre sur  Le capitalisme de rente (2012) vous découvrirez que la masse salariale versée par Nike aux 20.000 travailleurs qu’il emploie dans les pays de conception et de consommation était quasiment égale à celle versée aux 700.000 travailleurs exotiques qui dans les pays exotiques lui produisent les chaussures. Mieux : les taxes versées par Nike à l’État fédéral américain dépassent les salaires versés aux producteurs exotiques.
 Deux conclusions :
 1. Le local, ici la production matérielle, opérée dans le cadre d’un antagonisme direct entre ouvriers agricoles et colons ou entre travailleurs et capitalistes exotiques, s’insère dans un cadre plus global qui enrichit davantage ceux qui ne sont pas impliqués dans cet antagonisme direct.
2. Les consommateurs parisiens ou newyorkais de produits issus du travail exotique ne se doutent absolument pas que ces produits sont le fruit d’une exploitation de l’homme par l’homme.
Ces produits atterrissent miraculeusement tous faits à Marseille ou New York. Ils sont comptabilisés par le grossiste des halles parisiennes ou le magasin Nike à leur prix d’achat comme fournitures extérieures. Les salaires versés aux travailleurs exotiques  qui les ont produits ne se trouvent nulle part dans cette comptabilité. L’existence de ces salariés exotiques disparaît des données. Il faut aller fouiller dans la comptabilité du colon ou du capitaliste taïwanais pour trouver leurs salaires.  Le producteur réel sort ainsi de l’histoire. Il n’existe nulle trace dans les métropoles que les produits importés ont nécessité le versement de salaires à des producteurs lointains ou que leur production est le résultat d’un antagonisme direct entre exploiteurs et exploités. Les acteurs dans le pays d’usage ne soupçonnent pas l’existence d’un tel antagonisme. Le consommateur d’agrumes algériens ou l’usager de chaussures Nike ignore qui les produit.  Réciproquement, les protagonistes de l’antagonisme direct ne sont pas non plus impliqués dans le circuit d’aval. Le capitaliste taïwanais ou le travailleur vietnamien ne connaît pas le consommateur de son produit. Le capitaliste métropolitain lui-même qui n’est pas impliqué dans l’antagonisme direct – l’actionnaire de Nike, par exemple – ne sait pas non plus qui fabrique quoi.
Je vais vous en donner quelques exemples. 
L’étude des rentes qu’empochent ceux qui n’exploitent pas directement les dominés m’avait amené à me pencher sur quelques situations dont j’ai rendu compte depuis une trentaine d’années dans d’autres publications.
Dans le livre Société et production, vous trouverez, par exemple, une analyse de 1984 sur Salariat, plus-value et travail domestique.  Les femmes, en effet, ont été les premières à subir une domination politique – le patriarcat – conjuguée à une exploitation matérielle, comme les colonisés. J’y ai montré que l’antagonisme direct entre travailleurs et capitalistes se doublait à l’arrière plan d’une exploitation indirecte des femmes au foyer. Celles-ci, qui produisent la force de travail et la reproduisent, ne reçoivent aucun salaire pour le travail domestique qu’elles effectuent. Le travailleur apparaît miraculeusement sur le marché du travail pour y vendre sa force de travail. Dans la comptabilité du patron, seul le salaire du travailleur apparaît. La femme au foyer, celle qui l’a produit, est expulsée de l’histoire. Par une domination politique – le patriarcat – les capitalistes empochent une plus-value dont une partie provient du travail domestique des femmes au foyer.
Pour extraire du profit, le capitalisme utilise le patriarcat comme il peut utiliser des méthodes non-capitalistes. Les filatures de Manchester vivaient bien du coton produit par des esclaves aux États-Unis. La Cie algérienne de crédit et de banque faisait cultiver les 66.000 ha que lui a concédés l’État colonial par des khammès (métayers traditionnels rémunérés au 1/5ème de la récolte).  Dans tous ces procédés, la comptabilité de la compagnie n’enregistre que la valeur d’achat d’une marchandise – les agrumes, les chaussures, le coton ou la force de travail, considérés comme arrivant tout faits sur le marché. Les producteurs sont ignorés. Leurs existences et leurs salaires n’apparaissent nulle part. D’où la difficulté dans les pays d’usage de développer une solidarité avec eux. Le syndicaliste de Manchester qui consulte les registres de sa filature y trouve, certes, le prix d’achat du coton mais nulle trace d’esclave. Idem pour les agrumes d’Algérie ou les chaussures de Nike. Lorsqu’ils consultent les registres de leur employeur métropolitain en métropole, les syndicalistes n’y trouvent aucune trace des salariés exotiques, ni des femmes qui ont produit la force de travail.  Lorsqu’un travailleur dont la femme est au foyer consulte le bilan de son entreprise, il y trouve son salaire certes mais nulle mention que sa femme au foyer  a touché zéro. Idem pour une raffinerie de pétrole qui comptabilise le pétrole brut mais ignore, chez Total par exemple, les salaires versés aux travailleurs gabonais qui l’on extrait. Le 22 février 2005, le syndicat Force ouvrière, par exemple, déclare, pour appuyer des revendications salariales, que « Total a ainsi annoncé un bénéfice de 9,6 milliards d'euros (+23% sur un an) » et qu’il devrait en reverser un peu aux travailleurs des raffineries situées en France.  Songe-t-on alors à en redistribuer une partie aux travailleurs gabonais qui, cette année –là,  sont à l’origine de 46% du profit de Total ? À la décharge des travailleurs des raffineries Total en France, le bilan comptable qu’ils peuvent consulter ne fait nulle mention de salaires versés au Gabon. Seuls les achats de pétrole comme matière première le sont. Ces procédures comptables où ce que produit la filiale est inscrit comme  achat de matière empêchent toute prise de conscience internationaliste. Le bilan comptable d’une raffinerie de Total-France ou celui de Nike ne met en opposition que des revenus du capital et des revenus de travailleurs en France. Comme le bilan d’une entreprise capitaliste ordinaire ne met en évidence qu’une distribution antagonique de revenus entre capitalistes et travailleurs directs et ignore les femmes au foyer qui ont produit la force de travail. L’histoire ne les connaît pas. Le partage national des rentes ignore les producteurs directs.  C’est cette réalité sur laquelle je voudrais attirer votre attention. Pour faire bref, on ne met souvent l’accent que sur l’antagonisme direct entre patrons et ouvriers et on ignore l’appropriation de valeur, les rentes d’arrière plan. Dans les métropoles, les  pays consommateur ou d’usage de la marchandise, les acteurs impliqués dans le circuit (l’État par les taxes, les capitalistes par les profits, les autres par un surplus du consommateur) s’enrichissent davantage de la colonisation ou de la globalisation, comme dans le patriarcat, les travailleurs avec femme au foyer, s’enrichissent davantage que leurs épouses.
Je voudrais saisir cette occasion pour rendre ici un hommage à ces Français de métropole ou d’Algérie qui, conscients qu’ils étaient indirectement et malgré eux des bénéficiaires du système colonial, n’en ont jamais été dupes et qui, parfois, au risque de leur liberté ou de vie, en ont dénoncé les mécanismes. À ces syndicalistes qui ne sont pas dupes des comptabilités de leur entreprise ou à ces ONG du commerce équitable qui, aujourd’hui, nous disent que dans chaque produit exotique, il y a du travail.
Ahmed HENNI, Économie de l’Algérie coloniale 1830 – 1954
https://www.amazon.fr/%C3%89conomie-lAlg%C3%A9rie-coloniale-1830-1954/dp/1973306174/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1517548410&sr=1-1&keywords=henni+%C3%A9conomie+de+l%27alg%C3%A9rie+coloniale

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)