samedi 20 février 2016

Capitalisme de rente, antagonismes de genre et islamophobie

Capitalisme de rente, antagonismes de genre et islamophobie
par Ahmed Henni

L'intensification actuelle, menée par le système médiatique dominant, de visions du monde nourrissant une résurgence discriminatoire, sinon raciste, interpelle. Ce ne sont que répétitions incessantes et insistantes, appuyées par les élites dirigeantes et dominantes, de discours visant un genre particulier d'êtres humains : les musulmans. Plus généralement, la phase actuelle du capitalisme appellerait-elle à la production d'idéologies alimentant davantage les questions de genre que les questions de classe ?
Des forces politiques se sont organisées – l'extrême-droite, mais pas seulement – pour proposer ou mettre en œuvre des politiques de genre et, s'appuyant sur l'idée gramscienne d'hégémonie culturelle, construire une doxa majoritaire hiérarchisant les humains par genres. En quoi, peut-on s'interroger, le capitalisme, ou certains capitalistes, peuvent-ils y trouver leur intérêt ? Je vais montrer que tel est le cas et que la résurgence des questions de genre correspond à la mutation du capitalisme industriel de production matérielle, construit sur l'accumulation de profits, en capitalisme consumériste, construit sur l'accaparement de rentes minières, financières, électroniques, médiatiques… [1]

La réflexion historique sur la façon dont les capitalistes « extraient » davantage que ce qu'ils misent a conduit à distinguer, depuis David Ricardo, deux situations principales : celle, où soumis à une concurrence, les capitalistes tirent un profit du travail d'autrui. Il n'y a pas d'exception individuelle en termes de salaires ou de profits. La distinction entre salariés et capitalistes est fonctionnelle : les uns travaillent et perçoivent un salaire ; les autres les commandent et s'approprient un profit résiduel, une fois tous les frais de la production payés. Ce sont des classes fonctionnelles. L'autre situation est celle où, jouissant d'un monopole, grâce à une protection politique, les capitalistes empochent des rentes supérieures au profit qu'ils auraient engrangé dans une situation de concurrence. Il n'y a pas de règle qui égalise les revenus tant des exploités que des exploiteurs.

Hors les rentes foncières, les premières rentes apparues, à grande échelle, dans le capitalisme occidental ont été les rentes liées à l’exploitation de genre : femmes et enfants, esclaves aux colonies, puis populations colonisées. Ces groupes humains sont politiquement identifiés par leur nature. Les femmes, les esclaves ou les colonisés ne sont pas identifiés par leur fonction servile – un fait politique et social –, mais par leur anatomie, la couleur de peau ou l'ethnie, un fait de nature [2]. Contrairement à deux salariés qui, individuellement, percevraient le même revenu pour le même travail, deux femmes mariées requises pour accomplir les mêmes obligations ne sont pas « traitées » de la même façon par leurs maris respectifs, ni deux esclaves par leur propriétaire, ni deux colonisés par l'occupant. Le système politique va autoriser les dominants à, selon leur gré, appliquer à chaque individu des règles particulières arbitraires construites le plus souvent sur l'exercice d'une violence individualisée (coups, viols, etc. ). Ce type de pratique infériorise individuellement les femmes comme les esclaves ou les colonisés. Il est dès lors légitime de les payer moins ou de les exploiter plus. D'en tirer des rentes.

Si les femmes battues ou violées, les esclaves ou les colonisés ont subi et subissent une violence individualisée, certaines fractions du capitalisme tentent aujourd'hui d'individualiser également les contrats de travail salarié tout en appliquant des méthodes de stress et de violence particulières : convocations surprises, contrôles totalisants, etc. D'une classe bénéficiant des mêmes règles, ils veulent faire un genre inférieur à traiter individuellement selon son propre gré – par consentement mutuel, a-t-on dit, comme pour un mariage ou un divorce. Le but est d'inférioriser les salariés – ils n'ont pas de Rolex – pour en extraire une rente, plus que ne permettrait un système de concurrence.

Au niveau international, c'est le même procédé qui est à l’œuvre : inférioriser des populations et leur faire accepter une extraction indue de rentes. Cette violence bloque l'égalisation internationale des revenus qu'aurait théoriquement provoquée un capitalisme de concurrence.
Certaines fractions du capitalisme ont donc intérêt à revivifier les cultures de genre. Ces nouvelles rentes exigent nationalement et internationalement des violences d’État forçant les individus à payer des intérêts d'emprunt et des redevances de brevets pour tout et rien et s'assurer qu'ils le font effectivement. D'où un usage nouveau des forces de sécurité : expropriations des débiteurs (subprimes) et contrôle des usages individuels des logiciels, films, chansons, médicaments, pesticides et semences brevetés, etc., et, accompagnant la mutation de l'industrie vers ce tertiaire rentier, redoublement des répressions anti-syndicales et anti-ouvrières avec une culture d'infériorisation des ouvriers à l'ancienne, une relégation des femmes dans des travaux infériorisant de petites mains (caissières, hôtesses, etc.), création de catégories infériorisées de « sans-papiers », etc.

L'idéologie qui légitime ces violences pourvoyeuses de rentes s'alimente de considérations sécuritaires construites sur des conflits de genre, telle la guerre au terrorisme islamiste. C'est ainsi qu'une conjonction s'opère entre les intérêts des élites rentières et la résurgence hégémonique de cultures hiérarchiques de genre diffusées répétitivement par un système médiatique aux mains de capitalistes et portées par des mouvements politiques ascendants valorisant les dominants comme genre et infériorisant les dominés comme autre genre.

Ahmed Henni, février 2016.

[1] Voir A. Henni, Le capitalisme de rente - De la société du travail industriel à la société des rentiers, Paris, 2012.
[2] Christine Delphy, Classer, dominer : qui sont les autres, Paris, La Fabrique, 2008.
 

La modernité, victime oubliée



La modernité, victime oubliée
Terrorisme néo-fasciste islamiste, généalogisme et mondialisation capitaliste

par Ahmed Henni



Beaucoup d'historiens et d'analystes considèrent que, dans les années 1930 en France, l'apparition de bandes armées fascistes procède de la logique même du système politique, économique et social. Ces bandes, dit-on, ont pu exprimer un mal-être moral ou matériel dans une civilisation capitaliste dominée par un individualisme et un matérialisme excluants. Elles ont pu avoir, disent certains, des accointances occultes sinon prouvées avec les forces les plus conservatrices et autoritaires du patronat et du capitalisme en général. Le lainier du Nord Eugène Mathon était de ceux-là. Analysant la dynamique nazie en Allemagne, un auteur intitule son livre « Fascisme et grand capital »1.
Plus tard, les défenseurs de l'Empire français et du capitalisme colonial ont aussi utilisé la violence indifférenciée et le massacre de masse. Dans les années 1950, la Main rouge était une organisation qui commettait des meurtres et des attentats contre les indépendantistes, aussi bien en Europe qu'en Afrique du Nord. L'Organisation de l'armée secrète (OAS) – 1960-62 – a été plus violente encore. Les membres de ces organisations se réclamaient pour la plupart d'idéologies national-fascistes. Les indigènes en étaient exclus. Des fractions du capitalisme colonial et métropolitain leur versaient des « cotisations ». Un exemple ordinaire : en Algérie, preuve a été faite que la Compagnie d'exploitation pétrolière a versé à l'OAS, 750.000 AF en décembre 19612.
On dit aussi que, dans les années 1960, en Italie, face au regain de puissance des mouvements sociaux, un réseau d'hommes d'affaires, de militaires et de mafieux, s'activant dans la loge P2, aurait commandité le massacre de la Piazza Fontana (1969). Ce qui a été largement prouvé depuis. Ces violences fascistes armées visant le massacre de masse semblent, depuis les années 1980, avoir disparu en tant que bras armé d'une fraction du capitalisme. Seuls des individus isolés semblent en commettre – le fasciste norvégien Breivik a, en 2011, en une seule fois, assassiné 77 personnes. Le capitalisme majoritaire préfère, quant à sa fraction autoritaire, recourir plutôt aux institutions et laisser se développer nationalement et internationalement des stratégies de masse de « choc et d'effroi »3.
Très curieusement, les massacres de masse commis par les terroristes islamistes ne sont jamais reliés à cette phase du capitalisme. Il y a comme un blocage culturel et intellectuel des élites politico-médiatiques, et une majorité d'universitaires, qui les fait considérer comme des phénomènes étrangers commis par des étrangers mus par une idéologie étrangère même si les services de police estiment, par exemple, que 30% des apprentis terroristes français partis pour le moyen-orient sont des Français dits de « souche », qui se seraient convertis à l'islam. Les auteurs de la violence indifférenciée et des meurtres de masse exercés en France sont nés et ont grandi au cœur même des pays capitalistes développés et s'inspirent d'une idéologie néo-fasciste, même si elle est colorée au nom d'Allah. Ce ne sont ni des Afghans ni des Ouighours mais, généralement, des individus issus des régions où ils commettent leurs crimes.
Olivier Roy voit davantage en eux une « islamisation de la radicalité » que l'inverse4. Mais, contrairement aux jeunes nervis fascistes qu'a connus auparavant la France, ils ne sont pas considérés comme tels. Bien que Français, ils sont considérés comme des étrangers agissant sous l'effet d'une idéologie extérieure – le salafisme islamique. Ils ne sont pas qualifiés de fascistes mais d'islamistes. En proposant en 2015 de les déchoir de leur nationalité française, les élites dirigeantes socialistes du moment contribuent ainsi à « accréditer le préjugé xénophobe selon lequel nos malheurs viendraient de la part étrangère de notre peuple », écrit le directeur du journal Médiapart. Il ajoute que cette attitude des élites dirigeantes consiste en réalité à « convoquer un imaginaire d’exclusion, de tri et de sélection, où xénophobie et racisme s’entretiennent et s’épanouissent autour du bouc émissaire principal de notre époque, le musulman, de croyance, de culture ou d’origine. » L'éditorialiste en conclut que « le pouvoir sème le poison de la purification nationale »5.
Le sociologue américain, Howard Becker, avait montré, en 1963 dans un livre intitulé Outsiders6, que certains individus, qu'il préfère appeler déviants au lieu de délinquants, sont considérés comme étrangers à la société, qu'ils considèrent eux-mêmes en retour comme étrangère à eux. Il montre qu'il se produit une interaction réciproque entre la société et l'individu par laquelle, aujourd'hui par exemple, un individu étiqueté comme islamiste, considéré comme nécessairement déviant, va, de ce fait, lui-même se considérer comme tel. Il peut ainsi, au nom d'intérêts étrangers à lui-même, agir, s'engager dans une ligne d'action anti-sociale. La rationalité voudrait que cet individu optimise ses intérêts par une intégration sociale plus poussée, or il fait le contraire et considère la société comme étrangère à lui. Celle-ci l'encourage elle-même. L’État, qui devrait être intégrateur, initie des mesures de déchéance de nationalité visant les bi-nationaux, que tout le monde comprend d' « origine musulmane ». Les élites dirigeantes elles-mêmes ne conçoivent donc ces déviants que comme des étrangers par nature.
Le haut-fonctionnaire qu'a été Jean-Marie Delarue7 explique en 2015 cette déviance en écrivant que, « depuis trop d’années, les politiques sociales des quartiers populaires ont été affaiblies, limitées principalement au « béton » depuis 2003. Leur recul a conduit de manière certaine aux émeutes de 2005, lesquelles, précisément, avaient conduit à la déclaration d’état d’urgence, du 8 novembre 2005 au 4 janvier 2006. Il faut être aveugle pour ne voir aucun lien entre [cet état d'urgence et celui de 2015]». « Qu’on le veuille ou non, écrit-il, une bonne part de la population d’origine arabe, mais évidemment française, de notre pays se sent victime de discriminations sociales, que la réalité de tous les jours de l’emploi, de l’habitat et des services publics alimente ». Le sentiment d'étrangeté réciproque qui anime la société et ces déviants conduit à l'expression d'une violence souvent meurtrière. D'un côté des tueries de masse criminelles inexcusables et de l'autre des appels au meurtre des musulmans comme à Ajaccio en décembre 2015. «Il faut les tuer!» ont crié des manifestants8. Ce slogan résonne étrangement en écho dans cette histoire tumultueuse de la France et des musulmans. « Exterminons les Arabes ! » proclamait-on déjà en 1830 pour conquérir l'Algérie9. Cette persistance historique montre que le sentiment d'étrangeté réciproque qui produit la déviance s'accompagne souvent d'un silence pesant des élites dirigeantes entretenant un unanimisme de la méconnaissance. Analysant les origines de la tyrannie, Pierre Legendre écrivait en 1985 que « Les accès meurtriers d'une folie sociale ne sont possibles qu'à partir d'un discours totalisant, qui par enchaînements logiques exclu et fait disparaître ce qui décolle du Tout»10 . Face à cet unanimisme totalisant, qui pourrait renvoyer à des volontés castratrices de toute dissonance, des intellectuels écrivent  en 2015 : « La France [a] bien une sorte d’effort intérieur (djihad) à mener d’abord en son jardin. »11

Le romantisme comme méthode d'analyse

On commet d'ailleurs une méprise sur le salafisme en le présentant comme mû par une nostalgie des temps anciens, un romantisme. Or, les terroristes veulent agir ici et maintenant pour supprimer ceux qu'ils prennent pour responsables de leur mal-être. Cela ne les empêche pas, comme l'avait fait, pour ne citer qu'un exemple, Mussolini en Italie, de cultiver la nostalgie de l'Empire, ou, comme l'ont proposé certains nazis, d'entreprendre une revivification d'un âge d'or associé à des cultes pré-chrétiens. Or, précisément, dans de nombreuses publications, les auteurs inclinent à adopter une démarche romantique qui n'aide en rien à expliquer le terrorisme d'ici et maintenant. Cette vision n'explique les actes terroristes que par l'idée d'un retour à un âge d'or – salafisme. Or, lorsque Mussolini, par exemple, invoque le même âge d'or pour Rome, c'est pour aller massacrer les Éthiopiens pour les soumettre. Dans un discours de 1936, il déclare que « l'Italie possède enfin son empire.(..) C'est là la tradition de Rome. »12 Ce romantisme est mobilisateur. Les adeptes des sociétés organiques l'utilisent pour fusionner des forces sociales autour de la nostalgie des âges d'or et des idées de grandeur passées du peuple, de la nation ou des croyances. Il n'est qu'idéologie et n'explique rien puisque commun aussi bien à des croisés qu'à des conquérants musulmans, à des fascistes italiens qu'à des patriotes russes ou des faucons américains.
Le romantisme a souvent imprégné la culture révolutionnaire, sinon républicaine, en France. Relevons contradictoirement que ce romantisme révolutionnaire s'abreuve souvent de sang. Des nostalgiques de 1789 – un autre âge d'or pour certains – pencheraient plutôt du côté de Robespierre et de la Terreur. Les soldats de l'an II de Victor Hugo ne sont pas des enfants de chœur. Le tableau iconique de Delacroix (La Liberté guidant le peuple, 1830), convoqué pour dénoncer les actes terroristes, montre la Liberté avançant en enjambant des cadavres. Bref, les enfants d'ascendance musulmane ou non passés par les écoles françaises n'échappent pas à cette association romantique des moments de grandeur, de gloire et de sang.
Aujourd'hui, face au sang versé, c'est l'islam qui est devenu le fétiche et qu'on agite comme un chiffon rouge. Or, toutes les religions monothéistes sont missionnaires et ont appelé ou appellent à liquider les mécréants et les hérétiques. Arnaud Amaury, abbé de Poblet, de Grand Selve, puis de Cîteaux (1200-1212), archevêque de Narbonne (1212-1225), chargé de réprimer l'hérésie cathare durant la Croisade des Albigeois, résume bien la culture hiérarchique des croyants monothéistes passés ou présents. Lors du sac de Béziers, il aurait dit à des soldats qui l'interrogeaient comment distinguer les bons fidèles des hérétiques : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens. » On attribue au théologien musulman Malik (711-795), fondateur du rite majoritaire au Maghreb et en Afrique, le principe de la légitimité de l'extermination, pour le salut de la communauté, du tiers d'une population. On n'en finirait pas de citer les leaders religieux chrétiens, musulmans ou juifs qui ont appelé à une épuration religieuse. La Bible raconte que lorsque « Moïse vit que le peuple était livré au désordre, et qu'Aaron l'avait laissé dans ce désordre, exposé à l'opprobre parmi ses ennemis. Moïse se plaça à la porte du camp et dit: À moi ceux qui sont pour l'Éternel (Exode 32,25). Moïse appelle alors à la liquidation des hors-la-Loi. Et, précisément, Moïse d'ordonner:... « que chacun tue son frère, son parent » (Ex 32,27).
Ce ne sont pas ces textes et citations qui expliquent les actes criminels d'épuration commis aujourd'hui. Ils sont utilisés comme mode de légitimation de leurs actes par des éradicateurs actuels bien engagés, eux, dans des tensions, antagonismes et conflits contemporains ayant trait à des styles de vie différents, des intérêts opposés, des situations politiques et sociales inégalitaires, etc.
Que ce soit en Serbie, en Israël ou en Syrie, les textes religieux ne servent que de caution à la liquidation des indésirables. Ils n'expliquent rien. Exemple : En 1958, face à une rébellion anti-monarchique dans le massif marocain du Rif, le futur roi Hassan II dirige, une opération de « pacification » , considérée davantage comme une succession de massacres indifférenciés qu'une réduction de combattants rebelles. Les ulémas marocains légitimeront cette impitoyable répression par le recours à l'imam Malik. En 1994, le président serbe Milosevic se félicite du « succès de l'épuration ethnique » et déclare :"Sur le territoire de la République serbe, il est difficile de trouver un seul Musulman »13. Comme le montre Ilan Pappé (Université d’Exeter (Angleterre)), auteur d'un livre sur Le Nettoyage ethnique de la Palestine (2007)14, les colons d'extrême droite israéliens appellent quotidiennement à une épuration ethnique. En 2014, pour se tailler un califat, l'auto-proclamé Imam-Roi de l'Organisation de l’État islamique, néo-führer purificateur, ordonne l'extermination des « mécréants ».
Ces exemples montrent que les idéologies religieuses n'expliquent pas la poursuite de ces buts terre à terre (défense du pouvoir et des hiérarchies inégalitaires, conquête de territoires, etc.) mais sont utilisées par les différents acteurs pour justifier et légitimer leurs forfaits par des motifs sacrés qui transcendent les hommes et ne peuvent prêter à discussion. Le plus navrant est que les analystes et, souvent, universitaires, relayent ces discours, prennent les livres religieux pour des manuels de sociologie et les théologiens pour d'éminents scientifiques en matière de sciences sociales et historiques. Ne les voit-on pas parader dans les émissions de télévision pour répandre davantage de méconnaissance que de connaissance ? C'est ainsi que l'on tue la modernité.
C'est, d'ailleurs, celle-ci qui est en jeu, prise en étau entre, d'un côté, un système médiatique valorisant l'anti-modernité de discours républicains purificateurs et, d'un autre côté, les offensives idéologiques anti-modernes des islamistes. Or, une large fraction de la pensée politique musulmane ne se nourrit depuis le 12ème siècle environ que de platonicisme. L'islamisme politique actuel s'inscrit dans cette vision d'un monde transcendé par l'Imam-Roi et gouverné par les principes imaginés par Platon dans sa République. Le fascisme européen a puisé à la même source. C'est en cela que si, formellement l'ajout d'Allah fait une différence, les visions sont les mêmes et ont une profonde parenté programmatique que seuls des racialistes peuvent nier. La pensée politique musulmane majoritaire n'a pas encore fait son aggiornamento aristotélicien. C'est en cela qu'elle se sent acculée par l'occidentalisation marchande, consumériste et inégalitaire des sociétés musulmanes qui porte avec elle l'individualisme et le surgissement de Sujets historiques quand les islamistes voudraient des fidèles.
Le terrorisme islamiste n'est que l'expression des soubresauts de ce que j'appelle une phase agonisante de certains islams. Les sociétés musulmanes souhaitent majoritairement s’occidentaliser tout en conservant, certes, une certaine tradition spirituelle. Or, au lieu de leur proposer un individualisme libéral et marchand, même inégalitaire, porteur de laïcité et de droits de la personne, l'islamisme politique les appelle à un communautarisme organique faisant d'eux plus des fidèles d'une Église que des Sujets historiques. C'est pourquoi dans le jeu d'élections plus ou moins libres, les partis islamistes ne sont pas, en général, majoritaires en voix. Les électeurs, dans les pays d'islam, expriment ainsi qu'ils veulent être citoyens avant d'être les fidèles d'une Église habillée en parti politique.
Le point de départ du terrorisme islamiste actuel est la légitimation par l'Imam-Roi Khomeyni du meurtre comme arme géo-politique. En édictant le 14 février 1989 une fatwa ordonnant d'assassiner Salman Rushdie, il réédite la pratique du Vieux de la Montagne, chef de la secte de ceux que nous appelons les Assassins, et traite ainsi les musulmans du monde entier en soldats à ses ordres. Il s'inscrit simultanément hors d'un territoire et d'une nation, définissant le monde entier comme champ d'action, suivant inconsciemment en cela les pratiques mondialistes nouvelles qu'initie le capitalisme au même moment. Depuis, le terrorisme islamiste s'est amplifié sous la conduite d'imams-rois de moindre envergure et continue d'engendrer d'épouvantables guerres et violences. Avant de s'effacer, le fascisme européen l'avait fait. Le terrorisme islamiste connaîtra le même destin. Tout s'effacera devant l'occidentalisation portée par le marché et à laquelle aspirent les peuples musulmans. D'ailleurs, étant un islamisme de marché, l'islamisme politique creuse sa propre tombe.


Le terrorisme islamiste européen est un néo-fascisme

Les terroristes issus de pays européens, convertis ou d'ascendance musulmane, pensent comme de jeunes fascistes européens, animés que ceux-ci étaient, selon les termes de Zeev Sternhell, d'une « aversion pour une civilisation individualiste et bassement matérialiste »15. Plus éclairant encore, cet auteur restitue les débuts d'un mouvement parallèle de croyants autour de la revue Esprit, animée par Emmanuel Mounier, et qui cherche à conjuguer autoritarisme, anti-matérialisme, et renouveau spirituel catholique. Alexandre Marc, écrivant dans la revue, est béat d'admiration vis-à-vis des jeunes nazis allemands : « Devenir national-socialiste, c'était, pour un jeune Allemand, faire preuve d'indépendance par rapport au désordre établi. C'était condamner un monde sans grandeur livré aux lâches compromissions du libéralisme et à la tentation matérialiste. C'était affirmer hautement les vertus d'une discipline librement acceptée dans un monde corrompu et dégénéré. Les jeunes national-socialistes étaient mus par un besoin sincère de grandeur spirituelle (..) ils voyaient dans une organisation militaire la possibilité d'une exaltation héroïque et d'une éducation collective. »16 C'est cette même idéologie à laquelle les islamistes néo-fascistes ont simplement ajouté Allah.
D'une manière générale, l'islamisme politique, même dans sa version parlementariste, se situe à droite. Il propage une idéologie conservatrice et libérale, favorable aux intérêts capitalistes qui, pour certains, en financent l'organisation. Relayant historiquement les fascismes occidentaux, il est fondamentalement hostile à la démocratie de type libéral. Sa devise pourrait être Religion, ordre, autorité et morale, communauté. Comme les fascistes, il dénonce la « pourriture » et la « décadence » des mœurs. Il professe une idéologie, réfractaire au pluralisme, remettant en cause l'individualisme, non des fortunes et de la propriété, mais des opinions et des mœurs. Il préconise une société organique de la communauté des fidèles, offrant une perspective intégrative à ceux qui se sentent exclus, et, parfois, au nom de la morale, dénonce les formes les plus criantes de l'injustice sociale. À part l'ajout d'Allah, c'est une copie conforme des fascismes historiques européens.
« Nous nous trouvons, dit Roland Gori, confrontés à deux sortes de « fascismes » : celui du système technico-financier et celui des « théofascismes ». Comme la nuit et le jour, ces deux fascismes s’engendrent l’un l’autre. Bourdieu en avait eu l’intuition dès 1995 lorsqu’il mettait en garde contre l’émergence d’une violence terroriste, à travers l’irrationalisme du désespoir, et, aujourd’hui, la « tribalisation » d’un monde 
globalisé »17.
Lorsqu'il se convertit à la violence armée, l'islamiste « théo-fasciste » ne la dirige jamais contre les intérêts capitalistes ou les patrons. Outre les victimes indifférenciées qu'il massacre, le terrorisme islamiste nourrit de ce fait même une répression qui étouffe toute expression libérale et toute contestation sociale. Là où il se manifeste apparaissent les autoritarismes et les dictatures. C'est un allié objectif des régimes politiques en place et des intérêts capitalistes qu'il n'attaque pas. Les peuples, ainsi neutralisés, au lieu de songer à défendre ou conquérir de nouveaux acquis sociaux, sont embrigadés dans d'interminables croisades religieuses qui durent depuis 2001 et dont on ne voit pas la fin. Pendant ce temps, le capitalisme se porte de mieux en mieux.
Or, les jeunes terroristes islamistes français ne sont pas considérés comme des fascistes français mais comme des éléments venus d'ailleurs. Il pourrait y avoir là une part de cécité. Mais pas seulement. La vision qu'on a d'eux diffère de celle qu'on a eu pour la bande à Bonnot ou Action directe. Est-ce du aux mutations économiques et sociales qu'à connues la société française depuis les années 1980 et qui font voir le monde autrement ? Est-ce du à la différence entre une société industrielle capable d'absorber les chocs de ses déviants et la nouvelle société consumériste et rentière qui ne recherche que la sécurité de sa jouissance ?
Certes, il manque aux jeunes terroristes français actuels le culte de la patrie. Mais le capitalisme mondialisé actuel cultive-t-il encore le culte de la patrie quand une grande partie des jeunes occidentaux se voudraient plutôt Américains ? Ne pas qualifier les terroristes de fascistes mais d'islamistes les transforment ipso facto en étrangers. On occulte ainsi les liens qui peuvent exister entre terrorisme islamiste et mondialisation consumériste en circonscrivant le terrorisme à un conflit religieux ou de « civilisation ». L'islam est en cause, pas un capitalisme « désastreux » qui, outre l'exclusion, abrite des actions institutionnelles de choc et d'effroi et des réseaux en liaison avec les terroristes islamistes. Il suffit de renvoyer le terrorisme islamiste à une généalogie étrangère pour prétendre l'avoir expliqué tout en taisant ou occultant ses liens avec ce qui fait le monde d’ici et maintenant. On apprend qu'un trafiquant d'armes d'extrême-droite français aurait vendu les armes aux auteurs des massacres de janvier 2015. Une connexion qui ne laisse pas de surprendre les « racialistes » qui, eux, voudraient créer une frontière étanche entre des islamistes « bronzés » et des fascistes ou affairistes « blancs ». L'approche généalogiste et « racialiste » du terrorisme absout toute explication alternative qui mettrait en cause le fonctionnement même du système économique et social mondialisé actuel.
Il n'est pas nouveau que même des esprits illustres se contentent de répéter ou d'adhérer aux visions dominantes, souvent tronquées. En octobre 1968, après l'intervention militaire soviétique à Prague, Aragon, face à certains aveuglements, a utilisé en son temps l'expression « Biafra de l'esprit ». S'étonnera-t-on donc que des esprits civilisés, cultivés que des esthètes aussi brillants que lui aient pu répéter la propagande stalinienne sans mot dire, ou que von Karajan, chef d'orchestre prestigieux, ait pu adhérer au parti nazi ?18 C'est comme cela que des visions tronquées deviennent hégémoniques et qu'on les propage comme on dit machinalement bonjour.

Réactualisation du généalogisme comme mode d'explication et de gouvernance

Dans la mise en place en France des méthodes d'analyse sociale, la modernité fait son entrée avec les travaux de l'école physiocratique et ceux, notamment, du docteur François Quesnay. Dans son Tableau économique de la France (1758), il rompt avec la tradition généalogique. Il inaugure un nouveau système de classification qui ne rattache plus les individus à une succession naturaliste, biologique et parentale mais les identifie à une fonction sociale (économique ou politique). Chacun d'entre eux appartient à une classe d'humains selon qu'il soit producteur paysan, artisan, fermier ou souverain. Quesnay inaugure une tradition qui libère l'Histoire de son côté naturaliste et plus ou moins incestueux rattachant chacun à une lignée de parents seulement en leur attribuant des parcours glorieux. Dorénavant, l'individu s'appartient. Son destin n'est plus conditionné par une lignée généalogique mais par son activité économique, sociale ou politique propre. Ce sera le credo de la modernité.
Cependant, les tenants de la classification généalogiste naturaliste ne désarment pas pour autant. Depuis lors, nous aurons donc en France deux courants qui alternativement occuperont le devant de la scène : d'un côté un ensemble d'auteurs reproduisant inlassablement des visions et des analyses généalogistes naturalistes, fondatrices des conservatismes et des nationalismes, et, d'un autre côté, un mouvement moderniste, souvent porté par des courants dits de « gauche », qui affirme, après Kant, la nécessité de libérer l'individu de la domination de toute instance tierce, d'une lignée généalogique par exemple, ou qui le replace dans son utilité sociale (Saint-Simon) sinon sa stricte fonction économique (les bourgeois et les prolétaires). L'Histoire des mouvements d'opinion et d’analyse va ainsi balancer de l'un à l’autre selon les circonstances et la nature des forces dominantes au pouvoir ou dans les médias.
Lorsque, par exemple, sous le Second Empire, face à une Angleterre plus industrielle, les nécessités du développement économique et technique du pays occuperont les esprits et les politiques, ce seront les « modernes » individualistes, industrialistes, qu'ils soient capitalistes ou socialistes, qui porteront les visions dominantes. Mais lorsqu'en 1870 se produit le désastre militaire de Sedan puis l'annexion par l'Allemagne triomphante de l'Alsace-Lorraine, c'est un courant « revanchiste » nationaliste qui occupe le devant et devient même hégémonique. Ce courant remet à l'honneur les visions généalogistes, naturalistes, sinon, racialistes, de l'Histoire. Ce mouvement de balancier semble se reproduire aujourd'hui où, après des Trente glorieuses où même la « droite » devient moderniste avec un président comme Giscard d'Estaing, ce sont les visions nationalistes qui reprennent le dessus avec les transformations socialement régressives du capitalisme depuis les années 1980, assimilées par certains à des défaites face à une puissante Allemagne dominant économiquement l'Europe. S'ajoutant à cela, le terrorisme islamiste, le fait de descendants d'allogènes, vient surdéterminer vision et analyses par un référent généalogiste.
Après la défaite de 1870, la vision nationaliste se déplaça du domaine économique et social au domaine patriotique et militariste. Dans ce climat, l'esprit généalogiste refit surface, marqué à l'approche du 20ème siècle par l'affaire Dreyfus, accusé de trahison parce que d'ascendance juive (1894). L'apparition simultané d'un terrorisme anarchiste (décembre 1911) fut, cependant, traitée différemment19. Son instituteur dira simplement de Jules Bonnot qu'il était "il était paresseux, indiscipliné, insolent". Nul référent généalogique mais une caractérisation criminelle exprimant plus une révolte anti-capitaliste qu'un atavisme naturaliste. Cela ne pesait pas lourd face à l'imprégnation nationaliste-généalogiste qui étendait son hégémonie jusqu'aux élites dirigeantes et aux institutions. Se positionnant à contre-courant, Jaurès fut assassiné (juillet 1914) et les crédits de guerre votés haut la main.
Les visions généalogistes, en honneur hier et aujourd'hui, marient le culte des lignées et le culte des morts. C'est ainsi que des initiatives privées furent à l’origine de l'érection de monuments aux morts (900 environ entre 1870 et 1914), inaugurées lors de fêtes mémorielles20, devenues banales aujourd'hui où le système médiatique n'a pour informations nouvelles à transmettre que la commémoration des événements passés. L'école de la République utilisait les célèbres manuels d'Ernest Lavisse véhiculant l’image naturaliste d’une France éternelle à qui l'on doit un amour absolu. Lavisse écrit en 1912 : « En défen­dant la France, nous défendons la terre où nous sommes nés, la plus belle et la plus généreuse du monde. En défendant la France, nous nous conduisons comme de bons fils. Nous remplissons un devoir envers nos pères, qui se sont donné tant de mal depuis des siècles pour créer notre patrie. »21 Pierre Nora qui cite ce passage ajoute que le maître à penser de Lavisse n'était autre que Michelet qui en 1846, déjà, écrivait dans Le Peuple: « Le jour où se souvenant qu’elle fut et qu’elle doit être le salut du genre humain, la France s’entourera de ses enfants et leur enseignera la France comme foi et religion, elle se retrouvera vivante et solide comme le globe. »
Ce modèle, centré autour de l'idée d'une filiation naturelle entre les citoyens, réactualise la vision qui existait dans l'ancienne Rome. Celle-ci, écrit Françoise Thelamon, se pensait « plus comme une cité de parents que comme une cité de frères22». Or, en adoptant pour devise la liberté, l'égalité et la fraternité, les fondateurs de la République française avaient voulu marquer, face à l'aristocratie de sang bleu, que la France n'est pas une société de parents inégaux mais en une société de frères, libres et égaux. Ils substituaient ainsi l'idée citoyenne du semblable à l'idée naturaliste du même. La modernité fait advenir l'individu créateur en lieu et place de l'individu seulement procréateur.
Le patriotisme revanchard est, lui, fondé sur des généalogies naturalistes qui doivent assurer religieusement la fusion des individus dans un seul Corps, physiquement et idéologiquement. Mais cette répétition liturgique des souvenirs du passé repose aussi sur la peur et la méfiance de l'étranger, aujourd’hui de l'individu d'ascendance allogène. Ce que ne manquent pas d'exploiter les politiques. Paul Déroulède avait fondé en 1882 une Ligue des patriotes, ancêtre des partis nationalistes, et qui va soutenir la campagne populiste du général Boulanger. La Ligue appelle au militarisme et au patriotisme, bientôt suivis d'un anti-parlementarisme antisémite et xénophobe.
On sait que cet appel à la renaissance d'une grandeur perdue a conduit à entreprendre une série de conquêtes coloniales, en compensation a-t-on dit à la perte de l'Alsace-Lorraine. Ce réflexe renaît aujourd'hui où l'impuissance dans la mondialisation a conduit à montrer sa grandeur face aux bandes armées du Mali par exemple.
Aujourd'hui encore, le modèle généalogique et le recours à la filiation naturelle des citoyens à leur terre (Français de souche), s'est d'abord inscrit dans des visions par en bas : mode des recherches généalogiques familiales, valorisation des terroirs, identification aux équipes sportives nationales, etc. Il s'est ensuite propagé dans les pratiques institutionnelles dont la plus récente – la déchéance de nationalité pour les bi-nationaux – vient du sommet de l’État. On a aussi habitué la population à certaines pratiques associant dans les esprits criminalité et liens de parenté (parents de criminels convoqués par la justice – épouse, époux, frères et sœurs, etc.) comme on a pris l'habitude de faire croire que le président de la République qui s'auto-proclame « père de la Nation » défendrait tout Français, même assassin, arrêté à l'étranger. Écrivant sur la pratique romaine, Francoise Thelamon estime que :« Le recours au modèle de parenté place d'emblée la relation qui doit s'en inspirer au sommet d'une hiérarchie des devoirs, et dans une sphère où l'ordre social se confond avec un ordre « naturel »23 . Aujourd'hui les descendants d'allogènes en seraient exclus. Mieux : elle cite un exemple où, pour Cicéron, celui qui, n'étant pas lié par le sang mais seulement par la coutume ou le droit, viole cette pseudo-filiation devient « un portentum, un être hors norme, qui doit être expulsé loin de toute société humaine, tout comme les monstres biologiques (androgynes, etc.) ou sociaux (parricides) ».
Tel est le cas des jeunes terroristes islamistes français. On considère qu'ils n'ont pas pour Tout majuscule la société française, mais une généalogie étrangère. Cependant, même si cela était, cette généalogie s'inscrit, comme la société française, dans un monde nouveau, celui du capitalisme mondialisé qui devient le Tout majuscule d'aujourd'hui. Hier, le capitalisme industriel se voulait compatible avec la Nation. Aujourd'hui, au moment même où le gouvernement français inaugure une dispute sur la déchéance de nationalité, on apprend, écrit le journal Le Monde24, que « l’année 2015 restera dans les annales comme celle où trois groupes du CAC 40 – Lafarge, Alstom et Alcatel-Lucent – seront passés sous contrôle étranger », et de conclure : « Une première dans l’histoire du capitalisme français ».
De gré ou de force, la mondialisation consumériste actuelle dissoudra les identitarismes aussi bien nationaux que religieux. C'est elle qui fascine les peuples, progresse et s'universalise. Voyez les transformations de style de vie en Chine ou dans les pays musulmans. Cela n'ira pas sans inégalités et injustices ni soubresauts guerriers et terroristes, ni phases barbares peut-être. Dans cette marche vers l'hégémonie mondiale consumériste, ce capitalisme laissera de nombreuses victimes. La plus oubliée, peut être, sera la modernité.

Janvier 2016

Ahmed Henni est l'auteur de

* Fin de la modernité ? Une mutation capitaliste : le retour des sociétés de statut et de rente, Les Temps Modernes, 2006/6 (n° 640)
http://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2006-6-page-190.htm
* Le Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme, Non Lieu, 2007
* Le capitalisme de rente - De la société du travail industriel à la société des rentiers, L'Harmattan, 2012
1Daniel Guérin, Fascisme et grand capital. Italie-Allemagne, Éditions de la révolution prolétarienne, 1936
2 Voir Olivier Dard, Au cœur de l'OAS, Librairie Académique Perrin, 2005
3 Naomi Klein, La Stratégie du choc : Montée d'un capitalisme du désastre, 2008, tr. fr. 2010 Actes Sud
4 in Le djihadisme, une révolte générationnelle et nihiliste, Le Monde, 24 novembre 2015
5 Edwy Plenel, Médiapart, 24 décembre 2015
6 tr. fr., 1985, Éditions Métaillé, 2012
7 Contrôleur général des lieux de privation de liberté de 2008 à 2014 puis président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité de 2014 à 2015, dans une tribune dans le journal Le Monde, 22 décembre 2015
8 http://www.slate.fr/story/111947/ajaccio-les-slogans-anti-musulmans-atteignent-des-sommets-de-haine
9 in L’Afrique française de Pierre Christian , Éditions A. Barbier, 1846, p. 126
10 Leçons IV. L'Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Fayard, 1985 p. 130
11 Vacarme,17 décembre 2015
12 Œuvres et discours, Flammarion, t. XI. 1938
13 Cité par le journal Le monde, 4 octobre 2010
14 Tr. fr., Fayard, 2008
15Ni droite ni gauche, l'idéologie fasciste en France, Éditions du Seuil, 1983, p. 304
16Esprit, 1er février 1933, cité par Sternhell, op. cit., p. 307
17 http://colblog.blog.lemonde.fr/2015/09/13/roland-gori-lindividu-ingouvernable/
18 Le chef d'orchestre avait adhéré dès le 8 avril 1933 au Parti nazi (NSDAP) avec la carte numéro 1.607.525 comme le démontre l'historien autrichien Oliver Rathkolb http://www.wukali.com/le-nazisme-et-les-musiciens-h-von-karajan-w-furtwangler-r-strauss
19 Voir les extraits de presse dans Pierre-Robert Leclercq, Bonnot et la fin d'une époque, Les Belles Lettres, avril 2012
20 Laurence Turetti, Quand la France pleurait l’Alsace-Lorraine (1870-1914 : Les "provinces perdues" aux sources du patriotisme républicain), La Nuée Bleue, 2008
21 Cité par Pierre Nora, Ernest Lavisse. Son rôle dans la formation du sentiment national, Revue historique, juillet–septembre 1962
22 Françoise Thelamon, Aux sources de la puissance : sociabilité et parenté, Presses Universitaires de Rouen, 1989, p. 41
23 Ibid.
24 25 décembre 2015

Vers un capitalisme de patriciens rentiers et de plébéiens assistés ?

Texte d'une conférence de présentation de mon livre sur Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers.
 Vers un capitalisme de patriciens rentiers et de plébéiens assistés ?
Ce que j'appelle  « capitalisme de rente » l'est par opposition au capitalisme d'industrie. Celui-ci, tel que défini  « canoniquement »  au XIXe siècle, notamment par Karl Marx, caractérisait une société où s'activaient, dans des entreprises, des « bourgeois » , propriétaires des moyens de production, et des salariés soumis, par ces capitalistes, au régime du travail commandé. Dans cette configuration, chacun d'entre eux aspirait à réaliser un devenir individuel plus libre ou le hissant socialement plus haut. De ceci pouvaient naître des antagonismes les opposant directement les uns aux autres.
La réalisation de ce devenir individuel se devait d'être faite par soi-même sans rien devoir à une personne ou une instance extérieure à soi. C'est la modernité de Kant accompagnant le capitalisme d'industrie. Si le travailleur était, de ce fait, fier de gagner sa vie par son seul travail, le capitaliste moderne aura, contrairement aux patriciens romains et comme le soulignera Max Weber, une éthique caractérisée par  « une aversion pour le capitalisme illégal, politique, colonial, prédateur, monopolistique, en quête de faveurs princières ou humaines » . Travailleurs et capitalistes sont, dans cette phase  « canonique » , des modernes animés d'une vive hostilité aux rentiers, c'est à dire à ceux qui, sans produire ou travailler, vivent d'une domination politique ou juridique (la propriété, les statuts), religieuse ou théologique  ( les aristocraties, les clergés, les lettrés ), garanties militairement par des bureaucraties.
Or, dans le dernier tiers du XXe siècle, sont apparus deux phénomènes qui ont conduit, dans les pays industriels, à la relégation progressive de cette configuration.
Ce fut tout d'abord l'électronique qui, dès les années 1970, modifia, progressivement, les modes de faire valoir du capital. Elle substitua au cycle production-consommation-destruction du capitalisme industriel, un nouveau cycle de valorisation, lié à l'usage, et tirant profit de procédés de duplication à l'infini d'œuvres que la consommation ne détruisait pas.
Le deuxième phénomène est monétaire. Le 15 août 1971, le président des États-Unis d'Amérique proclame un état d'exception monétaire – qui dure encore. Jusqu'à cette date, le gouvernement américain était tenu de convertir, en or et à la demande, les dollars que lui présentaient les gouvernements étrangers signataires des accords de Bretton-Woods  ( 1944 ). Pour ce faire, les États-Unis se devaient traditionnellement d'éviter que les gouvernements étrangers aient des dollars inutilisés. En revenant acheter des produits américains, ces dollars trouvaient un usage plus conforme aux intérêts des États-Unis. Ils rentraient au pays, assuraient la vente à l'étranger de produits américains et allaient garnir les caisses des entreprises exportatrices. Plus ils exportaient, plus les États-Unis évitaient que des gouvernements étrangers ne soient en possession de dollars inutilisés et qu'ils pourraient demander à convertir en or.
Les problèmes rencontrés par les États-Unis dans les années 1960  ( guerre du Vietnam, crise des rapports sociaux dans l'industrie notamment )  ont fait que leurs entreprises n'ont pu, par des exportations, absorber la totalité des dollars se trouvant à l'étranger. Mieux, des gouvernements étrangers, dont la France, ont demandé à convertir leurs dollars en or. Face à cette hémorragie de leur métal précieux, les États-Unis ont alors décidé, le 15 août 1971, de ne plus convertir en or les dollars détenus par l'étranger. Ils découvrirent alors, avec bonheur et surprise, que, malgré cela, les étrangers continuaient d'accepter des dollars inconvertibles en or. Contre ce papier, les étrangers fournissaient même les produits dont avaient besoin les États-Unis. Il suffisait, depuis lors, d'imprimer du papier – des dollars – pour se procurer les produits du travail d'autrui. Une situation rentière exceptionnelle se mettait en place dont l'électronisation de la monnaie allait démultiplier les effets.
Ces rentes électroniques et monétaires sont, depuis les années 1980, devenues les principales sources de la capture de richesse dans les pays capitalistes développés, reléguant l'industrie au second plan. C'est ce que j'appelle  « capitalisme de rente » , générateur d'une société de rentes, où la compétition sociale ne s'opère plus comme dans le capitalisme d'industrie et se substitue à la lutte de classes. Elle vise davantage le partage des rentes capturées sur le monde et conduit même à mettre la modernité en échec. Le « se faire soi-même » disparaît que remplace un « plus pour moi au détriment d'autrui ». Travailler et faire advenir l'Humain cède la place à l'égoïsme narcissique.
Ce capitalisme rentier s'appuie aujourd'hui sur les règles fondamentales suivantes : 
1. La mise au jour de nouveaux modes de capture de la richesse :
a. L'usage de la duplication électronique infinie du même produit en lieu et place de sa production renouvellée et de sa consommation destructive et, par conséquent, la génération de rentes permise par la production d'un seul exemplaire du produit d'origine, à l'instar de la terre qui, toujours la même, produit de multiples récoltes.
b. Ces rentes, de même nature qu'une rente foncière ou minière, exigent de nouvelles formes de propriété juridique  ( brevets )  protégées, non seulement sur le territoire national comme l'est la propriété foncière, mais dans le monde entier.
c. Cette protection mondiale de l'usage des produits électroniques (puis, après, pharmaceutiques, agronomiques, culturels, etc.) exige la projection à l'échelle planétaire d'une souveraineté  ( militaire, juridique et monétaire )  apte à faire respecter les mêmes règlements d'usage (le plus pauvre des habitants de la planète, où qu'il soit, même perdu au fond de la brousse, doit payer l'usage de Windows autant que le plus riche). La capacité militaire de projection à l'échelle planétaire peut, seule, permettre cela et garantir, conséquemment, le rapatriement des redevances de brevets et des profits d'usage. La souveraineté prend le pas sur la propriété des moyens de production comme source de capture de richesse.
d. Facilitée par la disparition concomitante du mode soviétique industriel, l'apparition d'une telle souveraineté, exerçant son hégémonie sur le monde, a conduit à l'épanouissement d'une économie rentière de brevets et à l'exercice sans partage d'un seigneuriage monétaire permettant de créer autant de monnaie que de besoin, de l'imposer aux autres, et de jouir de rentes monétaires sans précédent dans l'histoire humaine, rentes devenues source d'acquisition de produits industriels fabriqués par de lointains ilotes et source d'enrichissement miraculeux par la spéculation financière.
e. La sécurité ainsi acquise de la circulation des marchandises et des monnaies a permis de déléguer à autrui les antagonismes directs de production industrielle  ( des États-Unis vers la Chine par exemple ) . Le capitalisme qui prend forme aujourd'hui dans les pays d'ancienne industrie tend à esquiver systématiquement l'antagonisme direct de production, préférant s'orienter vers les secteurs rentiers  ( informatique, sons et images, banque et monnaies, pharmacie, agro-alimentaire, etc. )   et se placer, quand il le faut, en amont et aval des segments industriels délégués aux autres.
f.  Ce modèle reprend et adapte l'organisation qu'avait mise au point un des rares secteurs rentiers du capitalisme  « canonique » , l'emblématique secteur pétrolier. Les firmes de production des grands pays d'ancienne industrie ont, depuis une trentaine d'années, délaissé le mode de la transnationalisation – création de filiales de production en propre dans les pays étrangers – pour adopter le modèle mis au point à la fin du XIXe siècle par John D. Rockefeller avec la création de la Standard Oil  : laisser la production  ( le puits – l'usine aujourd'hui )  à autrui, déléguer à un autre capitaliste  ( chinois, par exemple )  l'antagonisme direct de production et se réserver les segments amont et aval du cycle du produit. La société Nike a été pionnière dans la mise au point de cette configuration rentière.
2. Ce capitalisme s'accompagne d'une transformation de l'État : l'État se désengage de la propriété des moyens de production, ne gère plus des antagonismes directs de production  ( lutte des classes ) . Il se concentre sur le renforcement de sa souveraineté dans le système :  assurer la libre circulation mondiale des flux, imposer sa monnaie et assurer, à travers le système fiscal, des transferts des couches populaires vers les rentiers pour payer notamment les intérêts servis aux détenteurs de dettes publiques. Cet État, loin de s'affaiblir, ne fait que réorienter son action :  de l'économique et du social vers le sécuritaire, le respect des brevets, etc. C'est ce que j'appelle un État délégataire des rentiers  ( financiers, titulaires de brevets, bénéficiaires de la redistribution, etc. ) .
3. Ce système opère une régression sociale : du capitalisme industriel moderne ( au sens de Kant ) vers une configuration de patriciens et de plébéiens, organisée autour des problèmes de redistribution. Les tensions sociales opposent les bénéficiaires de rentes au Souverain et les bénéficiaires entre eux qui, de ce fait, doivent se regrouper, non en classes, mais en corps  (nations, communautés , associations), plus aptes à conférer de la force sociale à des individus qui ne sont engagés dans aucun processus de production. Ce type de capitalisme substitue l'égoïsme à l'individualisme moderne et produit des idéologies du Corps  ( corporatisme, communautarisme, nationalisme, suprémacisme, religions ) . Il produit donc de l'anti-modernité.

Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers, Paris, L'Harmattan, 2012

Mobilisation anti-fasciste ou dévotion populaire ? Oui au blasphème, non au stéréotype

Mobilisation anti-fasciste ou dévotion populaire  ?
Oui au blasphème, non au stéréotype

La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement
Rosa Luxemburg, La Révolution russe, 1918
Éditions marxists.org

Deux fascismes se nourrissent mutuellement  : l'un, violent et immédiat, terroriste et sanguinaire, se réclamant d'une mixture idéologique conjuguant admonition islamique et «  damnés de la terre  », étrangère à la foi  et faite d'injonctions au respect des rituels; l'autre fascisme, rampant et insidieux, écorne, dans les pays développés, les droits et les libertés, surtout celles acquises par la classe ouvrière, et vise à discipliner les protestataires souffrant des dégâts d'un capitalisme mondialisé. «  Nous sommes tous des policiers  », invite à crier le premier ministre français. Ces deux fascismes séduisent, chacun de leur côté, une fraction minoritaire d'une jeunesse boutonneuse, frappée également par l'exclusion et le chômage et prête à en découdre avec un ennemi, défini d'un côté comme un Occident corrompu et exploiteur, et de l'autre, comme un islam obscurantiste et envahissant. Un néo-conservatisme, intellectuellement et médiatiquement à l’œuvre, transfigure cette dynamique politique en conflit moral de valeurs.

Je suis de ceux qui restent attachés à l'analyse que développait en 1850 Engels dans sa Guerre des paysans en Allemagne à propos des troubles liés à la Réforme protestante au XVIème siècle. Dans sa Note préliminaire (1870 puis 1874), il écrit, à propos de l´exposé de Zimmermann dont il s'est inspiré, que si celui-ci «  n'arrive pas à présenter les controverses religieuses et politiques de l´époque comme le reflet des luttes de classes contemporaines, s´il ne voit dans ces luttes que des oppresseurs et des opprimés, des méchants et des bons, et finalement le triomphe des méchants, si sa compréhension des rapports sociaux qui déterminèrent aussi bien l'explosion que l'issue de la lutte est tout à fait déficiente, la faute en est à l'époque où ce livre parut  ». Je dirais, de la même manière, que la vision actuelle des conflits sociaux se moule majoritairement dans le discours néo-conservateur développé depuis les années 1980 et devenu, depuis, idéologie dominante du capitalisme mondialisé.

Engels ajoute  : «  Les théories politiques et religieuses de l´époque n'étaient pas des causes, mais des résultats du degré de développement auquel étaient arrivés (..) l'agriculture, l´industrie, les voies de communication, le commerce des marchandises et de l'argent  ». Mais, dit-il, «  ce qui distingue la bourgeoisie de toutes les classes qui régnèrent jadis, c´est cette particularité que, dans son développement, il y a un tournant à partir duquel tout accroissement de ses moyens de puissance, donc en premier lieu de ses capitaux, ne fait que contribuer à la rendre de plus en plus inapte à la domination politique ». Je dirais donc que le capitalisme mondialisé d'aujourd'hui, incapable d'offrir une quelconque espérance politique, a, pour gérer les sociétés par la consommation et la peur, besoin du terrorisme et du contre-terrorisme qui se nourrissent l'un l'autre.

Le lecteur aura peut-être compris que je suis de ces vieux ringards qui restent sensibles aux conditions matérielles des gens mais qui y ajoute l'élément tocquevillien d'une humanité à la recherche d'une égalité politique des conditions (Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la révolution, 1859).

Dans l'étroit chemin des droits de l'homme que je voudrais paisible, il existe donc une idéologie dominante qui voudrait diviser et discipliner. Par le langage tout d'abord.

Je suis athée. De parents musulmans croyants. Je ne suis pas musulman. Mais de peau bronzée. On me traite de musulman à cause de ma couleur de peau. Le mot musulman désigne donc dans le langage majoritaire, propagé grandement par des intellectuels avertis, une ethnie, une race, pas une religion. Je sais que cette dérive, déjà subie par les juifs, arrange aussi les salafistes qui, comme les intégristes juifs ou chrétiens, souhaitent eux aussi que la religion soit racialisée, s'héritant de père et mère en fils et fille. Adieu l'autonomie de l'individu. Or, écrit le penseur israélien Zeev Sternhell, « Les Lumières franco-kantiennes mettent l'individu au centre du monde, proclament son autonomie, et le considèrent comme le créateur de sa propre histoire  ». Elles se proposent de libérer l'individu par la Raison. (Zeev Sternhell, Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison, Albin Michel, 2014).

Je ne suis donc pas musulman, mais un individu athée attaché aux Lumières franco-kantiennes.
Je ne suis pas non plus un intellectuel de culture musulmane comme se plaisent à nous désigner certains pseudo-intellectuels. Je suis un intellectuel de culture française qui possède quelques rudiments de connaissance sur la religion musulmane et les sociétés où elle se pratique. Le peu que j'en sais me dit qu'il y a déjà plusieurs histoires musulmanes, celle des Omeyyades différente de celle des Moghols, celle de l'Andalousie différente de celle, afro-américaine, de Nation of Islam, etc. différentes les une des autres et même étrangères les unes aux autres. Je sais aussi que, dans les sociétés où il se pratique, l'islam est sujet à diversité et variantes, sinon dogmes et rituels opposés  : rien de commun entre un musulman sénégalais et un musulman perse, rien de commun entre un sunnite hanbalite et un chiîte duo-décimain. Les musulmans ne sont pas, selon une image de Marx, un sac de pommes de terre.

J'ai vécu quelque temps dans une sphère arabophone. Certains me disent donc Arabe et un certain nationalisme socialiste des années 1960 me l'a fait croire. Né au Maghreb, je sais que de façon certaine je descends du singe, mais qui des Amazigh (Berbères), Romains, Vandales, Arabes Yéménites, Africains, Andalous, Légionnaires coloniaux, etc. a pu concourir à mon apparition sur cette terre, je ne sais. J'ai cependant eu l'occasion, fortuitement, d'avoir connaissance de l'irrévérence dont ont pu faire preuve certains acteurs historiques ou poètes et littérateurs de cette sphère historico-linguistique.

Devenus musulmans, les premiers Arabes fidèles du Prophète et combattant à ses côtés, n'ont manqué ni d'irrévérence envers lui ni même de blasphème. Lors du partage du butin à Honayn – où Mohamed a avantagé des notables mecquois nouveaux convertis – des fidèles n'ont pas manqué de grogner et de blasphémer devant une telle «  manifestation éclatante de piété  ». On a failli leur couper la langue. Lors de son mariage avec Zineb, divorcée sur son ordre de son ex-fils adoptif, les langues des fidèles eux-mêmes ne lui ont épargné ni railleries ni blasphèmes. Et encore et encore.
Un certain narcissisme occidental n'a aucune leçon à donner sur ce registre. Ce sont les pouvoirs politiques tyranniques et sanguinaires qui écrasent les pays musulmans sous les chenilles de leurs tanks qui, aujourd'hui, sous peine de mort, interdisent le blasphème. Aidez les musulmans à combattre ces dictatures et, en démocratie, ils retrouveront à coup sûr l'esprit d'irrévérence et de blasphème des premiers musulmans. L'islam, pour ce que j'en sais, se prête aussi bien à des interprétations libérales – le soufisme, le Bagdad des Mille et une nuits, les poèmes d'Abu Nawass – que totalitaires – les unicistes Almohades maghrébins, les wahhabites aujourd'hui au pouvoir en Arabie.
Ce sont les régimes politiques despotiques actuels qui en font un totalitarisme – la monarchie saoudienne, par exemple, protégée par les gouvernements occidentaux et terre d'asile de dictateurs comme l'ancien despote tunisien Ben Ali. Les pouvoirs occidentaux se déclarent au contraire leurs amis. Le journal Le Monde du 29 décembre 2013 titre :
«  A Riyad, François Hollande [socialiste] et le roi Abdallah [wahhabite] affichent leur entente  ». Quand celui-ci décède le 22 janvier 2015, un communiqué officiel nous dit que le président de la République «  a appris avec tristesse le décès de Sa Majesté le roi Abdallah bin Abdelaziz Al Saoud d'Arabie Saoudite  » et qu'il ira à ses obsèques. Une grande perte en effet  !
Venu en visite en France, – c'est déjà une reconnaissance – le maréchal-dictateur Sissi, putschiste devenu président de l’Égypte, est traité comme un allié et s'entend dire par le président de la République française  : "Nous devons agir ensemble pour lutter contre le terrorisme" (26 novembre 2014).
Or, en ne mettant que leur religion en cause et en épargnant leurs despotes, sinon en en faisant des alliés, le néo-conservatisme d'aujourd'hui est le premier à égarer les musulmans. Ce n'est pas leur religion, ce sont les pouvoirs totalitaires qui les gouvernent et qui sont soutenus par les gouvernements des pays occidentaux qui les privent de la joie de vivre et de blasphémer.
Salman Rushdi a, dans ses Versets sataniques, bien analysé les ressorts du totalitarisme des pouvoirs «  musulmans  » actuels. Pour avoir défendu Rushdi, je suis donc blasphémateur comme lui. Mais, les tribunaux aux ordres de procureurs à la solde de l'État veillent. Jamal Eddine Bencheikh écrivait dans «  Islam et littérature  » (Le Monde, 7 avril 1989) que «  Dans les pays arabes, reconnaissons-le, la fiction est fichée  » et que «  tout tombe sous la loi de l'offense  ». «  Les voies de la rêverie sont interdites. Et même celles du plaisir  ».
Combien de condamnations par des pouvoirs absolutistes dits «  laïques  »: un tribunal du Caire a ordonné la destruction de trois mille exemplaires saisis des Mille et Une Nuits, un autre condamné des homosexuels pour «  orgies sexuelles  », un autre encore, là hier, pendant qu'un ministre égyptien paradait à la marche républicaine du 11 janvier 2015 à Paris, a infligé trois ans de prison pour athéisme à un jeune homme de 21 ans. Le Figaro (12 janvier 2015) résume  : «  Après qu’il ait annoncé être athée sur son compte Facebook, le nom du jeune homme était apparu dans un article de la presse locale. En réaction, ses voisins avaient multiplié les vexations, selon Ishak Ibrahim, chercheur au sein de l’Initiative égyptienne pour les droits individuels (EIPR) qui a suivi l’affaire. L’étudiant s’était rendu au poste de police pour porter plainte, mais il y a été arrêté et déféré devant la justice pour insulte à l’Islam  ». Il est en détention depuis novembre 2014.
Ce sont donc des tribunaux où exercent des procureurs nommés par les États qui condamnent. Mais ces États sont des «  alliés  ».

On a, en deuxième lieu, soulevé ici et là le faux problème de savoir si l'  «  islam  » (une sorte de bloc uniforme qui n'a jamais existé) autorisait la représentation du prophète. Une partie de l'islam est iconoclaste, comme une partie de la chrétienté. Une autre non, comme dans la chrétienté. Conséquemment, il a été débattu de la «  responsabilité  » des journaux de publier ou non des caricatures du prophète. Ne pas provoquer, disent les uns, liberté crient les autres.
Le problème ici n’est pas que l’islam autorise ou non la représentation du prophète -- certains musulmans le font, d’autres pas --, il est que les médias occidentaux se donnent le droit à l'autocensure quand ça leur plaît «  pour ne pas choquer les téléspectateurs  ou les lecteurs  » mais jamais quand il s'agit ou non de ménager la sensibilité des anciens colonisés d'une façon générale qui, eux, considérés encore comme des sujets, ne peuvent pas, bien entendu, être choqués comme les fragiles téléspectateurs de la société de consommation. Comment voulez-vous diffuser une publicité pour un plat cuisiné ou un poulet fermier si, après une image de cadavre déchiqueté et sanguinolent, il ne reste plus, comme le théorisait Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1 de place «  disponible  » dans le cerveau  ? Dans beaucoup de pays, les images de guerre sont fournies par l'armée elle-même qui censure ce qu'elle veut.
Jusqu'à la guerre du Viet-Nam, la presse des États-Unis se targuait d'être libre et diffusait des images contre l'avis des autorités. Et puis, s'apercevant que la disponibilité des cerveaux pour la publicité contredisait la morbidité, les médias américains ont cessé de tout publier sur la guerre au Viet-Nam. Ils se sont « responsabilisés » et autocensurés. Les médias européens, « libres comme l'air« que respirent leurs propriétaires fabricants d‘armes, , font de même. On ne va tout de même pas montrer les cadavres de femmes et enfants déchiquetés par les bombes que lancent les armées américaine, israélienne, britannique ou française sur les populations civiles des pays anciennement ou nouvellement colonisés ou occupés. Un peu de décence et de responsabilité. D'où la question  : ceux qui ne sont pas de gentils consommateurs soumis à un matraquage publicitaire pour enrichir les firmes multinationales, ceux qui ne trouvent souvent ni eau ni pain, ont-ils le droit d'être choqués  ? Rony Brauman écrit dans le Monde (15 janvier 2015)  : «  Je rejoins volontiers tous ceux qui considèrent le droit à l’outrance et au mauvais goût comme des marqueurs de liberté ; mais sous la condition expresse qu’ils soient appliqués à tous, faute de quoi se profilent des hiérarchies dans la satire qui en pervertissent le sens.  »

Cette hiérarchie dans l'autocensure s'accompagne également d'une autocensure graphique. Certains dessinateurs  ont adopté un stéréotype : le et les musulmans sont systématiquement symbolisés par une femme portant niqab et tchador noirs ou un barbu enturbanné. Est-ce que chaque fois qu'un caricaturiste veut dessiner un juif, il lui attribue systématiquement un nez crochu  ? Quel caricaturiste s'aventurerait aujourd'hui à symboliser systématiquement le ou les juifs par un personnage au nez crochu et une barbe hirsute comme le faisait la presse européenne avant 1945  ? ou caricaturer le premier président noir américain sous les traits d'un Y'a bon banania  ? L'autocensure ici est de règle.
Mais pour les musulmans, non. Qu'ils soient exploiteurs capitalistes ou ouvriers exploités, commerçants ou instituteurs, généraux ou gendarmes, paysans ou informaticiens, chanteurs ou musiciens, une seule figure. Ils sont tous pareils  : voile pour les femmes, barbe et turban pour les hommes, dessinés pour exprimer une laideur outrancière et repoussante. Ce qui peut, non pas choquer, mais interroger des athées comme moi qui ne suis pas musulman. C'est davantage le stéréotype, comme celui du juif au nez crochu et sa laideur représentée, qui peut révolter que le contenu blasphématoire souvent primaire. C'est l'arrogance suprémaciste qui cherche à déshumaniser pour inférioriser ce que peut-être l'on considère encore comme des sujets.
Or, face aux terroristes, «  aux apôtres du malheur, aux islamo-fascistes comme aux nationaux-populistes  », la réponse, écrit Noël Mamère dans Rue 89 (19 janvier 2015), «  doit d’abord être politique  ».
Je reviens alors à Engels.
Cette réponse ne peut en aucun cas prendre la forme d'une dévotion populaire autour d'un nouveau culte des saints. Cette ferveur serait religieuse. Elle nourrirait ce qu'elle veut combattre. Il convient d'éviter la répétition de séquences historiques comme celles où l'on divinisait Marat. Sancto subito. À l'époque, on chantait  : «  Prenons pour Saint, Marat  ; pour Dieu la Liberté  ; et pour Vierge, l'Égalité  ». Évitons que le séculier ne verse dans le sacré. Une pièce de théâtre de Gassier Saint-Amand , L'Ami du peuple (1793), se termine par une cérémonie où «  le ciel s'ouvre à la lueur des éclairs  » et «  une pluie de roses  »  tombe sur le corps de Marat.

Encourager la dévotion populaire, c'est transformer ce qui est politique – la lutte contre tous les fascismes – en un conflit de type moral et religieux entre les bons et les méchants. C'est transformer les curés et les imams en maîtres à penser paradant dans les télés à la place des sociologues. Mais ceci est peut-être voulu. Ne lit-on pas sous la plume du polémologue L. Danet, cité par les auteurs d'  «  À nos amis  », que «  la victoire moderne [celle des pouvoirs et des armées] procède de la conquête des cœurs des membres d'une population (..) Il faut susciter la soumission par l'adhésion et l'adhésion par l'estime. Il s'agit, en effet, de s'imposer dans l'intériorité de chacun (..) C'est désormais dans le for intérieur de chacun (..) que se situe le front  ». Et pour ce faire, conditionner les gens vers la dévotion en sacralisant certaines idées et certaines personnes, en religiosisant ce qui est politique. L'extrême danger est d'alimenter une dynamique fasciste rampante, où mutilés de tout esprit critique et de toute attitude protestataire, les individus, réagissant comme un «  seul homme  », unis et unitaires dans la dévotion, excluraient précisément, sous le prétexte sécuritaire, toute pensée différente et toute action perturbatrice de l'ordre du capitalisme mondialisé actuel.
Ahmed Henni
Achevé le 23 janvier 2015

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)