vendredi 20 mars 2009

La dette et les salariés

Tribune libre - Article paru
le 10 février 2009
dans le journal L'Humanité

Par Ahmed Henni, économiste.


La formule courante, à propos de la dette publique, est de dire qu’elle pèse sur les générations futures. La réalité est tout autre : la dette pèse sur nous tous et maintenant. La dette génère deux types d’obligations pour l’État ou les collectivités territoriales : rembourser à terme les emprunts (ce qui peut se faire par un nouvel emprunt) mais payer immédiatement des intérêts annuels aux créanciers (ce qui se fait obligatoirement sur ressources fiscales réelles). Or, en France, l’État paie chaque année cinquante milliards d’intérêts (service de la dette) auxquels il convient d’ajouter cinq milliards environ payés par les collectivités locales. Autrement dit, quand l’État prélève cent euros d’impôts, il en consacre douze au paiement d’intérêts à ceux qui lui ont prêté de l’argent, très généralement des titulaires de capitaux financiers nationaux et étrangers (institutions financières, banques, assurances, caisses de retraite, fonds de pension).

Une deuxième formule courante consiste à dire que ces cinquante milliards d’intérêts correspondent au montant de l’impôt sur le revenu. Ceci laisserait à croire que seuls les citoyens qui paient l’impôt sur le revenu seraient affectés par le paiement des intérêts. Or, sachant que 50 % des contribuables sont non imposables sur leur revenu, cela reviendrait à dire qu’ils ne sont pas concernés par les charges de la dette et particulièrement les plus pauvres (smicards, érémistes, etc.). Tel n’est pas le cas. L’impôt sur le revenu n’est pas pré-affecté au service de la dette. Les intérêts de celle-ci sont prélevés sur le total des impôts et taxes. Quiconque acquitte un impôt ou une taxe, fussent-ils infimes, supporte la charge du service de la dette.

Autrement dit, tous les consommateurs qui supportent la TVA, les taxes sur carburants et autres droits contribuent au financement de la charge d’intérêts (en 2007, la TVA rapportait cent trente-six milliards et les divers impôts sur les produits près de soixante-douze milliards, soit 75 % des recettes fiscales brutes affectées à l’État). Pour ne s’en tenir qu’à la taxe à la valeur ajoutée, elle représente la moitié des recettes fiscales de l’État (la CSG et autres impôts « sociaux » en sont exclus). Cela veut dire que les consommateurs supportent, par le biais de la TVA, 50 % de la charge d’intérêts de la dette nationale (hors la dette locale et sociale). En s’appuyant sur les enquêtes auprès des ménages effectuées par l’INSEE, on peut, en considérant les dépenses moyennes par groupes de produits d’un ménage moyen, estimer que pour une dépense mensuelle de 1 000 euros, ce ménage acquitte 146 euros en TVA.

Or les intérêts de la dette représentent 18 % des recettes de l’État et, par conséquent, 18 % de chaque recette. Le ménage moyen qui dépense 1 000 euros par mois supporte donc, par le biais de la TVA, 18 % de 146 euros, soit 27 euros mensuels de charge d’intérêts de la dette (324 euros par an). La TVA étant proportionnelle aux dépenses, celui qui dépense 500 euros par mois contribue pour 13,5 mensuels au revenu des rentiers d’État, et celui qui dépense 2 000 euros y contribue pour 54 euros par mois. Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, pour chaque bouchée de pain ou litre de carburant consommés, un petit quelque chose va aux créanciers de l’État. Sur un litre de carburant à 1 euro, on acquitte environ 52 centimes de TIPP et TVA, soit 10 centimes environ pour les rentiers.

Ce ne sont donc pas seulement les générations futures ou ceux qui sont imposables sur le revenu qui supportent le coût de la dette mais bien l’ensemble des consommateurs, même smicards ou érémistes. Plus la dette est élevée, plus les intérêts augmentent, plus les dépenses des consommateurs, en majorité des salariés, contribuent à la rémunération des créanciers de l’État. Il y a parmi ces créanciers, outre des institutions financières et caisses de retraite, quelques fonds de pension d’outre-Atlantique. Un smicard de France contribue, malgré lui, à leur verser des intérêts. Un autre transfert est celui du smicard jeune au profit des caisses de retraite nationales. Ce système mondialisé, qui, par le biais des États, met en relation le smicard de France au fonds de pension américain, s’identifie à ce que j’appelle un « capitalisme de rente » où l’État est devenu un simple délégataire des rentiers.

Aux origines de la crise financière: le privilège exorbitant du dollar

Article paru
le 1er octobre 2008
dans L'Humanité


Le privilège exorbitant du dollar

par Ahmed Henni, économiste (*)

Ce n’est qu’aujourd’hui que l’on mesure l’ampleur des conséquences de la décision prise par le président Nixon, le 15 août 1971, de décréter l’inconvertibilité or du dollar et, de ce fait, de faire sauter tous les verrous qui limitaient la création monétaire dans le système de Bretton Woods. La décision du président Nixon fut prise, en pleine guerre du Vietnam, pour faire face à une crise conjoncturelle des paiements qui avait entraîné une défiance vis-à-vis de la monnaie américaine et conduit un certain nombre de pays, la France du général de Gaulle en particulier, à se défaire de leurs dollars pour les échanger contre de l’or, menaçant ainsi le stock d’or américain.

Certes, d’éminents économistes, en particulier l’Américain Robert Triffin et le Britannique sir Harrod, avaient dénoncé cette mesure en son temps et attiré l’attention sur les graves conséquences que pouvait engendrer ce nouveau « seigneuriage » américain. Mais ils prêchèrent dans le désert, et de Gaulle avait déjà été emporté à la suite des événements de mai 1968. L’enjeu était et reste la présence ou l’absence d’un étalon monétaire international qui ne peut être créé par aucun pays en particulier - l’or que défendait de Gaulle ou le bancor défendu par Keynes et rejeté par les Américains dans les négociations de Bretton Woods ou encore les droits de tirage spéciaux (DTS), créés en 1969 pour remplacer l’or monétaire dans les échanges internationaux.

Il est connu que la création monétaire (la monnaie de crédit) ne peut être limitée que par la détention de quelque chose qu’on ne peut pas créer soi-même. C’est ainsi que les Banques centrales peuvent la limiter en obligeant les banques commerciales à ne faire crédit qu’en relation avec une quantité plus ou moins grande de monnaie qu’elles ne peuvent pas créer : les billets de banque. Or, aujourd’hui, la détention de ces billets atteint des montants ridicules au regard des crédits accordés (la monnaie que créent les banques ex nihilo).

Il en est de même pour les États : la création monétaire y est limitée par quelque chose qu’ils ne peuvent pas créer en donnant un ordre, en claquant des doigts ou en faisant marcher une imprimerie. Ce quelque chose, c’est la production de richesses, génératrice de gains en or, en devises étrangères ou en impôts. Les États-Unis se sont affranchis de cette contrainte depuis 1971. Ils peuvent créer autant de monnaie que de besoin sans posséder quelque chose qu’ils ne peuvent pas créer.

Les conséquences de la levée des contraintes monétaires ont été de deux sortes : les unes positives, permettant d’engendrer une croissance mondiale sans précédent et de l’étendre à de nouveaux pays (sans l’émission de dollars, le crédit et l’endettement des ménages américains qui ont fait l’ouverture du marché américain, la Chine ne serait pas ce qu’elle est devenue) ; les autres négatives se traduisant par une explosion de l’émission de dollars, du crédit et de l’endettement avec, pour corollaire, un déclin de l’épargne américaine.

La masse monétaire américaine (M3) est passée de 743 milliards de dollars en août 1971 à 10 276 milliards en février 2006 (dernier chiffre publié), soit 14 fois plus, alors que, dans le même temps, le PIB réel passait de 3 916 milliards à 13 197 milliards, soit 3,3 fois plus. Depuis le 23 mars 2006, les États-Unis ne publient plus l’indice M3. Ils ne renseignent plus le monde sur les quantités de monnaie qu’ils créent.

Les acteurs de l’économie américaine et mondiale se sont habitués à cette monnaie abondante et facile. Les ménages américains eux-mêmes ont intégré dans leur comportement cette vie à crédit qui a débouché sur la crise des subprimes. Le crédit à la consommation est passé de 126 milliards en 1971 à 2 535 milliards en 2007, pendant que l’épargne des particuliers (personal saving) (81 milliards en 1971 avec un maximum de 380 milliards en 1992) est retombée à 47 milliards en 2005, pour devenir négative depuis cette date. En même temps, la dette de l’État fédéral bondissait de 424 milliards en 1971 à 8 506 en 2006. C’est cette émission sans frein de dollars (les autres monnaies ont suivi) qui a permis aux opérateurs sur les marchés financiers d’acheter à crédit (à découvert) tous les titres possibles et imaginables (actions, obligations, contrats à terme, dérivés, titres hypothécaires…). Les uns y ont gagné des fortunes, les autres y ont perdu leur logement. L’électronique a, de plus, démultiplié la quantité de dollars et de monnaies qui circulent : un dollar créé peut, en quelques secondes, passer de l’un à l’autre et permettre un multiple de transactions sur titres sur toute la planète.

Mais, comme les marchandises, les titres doivent, à un moment ou un autre, être livrés et payés ou réalisés. Une cargaison de pétrole représentée par un contrat peut, durant le trajet du tanker, passer d’une main à l’autre mais le dernier acheteur devra en prendre physiquement livraison. Si le pétrole a entre-temps diminué de prix, l’acheteur perdra un peu mais aura le pétrole. Le dernier acheteur d’un titre peut, lui, se retrouver avec un titre qui ne vaut rien si l’émetteur du titre a, entre-temps, fait faillite. C’est ainsi que, grâce à l’endettement permis par le crédit, des banques se sont retrouvées titulaires de titres qui ne valaient plus rien parce que, entre-temps, leurs émetteurs étaient devenus insolvables (dans la crise des subprimes on a abondamment cité le cas des ménages achetant à crédit un logement et devenus insolvables).

Le jeune trader français Jérôme Kerviel a pu engager, à découvert, des sommes de l’ordre de 50 milliards d’euros (équivalent du PIB du Maroc). Lorsqu’un individu peut acheter à crédit l’équivalent de la richesse produite en un an dans un pays comme le Maroc, le monde ne peut qu’aller à la catastrophe.

La solution évidente, bien entendu, serait de restaurer le système d’avant 1971 et de limiter la création monétaire par la détention de quelque chose que personne ne peut créer : les DTS, le bancor, ou autre. Les États-Unis, mais les autres pays aussi, ne le voudraient pas.

Invoquant l’immoralité des individus, les États préfèrent se diriger plutôt vers des solutions répressives comme si la cupidité des individus (Kerviel) pouvait être arrêtée par des lois. Les solutions de fond renvoient au comportement des États eux-mêmes, de plus en plus alliés aux miraculés des rentes financières, vivant aussi à crédit et heureux de cette création monétaire qui leur permet déficits et financement des guerres (Irak). En mettant 700 milliards de dollars sur la table (l’équivalent du PIB du continent africain), ils veulent effacer les dettes de ceux qui ont déjà pris l’argent. Pour les autres, on voit déjà que les restrictions actuelles au crédit ne touchent finalement que ceux qui n’ont pas d’entregent. Le Congrès américain vient de voter majoritairement contre ce projet. En tout état de cause, la création monétaire est chose trop grave pour échapper au contrôle de représentants élus. Il ne s’agit pas de retomber dans les financements démagogiques obtenus auprès de Banques centrales soumises à des gouvernements de plus en plus liés aux marchés financiers. Tout en laissant les Banques centrales indépendantes, on devrait ajouter à leur conseil d’administration des représentants élus.

(*) Dernier ouvrage publié : le Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme. Éditions Non lieu, Paris 2008.

jeudi 19 mars 2009

Fin de la modernité ? Une mutation capitaliste : le retour des sociétés de statut et de rente


Dans LES TEMPS MODERNES Septembre - octobre 2006, n°640, Gallimard - ISBN 2070780767


Fin de la modernité ? Une mutation capitaliste : le retour des sociétés de statut et de rente


par Ahmed HENNI


La modernité est ce mouvement de renversement des sociétés d’ordres et de statuts. Idéalement, elle fait émerger le libre devenir individuel et supprime toute prédétermination de nature, de parenté ou de statut. Son principe : on ne naît pas homme, on le devient. On se fait soi-même en liquidant toute dette pour ne rien devoir à personne. Ceci suppose qu’il n’y ait aucune souveraineté supérieure ou appartenance de nature ou de statut qui puisse faire et défaire les destinées individuelles. Celles-ci se construisent individuellement. Ni la conformation physique, ni la parenté, ni le bon plaisir d’un prince, ni l’appartenance à une religion, un territoire ou un ordre social quelconque ne font l’identité individuelle. Il existe un Moi qui doit se construire péniblement. Ce principe de réalité valide le devenir psychique et matériel.
La modernité, en effet, est également principe de libération matérielle : produire et s’auto-produire sans capturer sur autrui pour ne pas contracter de dettes. Elle est, de ce fait, organiquement liée à la société du travail dont les fruits reviennent à l’individu. Pour ce faire, elle supprime la souveraineté comme source de richesse et fait de la propriété des fruits de l’activité le principe cardinal. Elle s’accomplit finalement dans le dépérissement de l’Etat, signe de la disparition de la souveraineté qui prélève sur les fruits d’autrui ou qui distribue selon son bon plaisir, et moment où doit revenir à chacun un produit sans prélèvement souverain d’autrui. Privilégiant la propriété individuelle garante du retour des fruits de l’activité individuelle sans prélèvement rentier d’une souveraineté supérieure et statutaire, cette modernité s’est identifiée depuis deux siècles au capitalisme d’industrie. Celui-ci a conjugué un progrès matériel, présenté comme le résultat du libre devenir individuel de chacun, et une idéologie émancipatrice des individus que ce soit dans une version libérale ou une version révolutionnaire.
Dans ce capitalisme canonique, la richesse n’est pas octroyée par une souveraineté (une redistribution), elle ne vient pas d’une capture statutaire sur autrui (un tribut, une redevance), elle est individuellement auto-produite. Ce n’est pas une rente. Le capitalisme canonique (d’industrie) est, de ce fait, un système radicalement opposé à la société de statuts et de rentes. D’où sa modernité.
Or, actuellement, il semble bien que les éléments de cette modernité soient compromis par un retour à des sociétés de statuts et de rentes, localement et mondialement. Nous assistons à la conjugaison de deux phénomènes : une capture de la richesse s’appuyant de plus en plus sur la souveraineté et une production idéologique mettant en avant les questions de souveraineté et de statuts sociaux.
Tout se noue à partir de la décennie 1970. Une révolution monétaire mettant au premier plan la souveraineté comme principe de capture des richesses. Une révolution électronique et informatique mettant le savoir au rang de facteur de production de la richesse et, par une vitesse de circulation jamais connue, démultipliant à l’infini les profits tirés des mouvements monétaires et financiers. Une révolution pétrolière transformant de vagues déserts en centres d’hyper-consommation et réveillant le millénarisme rentier d’une fraction des sociétés musulmanes. Une tertiarisation poussée des pays d’ancienne industrie où la richesse ne vient plus du travail matériellement productif. L’échec du mode matériellement productif de développement avec l’effondrement du communisme. Un déplacement des idéologies et des actes protestataires du champ des antagonismes de production au champ des statuts. Un endettement sans précédent des grands Etats qui redistribuent de 15 à 20% de leur budget sous forme de rentes financières. Un vieillissement prononcé de la population des grands pays d’ancienne industrie qui accroît soudainement le nombre d’inactifs vivant de leurs rentes et pensions.

La mutation de l’ancien capitalisme industriel en économie financière

Le 15 août 1971, le président des Etats-Unis d’Amérique, Richard Nixon, proclame l’inconvertibilité du dollar en or. Cet événement, auquel seuls quelques gouvernements et initiés prêtent attention, marque, en réalité, une profonde rupture historique dans le système capitaliste et dans l’Histoire du monde. Plus rien ne sera comme avant.
Ce jour là, le président américain ne fait ni plus ni moins que traduire l’impasse du capitalisme industriel de production matérielle et l’avènement d’un nouveau système. Faute d’avoir pu devenir Empire par l’extension d’un système où la propriété des moyens de production assurait la centralisation des richesses mondiales – contrôler la production mondiale par l'appropriation des moyens de production par des firmes transnationales américaines, les Etats-Unis vont utiliser leur souveraineté monétaire pour se doter d’un statut particulier : celui où l’on peut capturer de la richesse par les seuls mouvements monétaires.
En 1971, en effet, les Etats-Unis sont profondément engagés dans une guerre au Viet-Nam et manquent d’argent public. Jusqu’à cette date leur puissance productive matérielle leur avait toujours permis de l’emporter sur des adversaires moins industrialisés qu’eux (Allemagne et Japon ou Corée) et les richesses engendrées par leur économie leur avaient toujours permis de financer leurs guerres sur ressources réelles propres. Bref, le système capitaliste de production matérielle se montrait pertinemment efficient pour produire une puissance matérielle redoutable et dégager les moyens monétaires propres pour la financer.
Or, dans la guerre qu’ils conduisent au Viet-Nam, les Etats-Unis n’arrivent ni à s’imposer par leur production matérielle toujours grande ni à financer cette guerre sans créer de graves déséquilibres chez eux[1]. C’était la preuve que le système capitaliste industriel de production matérielle n’était plus historiquement pertinent. L’effondrement du même système centralisé – dit socialiste – viendra vingt ans plus tard confirmer ce fait. Lors des guerres ultérieures qu’ils conduiront, au Golfe notamment, les Etats-Unis s’efforceront de faire jouer leur puissance productive, certes, mais conjuguée à leur souveraineté pour en fiscaliser les frais dans le cadre de coalitions internationales. Ainsi, l’Arabie a pratiquement couvert les frais de la guerre de 1991 contre l’Irak.
Jusqu’en 1971, les Etats-Unis devaient produire ou gagner une matière – l’or – qui garantissait la valeur internationale de leur monnaie. Le 15 août 1971, ils s’affranchissent de cette contrainte naturaliste et font du dollar un signe pur, signifiant par là que la richesse ne dépend pas de la production d’une matière quelconque qu’on possède mais de la capacité à produire des signes de souveraineté, vecteurs de la capture de cette richesse.
La valeur probante du dollar comme monnaie pertinente dans l’achat de marchandises étrangères – produites par le reste du monde – ne vient plus de sa contrepartie matérielle en or (une propriété) mais du simple fait qu’il est émis par les Etats-Unis (une souveraineté). A la puissance matérielle de production qui conférait une valeur donnée à leur monnaie, les Etats-Unis substituent le statut de grande puissance politique et militaire comme fondement de la valeur et de la pertinence de leur monnaie. Dès lors, il apparaît une fracture historique dans le système capitaliste : il n’est plus obligatoire de produire matériellement pour capturer de la richesse. Il suffit d’affirmer un statut.

Depuis les années 1970, nous observons une lente transformation de l'économie des grands pays industriels en économies financières et de services où la richesse n'est plus le fruit d'un capitalisme matériellement productif[2]. C'est la circulation de produits souvent fabriqués ailleurs et la circulation de monnaies et actifs financiers qui font dorénavant la richesse de ces grands pays. Auparavant, les entreprises transnationales devaient s’approprier des filiales, produire elles-mêmes, puis vendre. Depuis la décennie 1970, ce type d’entreprise connaît des difficultés (General Motors enregistre un déficit de 10 milliards de dollars en 2005) alors que de nouvelles entreprises, ne produisant pas matériellement, se hissent aux premières places. Elles pratiquent l’outsourcing (sous-traitance) en faisant produire en Chine, Inde, Mexique, etc. Nike, par exemple, fait fabriquer ses chaussures en Indonésie par des capitalistes indonésiens qui possèdent les moyens de production et gèrent l’antagonisme de production avec les ouvriers indonésiens. Nike, elle, gère la conception, le design, la publicité, la distribution, les relations avec les banques, les assurances, etc. Toutes ces activités hors du champ antagonique de la production matérielle permettent une capture de valeur qu’on estime à 50 fois la valeur du produit matériel prétexte de la capture. Wal-Mart, distributeur américain, est devenu l’une des premières entreprises du monde : il fait fabriquer en Chine et vend dans ses magasins américains. Bref, dans le capitalisme actuel, il n’est plus nécessaire d’être propriétaire de moyens de production matérielle ni de gérer des antagonismes directs de production. Il suffit d’opérer dans le cadre d’une souveraineté qui assure la sécurité des transactions. En effet, si toutes ces formes nouvelles de capture sont possibles, c’est que les produits et les capitaux peuvent circuler en toute sécurité dans le monde et que les règlements se font dans une monnaie sûre et universelle. Ceci n’est possible que dans le cadre d’une souveraineté au dessus de tous : celle des Etats-Unis et du dollar.
Les Etats-Unis, pays du capitalisme canonique d'industrie, n’ont plus besoin d’usines possédées en propre. Les pays d’ancienne industrie non plus. La souveraineté permet d’obtenir ce que l’on ne produit pas. Nous avons déjà connu historiquement ce genre de situation. Rome, pendant un certain temps, faisait produire ailleurs. Si les producteurs dans l’Empire restaient misérables, le trafic engendré par les courants de produits et d’esclaves vers Rome a considérablement enrichi une forte couche de négociants, souvent patriciens. Cet enrichissement centralisé à Rome entretenait une foule d’activités de services et artistiques faisant de Rome un centre de civilisation. Sans posséder de moyens de production matérielle, Rome centralisait la richesse grâce à une souveraineté qui lui conférait un statut centralisateur des richesses. D’une autre manière, dans le fief, il existe une séparation entre les producteurs matériels, serfs, qui versent une redevance centralisée au château et alimentent les activités de services autour du seigneur (armée, cour, artistes, etc.). Souveraineté, statut particulier et rentes vont ensemble. Le capitalisme canonique est le seul système historique où il n’y a pas séparation du propriétaire des moyens de production de ces moyens de production et où ce patron exerce directement l’antagonisme de production. Nulle souveraineté ne s’y exerce, nul statut particulier, nulle rente, car c’est au titre de la propriété directe que s’opère la capture. Le capitalisme a, depuis les années 1970, rompu avec cela. Il devient rentier, patricien, déléguant la propriété des moyens de production et ses antagonismes à autrui extérieur et centralisant des flux commerciaux et financiers qui entretiennent une foule d’activités de services (la banque, l’assurance, le droit, le design, l'informatique, la pharmacie, la publicité, les médias, le spectacle, la distribution, etc.) qui en font une aire d’intense activité avec une production matérielle minime.
Ce sont ainsi des centaines de milliers d'emplois de cols bleus qui disparaissent et des milliers d'usines qui ferment. Le mouvement va en s'accentuant à la fin du XXème siècle. Aux Etats-Unis, le taux de suppression d'emplois industriels est de 10% dans la décennie 1970-1980. Il monte à 14% en 1980-1990. En 1969, les cinquante plus grandes entreprises, toutes dans l'industrie et l'énergie, employaient 6,5 millions de personnes. En 1995, elles n'en emploient plus que 5 millions[3].
Dans cette fin de XXème siècle, les grandes entreprises et les nouvelles fortunes émergent toutes dans la circulation. Le classement 2006 du magazine Forbes donne Bill Gates en tête (50 milliards de dollars) (logiciels), Warren Buffet, n°2, président du fonds d'investissement Berkshire Hathaway, Carlos Slim (Mexique) n°3 qui s'active dans les télécommunications. La percée des distributeurs est fulgurante avec la famille Walton, propriétaire de Wal Mart, chaîne de magasins qui dépasse par son chiffre d'affaires les géants de l'industrie qu'étaient Ford ou General Motors. Le même phénomène s'observe dans le monde entier: les fées de la fortune ne se penchent que sur les individus qui ont su utiliser de nouvelles capacités de capture rentière. Voici les magnats du pétrole russe: Mikhaïl Khodorkovski ou Roman Abromovitch qui accumulent en à peine dix ans ce que des générations d'industriels n'ont pu faire. Voici Hind Hariri, fille de l'ancien premier ministre libanais, qui, à 22 ans, est déjà à la tête de 1,4 milliard ou bien encore Sergey Brin et Larry Page, 32 et 33 ans en 2006, fondateurs du moteur de recherche Google, et qui dépassent les 10 milliards.
Le nouveau capitalisme n'enrichit pas le travail matériellement productif. La promotion individuelle ne s'y fait plus de cette manière. Il convient de s'insérer dans les circuits de rente, notamment les rentes financières.
Ces gains financiers proviennent des placements, particulièrement des titres de la dette publique, ou des achats d'actions. Les avoirs financiers des ménages américains et organismes à but non lucratif s'élevaient à 3.700 milliards en 1975. Ils ont atteint 31.000 milliards en 2000. En 1995, selon les données de l'administration, 41% des ménages américains possédaient des actions, contre 30% en 1980. On estime que 20% de leur enrichissement provient de plus-values boursières et 80% de plus values immobilières. Bien entendu, cet enrichissement est largement inégalitaire: 90% des actions sont détenus par seulement 10% des actionnaires, soit 500.000 personnes. On estime à 135 milliards par an les dividendes distribués aux actionnaires, soit plus de 250.000 dollars annuels par actionnaire important.
A ces dividendes, s'ajoutent, pour les possesseurs de titres, les versements d'intérêts du gouvernement au titre de la seule dette publique.



La financiarisation des patrimoines n'est pas propre aux Etats-Unis. Elle concerne l'ensemble du monde d'ancienne industrie. Les actions et autres actifs financiers (titres de la dette en particulier et obligations du Trésor public) représentent 62% du patrimoine des Britanniques, 57% de celui des Français et 54% de celui des Allemands. Avec une dette de plus de 1.200 milliards d'euros, le Trésor public français verse annuellement près de 50 milliards d'euros en intérêts.
Le total mondial des dettes publiques est estimé à 40.000 milliards, concentrés pour leur quasi-totalité dans les pays capitalistes d’ancienne industrie. Les gouvernements de ces pays versent bon an mal an plus de 2.000 milliards d’intérêts. Le poids de ces rentes est devenu significatif dans la richesse nationale.
La vie à crédit des Etats-Unis et de leur population – le taux d’épargne y est de zéro – n’est possible que par la centralisation chez eux de l’épargne mondiale. C’est elle qui finance le déficit américain. Prêter au Trésor américain, c’est prêter au souverain. Il sort des Etats-Unis plus de 400 milliards annuels et y entre 500 milliards. Au total, les estimations du stock des entrées est, en 2006, de 10.000 milliards en sorties et 12.500 milliards en entrées.
Aux rentes procurées par ces placements, s'ajoutent les profits réalisés par les opérateurs sur les mouvements de monnaies (marché des changes). En 2004, il s'échangeait, dans le monde, près de 25.000 milliards contre 8.000 en 1990. La City Bank, un des plus grands opérateurs, engrange, bon an, mal an, un milliard de bénéfices sur le seul marché des changes. Les opérations dollar/euro représentent le tiers du marché, celles sur dollar/livre 14% et sur dollar/yen 17%. Selon la Banque des règlements internationaux, ces opérations sont, en 2004, concentrées à raison de 31,3% au Royaume Uni et pour 19,2% aux Etats-Unis[4]. Un pays comme le Luxembourg, spécialisé dans les mouvements financiers, affiche le revenu par tête le plus élevé du monde : 60.000 dollars par an et par habitant, mieux que n’a jamais fait aucun pays industriel.

Devenir individuel par bénéfice de production matérielle et devenir statutaire par capture de rente

La mutation qui s’opère dans le monde après 1971 se traduit donc par la disqualification de l’usine et du travail matériellement productif comme unique source d’enrichissement et de construction d’un devenir individuel. Les réussites médiatisées d’aujourd’hui sont toutes rentières. Rentes naturelles du corps des mannequins et autres, gestuelles des jeux physiques (football et autres). Rentes artificialistes par l’occupation de places dans les médias ou le monde de la chanson. Tout le capitalisme d’industrie matériellement productive – pays communistes compris -- reposait sur la mise en œuvre longue et pénible de processus d’enrichissement par la mise au travail de soi et des autres. La réussite individuelle par soi-même concourait à la puissance de la collectivité et du pays. Contrairement à la société féodale d’ordres et de statuts, la capture de la richesse ne s’opérait pas par l’exercice de droits statutaires conférés par la naissance ou la puissance physique, politique et militaire. Or l’idée d’être enfermé dans un statut refait aujourd’hui surface. Ce n’est pas tant l’effort et l’action individuels liés à l’activité matériellement productive qui sont la source d’un devenir individuel ouvert que l’appartenance à un groupe pouvant défendre et acquérir des droits statutaires.
Le changement est radical par rapport à l’avant 1971 où, par certains aspects, la « guerre froide » était idéologiquement représentée par ses propres acteurs américains et russes comme une course au niveau de production matérielle le plus grand et non comme une compétition statutaire meurtrière. La première place reviendrait à celui qui saurait mieux que l’autre combiner efficacement les forces matériellement productives. Dans un monde, souvent dominé par des mouvements de libération statutaire (l’accès des colonisés à l’égalité des conditions), il n’était cependant question que de course au développement chacun admettant que la règle du jeu pour s’approcher de la première place sociale était dans la mise en œuvre d’un mode économique ayant fait ses preuves ailleurs. L’identité ne référait ni à la race, la religion ou la nationalité mais au degré de développement des forces de production matérielle. On était moins occidental que développé.
Certes, cette règle du jeu n’avait pas toujours été respectée. Notamment, lorsque les pays du capitalisme d’industrie ont, dans la logique du système, cherché à avoir plus de matières premières bon marché ou de nouveaux marchés. De la même manière qu’ils cherchaient chez eux à moins payer leurs ouvriers, ils ont cherché à se procurer des matières à bas prix mais, cette fois-ci, en utilisant la souveraineté. Ils ne se sont pas contenté d’intégrer les pays fournisseurs au système. Ils ont fait quelque chose qu’ils n’ont pas fait à leurs propres ouvriers, donner une condition statutaire inférieure aux pays qu’ils annexaient féodalement en les colonisant. Dès lors le capitalisme de production matérielle a charrié avec lui les scories féodales de la société de statuts en promulguant codes de l’esclavage et de l’indigénat et provoqué des luttes statutaires de « libération nationale » qui ne pouvaient qu’être meurtrières. Dans un pays de capitalisme matériellement productif comme l’ont été les Etats-Unis d’Amérique, la dynamique statutaire n’a pas été circonscrite à des colonies lointaines mais a été présente sur leur propre territoire (Indiens dans les réserves, apartheid vis-à-vis des Noirs). Il a fallu attendre 1969 pour qu’il soit mis fin légalement à la discrimination statutaire vis-à-vis des Noirs. La lutte des statuts s’est là aussi traduite par des actes meurtriers. La culture américaine continue de porter une profonde imprégnation statutaire. Ces scories statutaires vont refaire violemment surface dans le capitalisme de rentes où la souveraineté devient source de richesse.
Le mouvement socialiste révolutionnaire lui-même croyait à la promotion sociale moderne. On peut dire que la dialectique de la violence meurtrière est absente des représentations produites par les porte paroles éminents de la classe ouvrière dans le capitalisme d’industrie. Il ne s’agit pas, comme dans une tragédie shakespearienne, de supprimer physiquement le patron en prenant sa place; ni viser, par la lutte sociale, à créer un ordre statutaire des travailleurs – ce qui est peut être visé aujourd’hui par les partis qui se réclament de la classe ouvrière. En lisant deux textes significatifs de Karl Marx comme Le manifeste communiste ou Le programme de Gotha, il est entendu que les prolétaires sont exploités et qu’on doit leur rendre leur dû (la valeur qu’ils produisent), que c’est la propriété juridique des moyens de production qui est en cause et non la personne du capitaliste et que, surtout, les prolétaires ne sont pas du tout invités à devenir des rentiers profitant du travail d’autrui mais travailler davantage encore pour faire venir la société d’abondance pour tous. La fin de l'Histoire, consécration de la modernité marxienne, est l'abolition de toute souveraineté et de tout statut par dépérissement de l'Etat. Il s’agit de faire advenir une situation où chacun aura un devenir individuel libre.
Il ne s’agit pas de se faire reconnaître une place rentière par autrui mais de travailler pour autrui et devenir l’humanité.
On sait qu’une telle représentation n’a plus cours. Ceux qui se proclament porte paroles de la classe ouvrière veulent lui conférer un statut soit par la nationalité (extrême droite), statut pourvoyeur de diverses rentes, soit par l’enfermement dans un ordre social des travailleurs bénéficiant de l’emploi à vie (sociaux démocrates). Cette évolution traduit sans aucun doute la mutation du capitalisme lui-même en capitalisme de rentes.
Bien entendu, cette représentation rentière n’est pas formulée comme telle sinon elle obligerait à interroger la source des rentes mondiales. Quel est cet autrui dont on tirerait les rentes ? Le discours ne s’appuie pas sur l’identification des travailleurs comme producteurs de valeur et lésés de ce fait par leur condition de salariés. Il s’articule autour de l’idée que le travail quel qu’il soit est un statut qui mérite considération et respect et, à ce titre, doit être la propriété de celui qui le détient – c’est une place à vie – et assurer son existence. On ne lutte plus pour sortir de ce statut mais pour y rester – ne pas être licencié – et arracher des droits statutaires qui n’ont rien à voir avec les règles ou les antagonismes du capitalisme de production matérielle, ni les aspirations au libre devenir individuel par le travail.
Dans les pays d'ancienne industrie, un certain discours des appareils parlant au nom des travailleurs met en contraste les "super-profits" des multinationales et le manque de redistribution de ces profits vers les travailleurs. Or, la quasi-totalité des études, notamment celles de l'OCDE, montrent que les grandes multinationales des grands pays d'ancienne industrie n'emploient, en moyenne, que 15% de leurs effectifs dans leur pays siège et tirent, de ce fait, entre 70 et 75% de leurs profits de leurs activités à l'étranger. Mais aucun discours des appareils porte paroles des travailleurs n'a, dans les pays siège de ces multinationales, réclamé que ces 70 ou 75% de profits soient redistribués aux travailleurs mexicains, bangladais, indonésiens ou chinois qui ont contribué à la production de ces multinationales. Le discours des appareils porte paroles des travailleurs des pays d'ancienne industrie les entretient dans une illusion statutaire nationaliste en leur promettant une redistribution rentière alimentée par les fruits de l'exploitation des autres travailleurs du monde.
La crainte devenue universelle dans les pays d’ancien capitalisme de production matérielle est que quelqu’un ne vienne prendre l'emploi. Les faits qui en découlent et les représentations produites par cette crainte convergent tous vers la définition d’un statut, lié non pas à l’activité, mais à la nationalité. En supprimant la concurrence chantée par l’ancien capitalisme, en fermant des frontières, on représente le devenir individuel comme un fait statutaire lié à la nationalité et non au volume individuel de production. Mieux : ceux qui, dans cette représentation, ont le volume individuel de production matérielle le plus élevé, sont, dans ce nouveau capitalisme, les moins bien payés – les Chinois, par exemple. Il vaut mieux, sans travailler, percevoir un revenu de citoyenneté et bénéficier d’un statut rentier dans un pays d’ancien capitalisme industriel qu’être ouvrier productif dans une maquiladoras mexicaine[5] ou une banlieue de Bombay ou Shanghaï. A titre d’exemple, le revenu moyen de citoyenneté sans travail en Europe est dans ces années 2000 dix fois plus élevé que le salaire des ouvriers productifs exotiques.

A notre époque, le processus mondial obligé de déréglementation et de dégagement de l'Etat des décisions concernant l'oeuvre individuelle a permis d'observer des manifestations différenciées de l'individualisme, le déplaçant d’un individualisme de l’œuvre individuelle participante d’une œuvre commune à un individualisme de statut où la richesse individuelle est tirée de la richesse commune[6]. Le démantèlement des législations du travail et la réapparition de marchés du travail "autorégulateurs" ont engendré précarité, chômage, etc. alors que la richesse d'ensemble se multipliait. Faut-il ne rétribuer que l'oeuvre positive (un revenu lié au travail) ou faut-il, devant cette "tragédie humaine", rétribuer l'existence en donnant un revenu de citoyenneté qui assure le droit à la vie ?[7]. Un auteur d'aujourd'hui écrit: Le travail c’est fini et c’est une bonne nouvelle[8]. Les conflits autour de la durée du travail dispensatrice de pensions et retraites éclairent le déplacement des revendications du champ des antagonismes de production vers des antagonismes de souveraineté et de statuts pourvoyeurs de rentes. De simples calculs montrent qu’avec le vieillissement prolongé, on perçoit en totalité plus durant sa retraite que durant toute sa période d’activité. Pour gérer le non-travail, un certain nombre de pays ont déjà adopté des législations assurant un revenu minimum de citoyenneté. La Belgique a été parmi les premiers à le faire. L'idée de revenu de citoyenneté (non d'humanité) est un acte de souveraineté qui discrimine dans le droit à la vie entre nationaux et extérieurs en leur conférant deux statuts différents. D'où le conformisme xénophobe de plus en plus généralisé. La souveraineté donne un statut, source d’une rente petite ou grande.
Dans les pays d’ancienne industrie où l’essentiel de la richesse se trouve maintenant dans la sphère de la circulation des marchandises, services, signes et symboles, les luttes sociales ne sont plus des luttes circonscrites essentiellement dans la sphère de production matérielle et visant un meilleur partage financier entre patrons et ouvriers de la richesse produite. Elles opposent moins des groupes sociaux entre eux – antagonisme de classes – qu’elles n’expriment la revendication propre d’un groupe à une amélioration de sa situation, non au détriment d’un autre groupe, mais par la recherche d’une plus grande reconnaissance sociale porteuse de retombées rentières plus grandes. Ce corporatisme compromet le syndicalisme de type industriel qui s’affaiblit de jour en jour et conduit à l’isolement de chaque groupe dans ses revendications statutaires (agriculteurs, dockers, ouvriers, enseignants, employés de telle entreprise, infirmiers, chauffeurs routiers, cheminots, artistes, etc. revendiquent pour eux-mêmes). Si les conflits changent de nature, c’est que le système dans lequel ils s’inscrivent a lui-même changé.

Mutation capitaliste et conflits sociaux

La mutation touchant le capitalisme d'ancienne industrie fait que la richesse n'est plus produite ou capturée grâce à du travail matériellement productif mais grâce à une circulation vertigineuse de signes immatériels dans la sphère dite des services (informatique, activités médiatiques -- émissions, films, disques --, publicité, monnaies et finances) accompagnée d'usages extrêmement valorisants de matière grise. Il a suffi à Bill Gates d'inventer Windows pour devenir, avec une idée, un des hommes les plus riches de la planète (50 milliards de dollars en 2006), vivant des rentes que rapporte la vente de la licence de ses programmes. Ce cas spectaculaire n'est pas isolé. Les fortunes, nous l’avons dit, ne se constituent plus par une lente accumulation industrieuse dans la production matérielle. Elles sont soudaines comme la gloire du mannequin, du joueur de football chanceux, du spéculateur sur monnaies (Georges Soros) ou de l’émir du pétrole musulman ou russe. Ces fortunes sont faites uniquement de rentes: naturelles, utilisant le sol le sous-sol ou la plastique du corps humain, ou utilisant l'artificialisme de la création cérébrale[9]: droits rattachés à la création de nouveaux programmes, nouvelles molécules, nouveaux produits monétaires et financiers. Là où dans le capitalisme industriel il fallait produire un objet pour chaque client, il suffit, dans le capitalisme de rente, de produire une seule fois un unique programme pour le vendre à des milliards de clients en même temps. La découverte d’une seule nouvelle molécule ouvre un marché planétaire à tout nouveau médicament. Les droits d’une seule image télévisée sont acquittés par des milliards de téléspectateurs. On quitte la société laborieuse affrontant la nature pour entrer dans une société où la circulation rentière des signes provoque le vertige, l'affolement des aspirations et l'anomie.
Dès lors, les revendications ne visent plus à s'intégrer au monde pénible de la lente construction de soi mais à l'acquisition rapide d'un statut rentier touchant des droits à chaque mot vendu, image de visage, geste du pied, procédé informatique ou bancaire.
S'appuyant sur des systèmes monétaires et financiers performants, par les taux de change notamment (voir le dollar), cette économie tertiarisée permet de centraliser les valeurs vers un certain nombre de pays d'ancienne industrie qui, de ce fait, deviennent des économies fortement "rentières".
En conséquence, deux problèmes apparaissent: la lutte pour le partage mondial de ces rentes et les luttes internes à chaque pays pour leur redistribution.
Au niveau mondial, ce sont les Etats-Unis qui, par leurs performances dans la centralisation monétaire et financière mondiales, s'en tirent le mieux et distancent l'Europe. Ainsi, si de 1950 à 1990, le revenu européen par habitant (France et Allemagne essentiellement) avait eu tendance à rattraper celui des Américains, on constate aujourd'hui, selon l'OCDE, un arrêt de cette "convergence" et un approfondissement de l'écart au bénéfice des Américains. En 2002, le revenu européen par habitant était redescendu à un niveau de 30% inférieur à celui des Américains. Par sa production matérielle, l’Europe avait commencé à rattraper les Etats-Unis. Mais une fois qu’après 1971 la richesse se soit libérée de la production matérielle et de la propriété des moyens de production, qu’elle soit devenue une affaire de souveraineté centralisatrice et qu’elle se soit consolidée par la révolution informatique de circulation des signes, alors, les Etats-Unis ont pris de la distance. Le statut de l’Europe ne lui a pas permis d’accomplir aussi efficacement la transition du capitalisme d’industrie au capitalisme de rente. Sa capacité redistributrice interne ne lui permet pas encore de satisfaire à toutes les revendications statutaires.

Or, les conflits d’aujourd’hui qui animent le capitalisme de rente ne sont plus, en effet, générés par des antagonismes de production. Ils gravitent le plus souvent autour de la défense de positions et de statuts d’accès à la redistribution rentière. Les stratégies sociales visent davantage une reconnaissance de statut, une meilleure insertion dans les circuits de rente et une défense des positions acquises – Lénine parlait déjà à son époque d’une aristocratie ouvrière. C’est l’idéologie des particularismes identitaires qui triomphe.
La violence revendicatrice vient souvent de groupes qui ont déjà un travail. L'activité qui confère des droits statutaires est plus importante. Une position statutaire dans le monde de la culture, de la mode, du sport, de la finance ou de la politique rapportent des milliers de fois plus que le pénible travail de production matérielle. Les groupes sociaux ne réclament plus une performance de capture par la production matérielle. Ils revendiquent des statuts et des droits statutaires qui leur permettent d’accéder aux circuits de rente. Les conflits ne les opposent pas entre eux mais opposent directement chaque groupe revendicatif à l’Etat. Ces conflits quittent le champ des luttes de classes. Il s’agit davantage de compétitions autour de la souveraineté ordonnatrice de la circulation des richesses. Ce n’est plus la propriété qui est remise en cause. C’est la souveraineté. On réclame davantage de souveraineté de l’Etat pour mieux protéger les situations nationales acquises (souverainismes de droite et de gauche) tout en lui contestant le monopole de cette souveraineté pour avoir un statut particulier et optimiser sa propre part. Un exemple probant nous vient en 2006 d’Israël où, pour défendre leurs rentes, des retraités se sont regroupés en parti politique, obtenu l’élection de députés et, de ce fait, se voir reconnue une part de souveraineté.

Capitalisme de rente et contestations de souveraineté

Dans le capitalisme de production matérielle, le conflit opposait directement les travailleurs au patron autour d’un partage des bénéfices d’une production. Aujourd’hui, ce type de conflit s’est transfiguré en conflit de souveraineté sur les moyens de production. Les patrons qualifiés de « voyous » ne sont plus censés disposer de la propriété privée des moyens de production. Pour sauvegarder un emploi statutaire à vie, il est fait appel à l’Etat pour les empêcher d’en disposer à leur guise. Il s’agit bien d’une revendication de souveraineté des travailleurs, au dessus des droits que confère la propriété aux patrons. Elle caractérise le capitalisme de rente où seule la souveraineté confère le statut, non la propriété[10].
A l'extrême droite, par exemple, on ne conçoit plus le fait d'être citoyen comme une nationalité seulement mais un statut politique et social. Les conflits du travail montrent que les revendications de statut l'emportent souvent sur les questions de conditions de travail ou d'exploitation. Les différents groupes sociaux n'avancent souvent que des revendications statutaires ou habillent leurs protestations matérielles de discours relatifs au statut que devrait conférer l'origine, l'activité, le territoire. Parce que nous sommes travailleurs, agriculteurs, restaurateurs, enseignants, médecins, chômeurs, mariés ou divorcés, blancs, noirs, chrétiens, juifs, musulmans, de tel ou tel pays ou région, nous avons droit à cela. Tous les groupes veulent bénéficier statutairement d'une exception. La performance laborieuse devient secondaire. Le statut seul compte car il est seul à conférer des rentes.
Cette mutation du capitalisme réagence les positions sociales. L'identification à l'un des deux groupes de l'ancienne industrie (chefs ou employés d'entreprise) disparaît pour faire place à la recherche d'un statut par appartenance à un groupe social assez puissant (américain de préférence) pour capturer une partie des rentes.
Ce déplacement du champ de la lutte des classes, gravitant autour de la propriété des moyens de production, vers un champ de luttes pour des statuts, centré sur des questions de souveraineté, s’observe quotidiennement dans les pays du capitalisme de rente.
Une brève incursion historique nous permet de constater que l’enjeu des conflits dans le capitalisme canonique était bien la propriété des moyens de production. La violence s’exerçait sur le patron à travers leur destruction (canuts) ou leur arrêt de fonctionnement (grève, sabotage, etc.). Telles qu’elles nous sont connues, les représentations ouvrières excluaient toute référence à la souveraineté pour centrer les revendications sur la propriété. Pas une ligne dans le Manifeste communiste de Karl Marx. Mieux, Marx exclut la souveraineté comme enjeu historique en posant le principe, dans le socialisme, du dépérissement de l’Etat. Mêmes les extrémistes qui prônaient la violence meurtrière ne tentaient de l’exercer que contre les patrons. Les exemples allemand ou français d’avant 1980 le prouvent.
Le glissement semble s’opérer à partir de la décennie 1970, celle précisément qui amorce la mutation du capitalisme. C’est en Italie qu’apparaît une « stratégie de la tension » visant directement la souveraineté de l’Etat. Elle se traduit par des actes meurtriers indifférenciés sur la voie publique.
La violence quitte l’usine ou l’entreprise pour devenir terrorisme et s’exercer dans l’espace public, celui qui représente la capacité de l’Etat à assurer par sa souveraineté la sécurité des gens et des personnes.
Or, ce principe semble se généraliser et devenir un mode d’action protestataire. Dans la plupart des cas, il s’agit moins de commettre des actes meurtriers, que d’exprimer des revendications par la remise en cause de la souveraineté publique. Au lieu de contester la propriété de moyens de production et les droits qu’elle confère, voilà que des ouvriers d’une usine chimique menacent de déverser des poisons dans la rivière publique. D’autres, agriculteurs s’en prennent à la liberté de circulation des camions étrangers ou saccagent des sous-préfectures. Des chauffeurs routiers bloquent routes et autoroutes. Des dockers détournent un paquebot. Des jeunes incendient sur la voie publique des véhicules, saccagent des écoles. Toutes ces actions visent la souveraineté de l’Etat et les patrons « exploiteurs » en sont étrangement absents. On se représente l’Etat comme souverain sur une manne à redistribuer. Il s’agit moins, de ce fait, de réclamer contre un patron, que d’exercer une pression au titre de la souveraineté de chacun sur la souveraineté publique et se voir reconnaître un statut particulier dans la redistribution. L’action spectaculaire menée en France par M. Bové[11] et visant un restaurant Mc Donald s’inscrivait uniquement sur un registre de souveraineté. Puisque les Etats-Unis avaient dressé des barrières à l’entrée de fromages français, un acte de souveraineté, on y répliquait par une autre acte de souveraineté.
En matière d’Europe, le « souverainisme » affiché (extrême droite) ou caché (droites et gauches) propose aux populations, dans la quasi-totalité des pays européens, de profiter individuellement de cette construction commune qu’est l’économie européenne. Il s’agit moins d’en tirer avantage par un redoublement d’efforts productifs que d’utiliser la souveraineté nationale pour détourner les règles à son avantage. Bref, de quitter les règles de centralisation de la richesse par l’extension de la propriété d’entreprise et de se mouler dans celles de la capture que promeut le capitalisme de rente en conférant un statut particulier au pays.

La mondialisation des conflits de statuts et la renaissance des idéologies statutaires

Au niveau mondial, ce sont également les aspirations à la reconnaissance d’un statut qui semblent animer les luttes. La richesse ne provient plus d’une production matérielle, reléguée elle dans des terra incognita indiennes et chinoises. Depuis que le plus rationnel des systèmes de production matérielle (le communisme) s’est écroulé dans la misère, le travail matériellement productif ne porte plus l’espoir d’un devenir meilleur. Chaque individu, chaque pays tente plutôt de se voir reconnaître un statut porteur de rentes. Dans le cas des Etats-Unis, il est vraisemblable, comme le pensent certains auteurs américains, William Kristol en particulier[12], que la guerre menée en Irak en 2003 visait à leur conférer un statut indiscutable pour le XXIème siècle.
D’où des minorités activistes qui ne s’opposent pas à d’autres groupes sociaux mais contestent le système redistributif local (opposition au pouvoir en place) ou mondial (opposition à ce qui est supposé en être le maître : les Etats-Unis). L’opposition à la mondialisation s’appuie sur des revendications souverainistes : réhabiliter les frontières économiques et empêcher les capitaux et produits de circuler librement, règlementer, taxer, assurer des minima sociaux, etc. Aucune contestation de la propriété des moyens de production mais la revendication de statuts sociaux meilleurs et garantis. Ces formes de protestations sont dites citoyennes. Certes, elles ne sont pas nouvelles. L’idée de citoyenneté avait, dès les années 1970, émergé aux Etats-Unis et le mouvement consumériste de Ralph Nader avec l'association Public Citizen qui, poursuivant la logique de la souveraineté jusqu’au bout, s’est présenté aux élections présidentielles en 1996 et 2000. Il s’agit dans tous les cas de revendiquer des actes de souveraineté à prendre par l’Etat. Un mouvement comme Attac, lancé en 1997 en France, s’il se veut association pour défendre la taxe Tobin (a.t.t.), ajoute deux lettres : a.c., soit aide aux citoyens. Il s’inscrit de ce fait dans des problématiques de la seule souveraineté comme le montre son engagement dans la campagne référendaire de 2005 sur le traité constitutionnel européen. Les luttes ne visent plus à produire et valoriser le travail mais le partage des rentes mondiales et nationales.
Le plus retentissant des acteurs actuels de la scène mondiale qui ne remet jamais en question la propriété des moyens de production, ni ne s'inscrit dans un antagonisme de production, mais centre uniquement sa protestation sur des questions de statut et de souveraineté est l'islamisme dit politique. Ainsi l’ouvrier engagé péniblement dans la chaîne de montage industrielle allemande ou sénégalaise se devra de se détourner de son devenir individuel par une auto-production de soi, dans un monde régi par la propriété, et rejoindre un devenir collectif dans un monde régi par des statuts. Il n’est plus ouvrier. Il devient chrétien ou musulman. Il change de statut. Son devenir individuel n’est plus libre mais prédéterminé par un statut de nature ou d’appartenance sociale.
Ce ne sont plus aujourd'hui des individus qui construisent librement leur destin mais des éléments d’un Corps organique. Certes, la modernité capitaliste n’avait pas supprimé toute condition statutaire mais elle fut la première à abolir l’esclavage. Cependant, malgré la guerre conduite dans ce but, la société américaine, patrie du capitalisme canonique, maintint les Noirs et les Indiens dans une condition statutaire inférieure, leur fermant jusqu’en 1969 la voie du devenir individuel libre.
Pour s’approvisionner en matières premières ou s’ouvrir des débouchés, le capitalisme européen conquit des territoires devenus colonies. Les différents codes de l’indigénat enfermèrent les populations de ces territoires dans une condition statutaire inférieure. Faute d’avoir universalisé la modernité, le capitalisme allait se heurter à des revendications statutaires : luttes contre la discrimination raciale, luttes de libération nationale qui, par réaction, allaient enfermer les populations revendicatives dans des idéologies statutaires (identités raciales, identités nationales).
La question statutaire devait revêtir une extrême gravité au centre du capitalisme lui-même. Si en Amérique, il y eut une guerre pour abolir l’esclavage, le capitalisme européen, s’il réintroduisit des statuts pour les colonisés, allait en réintroduire pour les juifs en Europe même. Les juifs européens avaient cru au devenir individuel porté par la modernité. Beaucoup s’assimilèrent et devinrent des individus comme les autres. Or, malgré cela, leur condition statutaire ne disparaissait pas. A la suite de la condamnation en France du capitaine Dreyfus, innocent d’espionnage mais coupable parce que juif, l’Autrichien Theodor Herzl publia en 1896 un livre paradoxal, L’Etat juif, recherche d’une réponse moderne à la question juive, où il propose une vie séparée pour les juifs dans un Etat à eux. Nous voyons donc dès le début du XXème siècle apparaître une revendication statutaire, liée à la question de la souveraineté, au cœur même du capitalisme canonique. Or, Herzl assimile cela à une réponse « moderne ». Il voulait dire « actuelle ». Le danger pressenti par Herzl était réel et la dynamique statutaire allait devenir meurtrière avec le nazisme et l'extermination des juifs.
Les revendications statutaires vont, après cela, se diversifier, se multiplier et s’approfondir. Dès qu’un groupe social sentait que les portes du devenir individuel lui étaient fermées, il formulait des revendications statutaires, qui ne visaient pas tellement la propriété des moyens de production, mais l’égalité de statut que ne peut octroyer qu’un acte souverain de l’Etat. Les femmes ont réclamé le droit de vote et l’égalité des droits. Les colonisés aussi. Ce n’est pas le capitalisme ou la modernité qui sont contestés, mais surtout l’injustice des actes de souveraineté et les rentes qui vont avec.
Plus le capitalisme devient lui-même rentier plus cette idéologie des revendications statutaires se propage et devient, parfois, violente, sinon meurtrière. On y a vu des avancées de la « modernité ». Qui oserait contredire ce qui est devenu « politiquement correct », hégémonique et normal ? Considérer que les peuples, les femmes, les enfants, les handicapés, les homosexuels, les juifs, chrétiens ou musulmans, les Noirs ou les Blancs, les chasseurs ou les retraités aient des droits égaux est une chose, conforme aux principes de la modernité d’ouverture égale à tous d’un devenir individuel libre. Autre chose est de considérer que chaque groupe a des droits statutaires particuliers, propres à lui et, qui plus est, les célébrer dans le monde entier par des journées internationales particulières. C’est se diriger vers la société d’ordres, de statuts et de rentes. L’idéologie féministe, par exemple, est passée d’une revendication d’égalité de droits pour un devenir individuel libre à une revendication statutaire. Ainsi se présente le travail de Susan Brownmiller (1975), la Simone de Beauvoir américaine, pour qui, l’homme, qu’il soit enseignant, homme politique ou laveur de carreaux –est prédéterminé par sa condition de mâle[13].
L’époque est à l’exaltation des différences raciales, ethniques et sexuelles. Elles deviennent la seule véritable base d’une identité culturelle[14]. Ces revendications identitaires sortent du champ exploiteurs-exploités. Elles visent des actes de souveraineté. Ainsi, Lani Guinier[15], propose un système parlementaire où les végétariens éliraient des végétariens, les homosexuels des homosexuels, les chasseurs des chasseurs, les anti-avortement des anti-avortement, etc. Cela revient à supprimer les critères géographiques et introduire le critère de l’appartenance à un groupe social, professionnel ou culturel[16]. L’identité et l’appartenance statutaire paient de plus en plus. Les Etats, de par leur souveraineté, versent des sommes budgétaires conséquentes aux programmes d’ »affirmative action » qui s’appuient sur une vision statutaire de la société. Ils créent des rentes statutaires que ne donne pas le devenir individuel auto-construit. Sur le plan matériel, le langage ne divise plus la société en bourgeois et travailleurs mais en riches et pauvres, nantis et déshérités. Le mot « pauvres » est pratiquement absent de l’œuvre de Karl Marx. Il revient aujourd’hui en force. Son usage pointe la redistribution insuffisante assurée par des systèmes devenus rentiers. C’est un problème de répartition différente des revenus engageant uniquement la souveraineté de l’Etat. Les propriétaires des moyens de production sont oubliés. L’exploitation également. Le langage politique est universellement contaminé par les idées de statut, d’appartenance à un corps, de redistribution rentière et de questions de souveraineté.
Depuis l’apparition de l’islamisme politique, une représentation a eu un grand retentissement : celle de musulmans vus comme Corps unique face à d’autres Corps, représentation renvoyant à une société d’ordres où chaque Corps a un statut. Si le but des islamistes politiques est bien de donner un nouveau statut mondial à l’islam, cette manière de penser n’est pas propre aux islamistes. C’est une représentation devenue courante dans le monde d’aujourd’hui. On aura reconnu qu’elle accompagne les sociétés de rente (féodalité hier, capitalisme de rente aujourd’hui). On peut voir dans la formule de Samuel Huntington du « Choc des civilisations »[17] une représentation antinomique des valeurs du capitalisme de production matérielle et de promotion individuelle. Or, ce capitalisme n’existe plus dans les pays d’ancienne industrie. Huntington, Américain d’aujourd’hui, baignant dans le capitalisme de rente, produit au contraire une représentation éminemment pertinente. Elle exprime, depuis toujours, la façon dont, depuis Rome, les sociétés rentières voient le monde.
Le capitalisme d’ancienne industrie voyait le monde autrement. Il invitait chaque individu de la planète à rejoindre le récit référentiel de l’Industrie et de l’Usine. Chacun y était supposé avoir sa chance. Chacun était un individu méritoire par lui-même. Il n’avait pas à attendre une solidarité de Corps pour se faire soi-même et construire un devenir individuel. Telle était la modernité émancipatrice des individus et des peuples. Les sociétés de rentes, elles, ont toujours nié cela. Elles n’offrent pas d’espoir en dehors de la solidarité de Corps. Aujourd’hui, les sociétés d’ancienne industrie elles-mêmes se voient comme Corps avancé unique tout en se représentant comme fédérations de corps statutaires (les femmes, les enfants, les actifs, les inactifs, les homosexuels, les patrons de Davos, les personnages politiques à vie, les professionnels de la vie médiatique, etc). Les groupes sociaux s’y voient comme des corps et non comme des classes.
Cette représentation que les humains se font aujourd’hui d’eux-mêmes converge avec les traditions encore vivaces des solidarités de Corps qui existent dans les pays qui n’ont pas connu le capitalisme de promotion individuelle par l’Industrie et l’Usine. La réactivation de ces traditions, due peut être à la pauvreté, ne procède pas d’une dissidence idéologique. Elle s’inscrit dans le mouvement mondial de constitution de Corps organiques soudés dans la défense de la capture et du partage citoyen des rentes mondiales. Telle était la Rome divine, capturante et redistributrice.
Samuel Huntington reprend l’idée en définissant la société américaine comme société à statut particulier. Les fondements de la culture anglo-protestante sont, dit-il, la langue anglaise, la chrétienté, la prééminence de la loi, la responsabilité des dirigeants, le droit des individus[18]. Ce ne sont pas l’Industrie et l’Usine. Il n’y a plus de lecture moderne du monde. Le matérialisme accompagnait le capitalisme matériellement productif. Dans les pays d’ancienne industrie, il n’est plus de mise. Répudiant lui-même les représentations matérialistes, le capitalisme de rente produit et diffuse universellement des représentations statutaires. Ce sont ces représentations statutaires qui alimentent la violence et l’organisation de l’humanité en Corps spécifiques s’appuyant sur des idéologies identitaires et fermant les portes du devenir individuel libre que proposait la modernité.

[1] Voir l’expression de cette culture managériale dans la guerre in R. Mc Namara, Avec le recul. La tragédie du Vietnam et ses leçons, tr. fr., Seuil, 1996. Mc Namara fut, à ce moment là, ministre américain de la Défense.
[2] Voir A. Henni, « Le capitalisme de rente. Nouvelles richesses immatérielles et dévalorisation du travail productif », Les Temps modernes, Sept-Oct., Paris, 1995
[3] Les données sont, en général, celles de l’US department of Commerce.
[4] La France assure 2,9% des transactions mondiales de change, l'Allemagne 4,9 et Hong Kong 4,2%.
[5] Usine mexicaine à la frontière des Etats-Unis produisant pour des firmes américaines.
[6] Bien que spectaculaire dans les pays pétroliers (Mexique, Venezuela, Norvège, Pays-Bas, Russie y compris), cette tendance à profiter individuellement de la richesse collective au lieu de la produire devient petit à petit un principe social structurant du capitalisme de rente. Ceci suppose que, par des mécanismes de souveraineté, un Etat puisse capturer cette richesse collective.
[7] Caillé A., Valeurs des biens et valeur des personnes: champs, marché et légitimité, Bulletin du MAUSS, n°24, Paris 1987
[8] Guy Aznar, Belfond, 1990
[9] Personne n'a jamais pensé accorder des droits d'auteur sur chaque savonnette produite par un ouvrier.
[10] La célébrité mondiale d’un cinéaste comme Michaël Moore (The Big One, 1998) vient précisément du fait qu’en tant qu’employé licencié par une entreprise américaine, il s’inscrit dans un nouveau mode de contestation : bien que propriétaire, le patron (General Motors) n’est plus souverain.
[11] Quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir sur les OGM, leur arrachage est présenté comme un acte de "désobéissance civile".
[12] Rédacteur en chef du Weekly Standard, voir Seymour Hersh, Chain of Command, tr. fr. 2005, Denoël
[13] Edward Behr, Une Amérique qui fait peur, Plon 1995 p.255
[14] Behr, p. 295
[15] The Tyranny of the Majority, Fundamental Fairness in Representative Democracy, NY 1994
[16] Behr, p. 305
[17] Huntington S.P., A Clash of Civilizations ?, Foreign Affairs, 72(3). 1993
[18] Huntington S.P., The Erosion of American National Interests, Foreign Affairs, sept-oct. 1997


L'économie en question devant l'électronique ou De l'économie de l'usage

L'économie en question devant l'électronique

par Ahmed Henni
Professeur à l'Institut des sciences économiques d'Oran

paru dans Économie et humanisme
n° 289 mai-juin 1986

En ces temps d'ultra-modernité et de crise, nous voici confrontés, et les pays en développement en particulier, à un défi majeur et multiple: celui posé par l'électronique. Celle-ci apparaît immédiatement comme nécessaire, d'avant-garde, et, surtout, totalisante. Elle intervient pratiquement dans tous les domaines de l'activité humaine. Au-delà de ces évidences, l'électronique nous convie surtout à un réexamen de nos moyens de connaissance et d'action. Elle invite à la formulation aussi bien de nouvelles stratégies de développement qu'à de nouvelles analyses des fondements de ces stratégies.
L'électronique renvoie, par sa totalité, à l'unité de l'activité humaine. Industrie, certes, l'électronique se nourrit et s'appuie sur la création culturelle et scientifique. Elle est immédiatement écriture: de logiciels, de programmes, scenarii, chansons, etc. Mieux encore, dans l'industrie des calculateurs, sont aujourd'hui apparus des produits qui ne sont ni matériels (hard) ni immatériels (soft) mais caractérisés par une fusion de la matière et de l'écriture (firm ware). On n'y distingue plus la matière de la matière grise. Ainsi, le premier échange humain, le langage, retrouve ses lettres de noblesse mais aussi appelle à de nouveaux pouvoirs. à de nouvelles hiérarchies. de nouvelles dominations qu'il convient de mettre à jour.




Le procès d'usage et non pas d'usinage

Je proposerai de définir l'électronique comme activité à double production: une première production assurant la fabrication des supports matériels (quincaillerie) et une deuxième production assurant l'usage de ces produits (programmes). Sur le plan financier, la valorisation de capital ne se fait plus dans le seul procès de production matérielle, mais se poursuit dans ce que j'appelle le procès d'usage (confection et consommation de programmes). Un ordinateur, aujourd'hui, coûte davantage à l'usage (conception de logiciels) qu'à l'usinage (quincaillerie). De même, un appareil de télévision rapporte davantage aux producteurs de programmes qu'à ses fabricants.
L'industrie électronique se présente donc comme un mouvement unique, une totalité, (celle de la vie), recouvrant plusieurs procès simultanés et successifs, dont l'un des plus importants, aussi bien sur le plan de la production que de la valorisation est le procès d'usage. D'où la notion de « filière» qui a été avancée il y a quelque temps. Ce concept ne fait, comme les autres, que traduire les nouveaux types d'hégémonies apparus à travers l'électronique.
La notion de procès d'usage comme terme de la valorisation apparaît nettement dans l'analyse du cycle de certains produits nouveaux, les produits de l'électronique en particulier. Un appareil de télévision, par exemple, n'a aucune valeur sans images et ce, quelle que soit la quantité de matière ou de travail contenue dedans. La valorisation ne se suffit pas ici d'un procès de travail et d'un procès d'échange. La valorisation d'une pomme se clôt par son échange. Ici, c'est seulement une fois le procès de travail accompli, une fois l'échange réalisé, que commence un troisième procès: le procès d'usage où se poursuit et s'achève la valorisation de la marchandise et où commence une nouvelle valorisation. En mangeant une pomme, on ne valorise aucun capital. La valorisation s'est achevée avant, dans l'échange. En regardant son téléviseur, on participe à l'achèvement de la valorisation du téléviseur, on participe à l'achèvement de la valorisation du téléviseur-matière et à l'accomplissement d'une nouvelle valorisation liée à l'usage d'images. L'acte d'usage est plus important que la « valeur d'usage ».
Cette inégalité dans l'usage devient aveuglante pour certains produits nouveaux, les biens électroniques en particulier. Il y a des hiérarchies dans l'usage induites – non par le revenu et l'échange, comme dans l'ère de l'acier, mais par l'usage lui-même. Un téléviseur peut s'utiliser comme meuble mais aussi comme récepteur d'images lorsqu'elles existent. Et tout le monde ne regarde pas les images de la même façon. Cette inégalité dans la consommation, cette existence d'un procès d'usage va à l'encontre d'une uniformisation-standardisation par le bas. Le procès d'usage exige une différenciation qui se traduit par un regain de qualification dans le procès de travail lui-même. Un analphabète peut consommer et produire de l'acier mais il ne sert à rien devant une console.
La possibilité pour le téléviseur, par exemple, de s'accomplir comme support de valorisation ne tient pas à une quantité de travail incluse en lui mais à l'existence d'images, à l'existence d'un véritable procès d'usage. Et celui-ci suppose deux choses:
1) l'existence d'une culture ;
2) l'existence d'une valorisation dans l'usage, au-delà de la fabrication et de l'échange de l'appareil.
Le développement de l'industrie électronique montre les nouveaux liens qui apparaissent entre accumulation et usage. Ceci n'est certainement pas propre à cette industrie et existait bien avant. L'électronique le met cependant en évidence d'une manière très nette. Outre les caractéristiques matérielles des produits qui les rendent utiles, outre l'échange de ces produits, l'acte et procès de leur usage conditionne leur développement.
Dans le cas de l'électronique, ce développement dépend de l'existence de programmes (logiciels, sons et images) dérivés d'une activité culturelle et conditionnant la valorisation. Pas de scénaristes, pas de films. Pas de chanteurs ou de musiciens, pas de disques. Pas de logiciels, pas d'informatique. Le programme n'est pas un bien complémentaire qui, une fois acheté, complète le produit et met fin à la valorisation. Si l'achat d'une serrure met fin à la réalisation-valorisation d'une porte, le programme, au contraire, se renouvelle et se différencie continuellement, alimentant un procès d'usage, source d'une valorisation constamment inachevée. Le téléviseur est continuellement alimenté en images différentes, le calculateur de logiciels, la radio de sons, etc. La valorisation du capital ne s'arrête pas avec l'échange mais se poursuit dans l'usage.
Il existe une firme qui, à notre connaissance, a utilisé systématiquement le procès d'usage comme support de valorisation. Quand apparurent les premiers calculateurs, la firme I.B.M. a très bien vu que la valorisation ne s'arrêtait pas à la fabrication et l'échange. Ce constructeur a très longtemps valorisé son capital par une maîtrise du procès d'usage de ses matériels. Si cette firme donne l'exemple d'une maîtrise complète du cycle entier de valorisation. d'autres entreprises ont, depuis toujours, tenté de l'opérer par le biais d'une diversification visant à s'accaparer la production et les marchés liés au procès d'usage.
Cependant, avec l'électronique, la question du procès d'usage et de la valorisation dans l'usage devient d'une clarté saisissante. En effet, le défi majeur de l'électronique ne réside par seulement dans les caractéristiques matérielles des objets qu'elle fabrique et vend mais surtout dans le contenu culturel de ces objets (images, sons et logiciels) qui donne naissance à un véritable procès dans l'usage et pousse les limites de la valorisation. L'objet n'est plus une quantité de matière et de travail mais un support matériel préalable à une valorisation plus poussée par le biais de l'usage.
On assiste alors à un passage de l'ère de la valorisation-matière, ère de la valeur-substance et quantité, ère de l'acier et de la canonnière, à l'ère de la matière-support, matière-prétexte d'une valorisation exploitant l'usage dans tout ce qu'il a de culturel et superstructurel (âge du contrôle des réseaux et des programmes). Ce développement dépend étroitement de la capacité d'offre en produits culturels (images, sons) et intellectuels (logiciels), elle-même soutenue par des moyens financiers adéquats. On assiste alors à l'émergence d'une nouveau type de capital, associant banque, industrie et moyens intellectuels, et se valorisant principalement dans le procès d'usage. Nous pourrions le désigner par capital médiatique ou en terme générique capital usagiel. Des rentes apparaissent ainsi au bénéfice des propriétaires de droits sur les logiciels, données, images et sons, et, plus généralement d’œuvres scientifiques, littéraires ou artistiques.
On peut en conclure:
1) que le procès d'usage appelle à la constitution d'un nouveau type de capital, mieux approprié à la valorisation induite par ce procès ;
2) que des rentes d'un type nouveau apparaissent, liées à la propriété de créations intellectuelles ;
3) que l'approfondissement de la valorisation du capital par le biais du procès d'usage implique une réduction des ressources consacrées aux autres modes de valorisation, d'où restructuration du capital social et ré-orientation-requalification du travail.

La valorisation de la matière support, le savoir-faire de l'usager

Le procès d'usage appelle un savoir-faire de la part de l'usager consommateur. Il survient alors une discrimination dans l'usage et des inégalités dans la consommation du même produit, liées non au revenu mais à la possibilité de l'être du consommateur. Outre que l'usage va exiger un savoir-faire, sinon un savoir de base, les buts et les modalités de cet usage vont différer d'un individu à un autre, d'un groupe social à un autre et d'un pays à l'autre.
L'usage d'un terminal, d'un système vidéo ou d'une chaîne acoustique, outre qu'il exige un minimum de savoir-faire, ne s'opère ni de la même façon ni en fonction des mêmes objectifs. Il n'y a pas, comme semblait le montrer l'ère de l'acier, neutralité de l'usage et égalité dans l'usage. L'ère de l'acier semblait s'appuyer sur la seule subjectivité physiologique du consommateur, sur une subjectivité limitée – le salaire chez les classiques est lié à cette subjectivité physiologique. La notion de subsistance, et même celle de « besoin », disparaissent quand il y a procès d'usage. La demande n'est plus une demande de subsistances ou de satisfaction de « besoins» mais une demande d'usage des produits. Il convient alors de parler d'usage, non de « besoins », On achète pour l'usage.
Ainsi, l'inégalité Occident-Reste du monde peut ne plus reposer sur une quantité de matière disponible, mais sur la nature des subjectivités mises en œuvre dans le procès d'usage. Dans beaucoup de pays, ce procès d'usage ne peut être alimenté par une subjectivité locale. Il faut importer des programmes (logiciels, images, sons) et mettre en relation une subjectivité extérieure avec la subjectivité locale. Une telle situation se traduit immanquablement par la domination de la subjectivité extérieure sur la subjectivité locale. Ceci veut dire que dans ces pays on ne réalise pas complètement la valorisation des produits. On peut fabriquer des téléviseurs mais importer des programmes. Faute d'avoir reconnu l'importance ou l'existence d'un procès d'usage, on ne « boucle» pas la valorisation; le cycle local de valorisation est amputé de sa partie « usage ».
En ignorant que le cycle complet de valorisation inclut un procès d'usage, on se contente d'une fabrication matérielle – attitude dont le présupposé reste la valeur-matière liée à l'ère de l'acier – et de ce fait, on offre à un autre capital – souvent extérieur – de se valoriser dans le procès d'usage. Fabriquer des téléviseurs sans programmes, c'est ouvrir un débouché au capital extérieur. Ceci nous montre nettement que le procès d'usage est un vrai procès de valorisation.
Pour ne pas avoir saisi cette dimension et pour s'être appuyé sur une conception substantiviste de la valeur – la valeur-acier du XIXè siècle – certains pays (Union soviétique) ont tenté de maximiser la quantité de matière produite, la valorisation par un procès de fabrication matérielle, tout en minimisant la valorisation liée à l'usage. Voulant échapper à la dépendance en ne produisant que de la richesse-matière, ils y retombent par le biais du procès d'usage. Dans les conceptions liées à la valeur-acier, la dépendance disparaît lorsqu'on se donne les moyens de la fabrication matérielle. Rien de tel dans la dépendance liée au procès d'usage. On peut toujours disposer des moyens matériels pour fabriquer un film, mais ceci n'implique pas qu'on puisse en réaliser un (faute de scénariste par exemple ou d'acteurs). De plus, dans une conception de la valeur-acier, même lorsqu'on ne peut assurer la fabrication matérielle, on y pallie par une seule acquisition définitive en attendant de lancer sa propre fabrication. On importe une fois une machine et c'est terminé. Ici, rien de tel. On ne peut importer un seul film et le repasser tous les jours.

Procès d'usage et crise

Dans les pays où la notion de procès d'usage est absente, celle de coût d'usage l'est également. Dans une conception acier de la valeur, il n'y a pas, bien évidemment, de coût d'usage mais seulement des coûts de production. Quand la richesse est assimilée à la quantité de matière produite, le « service » n'est pas considéré comme porteur de valeur parce qu'il n'est pas un travail cristallisé dans une matière.
Personne, ni Marx lui-même, ne mangerait dans une assiette sale. Cependant, l'acte de laver l'assiette qui redonne à l'objet la valeur qu'il n'avait plus – une assiette sale n'a aucune valeur d'usage – ne crée pas de valeur, parce qu'il ne peut être cristallisé dans la matière. Dans cette conception, il n'y a pas de coût d'usage (ni de lave-vaisselle d'ailleurs). La richesse réside dans la fabrication de l'assiette, non dans son lavage quotidien. Seulement une assiette sale n'est plus une assiette.
Ceux qui ont compris l'importance du procès et du coût d'usage fabriquent eux, par contre, des assiettes en papier que l'on peut jeter. L'exclusion du procès et du coût d'usage entraîne plusieurs conséquences:
1) l'exclusion du travail domestique de la sphère de création de valeur;
2) l'exclusion de l'activité de services de cette même création.
Quand le travail qui ne se cristallise pas dans une matière est exclu de la formation de la valeur, quand le coût d'usage n'est pas pris en considération, une possibilité de crise apparaît. Ce sera une crise de valorisation incomplète. Ainsi en est-il quand l'activité de services est atrophiée et crée une dépendance en services et produits intellectuels. Les pays qui maximisent la fabrication matérielle seulement sont, en général, ceux qui connaissent ce type de crise. De même ceux qui excluent le coût d'usage domestique du champ de la valeur. .
Un deuxième type de crise apparaît quand le coût d'usage prend une trop grande importance dans le processus de valorisation. Le procès d'usage peut devenir l'élément essentiel de ce processus et entraîner une crise dans la valorisation purement matérielle (la fabrication des supports d'usage).
Un troisième type de crise apparaît sur le plan physique, cette fois-ci, lorsque l'inexistence d'une valorisation dans l'usage compromet physiquement le développement des industries de fabrication de supports. Faute de logiciels appropriés, l'industrie des micro-ordinateurs ne se développe pas dans certains pays. Pas d'images, pas d'industrie de la télévision.
On ne peut ici rappeler les exemples innombrables qui conviennent. L'inexistence d'une valorisation dans l'usage peut impliquer l'inexistence des industries correspondantes, liées au procès d'usage ou de fabrication matérielle , et donner naissance à une crise industrielle.
La crise peut survenir autrement: l'ère de l'acier se proposait de transformer les gens en O.S. par une réduction draconienne des actes dans l'usage de la force de travail, des machines et des produits. Tout procès d'usage devait être réduit à sa plus simple expression, la richesse se traduisant dans l'accumulation d'un maximum de matière. Or, l'usage de force de travail ne se réduit pas à une quantité de force disponible, celui des machines ne se réduit pas non plus à une quantité d'équipements disponibles ni celui des produits à une quantité de matières consommables.
La valorisation ne peut uniquement tenir à une reproduction élargie d'O.S. mais elle exige la prise en compte d'éléments tenant à l'usage seul et non à la matière physique ou financière. La reproduction élargie d'O.S. dispensateurs de force de travail et, en même temps, consommateurs par destruction physique des marchandises qu'ils produisent, n'assure pas une valorisation complète du capital.


De l'industrie à la poésie

Le renversement opéré par l'apparition de l'électronique est donc double: pratique et conceptuel. Je donnerais l'exemple spectaculaire suivant: l'industrie de la reproduction du son (électrophones, chaînes Hi-Fi, compact-disc) fabrique du matériel dont l'usage exige la production de disques, par exemple. Ceux-ci n'existent que s'il y a de quoi les « remplir », s'il y a quelque chose à écouter: des chansons, par exemple. À leur tour, les chansons doivent leur existence à celle de chanteurs et musiciens. Et, en fin de compte, de poètes.
Sans poètes, pas de chansons, pas de disques, pas de tourne-disques, ni d'industrie de fabrication matérielle. Cet exemple, un peu simpliste, permet de révéler des cheminements et des liens entre matière et matière grise, qui ne sont pas propres d'ailleurs à l'électronique, et qui invitent à repenser aussi bien les notions de développement industriel que de travail productif. Le développement industriel apparaît ici ombilicalement lié à une création culturelle et scientifique préalable et conséquente.
Si la poésie est une condition de l'industrie du disque, si la production de poésie est valorisante pour la matière appelée disque, tourne-disque ou autre, quel est dans ce cas le travail producteur de valeur ? Celui du poète ou celui de l'ouvrier du disque? Sans poésie, sans contenu, le disque n'a aucune valeur. Sans logiciel, l'ordinateur n'a aucune valeur. Sans écriture, l'assemblage de pages blanches ne fait pas un livre. Ce procès d'usage devient aujourd'hui un meilleur moyen de valorisation que la fabrication ou l'échange des produits.
Les besoins de l'électronique en programmes (images, sons, logiciels) sont tels que l'offre de programmes en est devenue un moyen de valorisation meilleur que la fabrication de matières. La production qui alimente le procès d'usage est devenue celle qui valorise le mieux le capital. Ce qui n'était pas le cas dans l'ère de l'acier et la valeur-matière. Dans celle-ci, l'usage du produit était davantage une destruction immédiate ou différée de l'objet qu'un procès exigeant un savoir-faire et une continuelle reproduction. Dans le procès d'usage le produit doit au contraire être conservé. Sa destruction ferait disparaître toute valorisation dans l'usage. Plus la destruction d'acier est rapide, plus la rotation de capital s'accélère. Ici, au contraire, on a intérêt à ce que l'usager maintienne un procès d'usage continu sans détruire la matière. Un téléphone en panne et ce sont autant de communications en moins. C'est dans sa consommation – non productive – que se valorise le matériel dans le procès d'usage.
Une vidéo-cassette rapporte davantage aux propriétaires des divers droits culturels qu'à son fabricant. On estime à l'heure actuelle que le tiers des revenus de l'industrie de la télévision revient aux producteurs de programmes. Le capital serait moins en quête d'ouvriers que d'auteurs et de consommateurs aptes à prolonger le procès d'usage. Réduire le temps d'usine (la valeur-matière) et accroître la valorisation dans le procès d'usage; former donc les gens en conséquence et, à la limite, faire du procès d'usage un procès de travail (travail à domicile sur des consoles).
Ce nouveau type de valorisation engendre de nouveaux conflits d'intérêts dans la sphère du capital mais également de nouvelles structurations aussi bien dans la production que dans l'organisation du travail ou dans les cycles de valorisation. En électronique, la diversification vise essentiellement le procès d'usage.
En 1982, les revenus des télévisions payantes américaines ont atteint 2,4 milliards de dollars, alors que le chiffre d'affaires des productions d'appareils (consoles d'ordinateurs comprises) n'atteignait que 5 milliards. Or, la télévision payante n'est qu'une des formes de valorisation dans le procès d'usage.
La valeur d'un produit ne tient donc pas uniquement à son usage matériel ou à sa fabrication matérielle (ainsi qu'il se devait dans. l'ère de l'acier). Aujourd'hui toute valorisation de capital, et notamment dans l'électronique, repose sur un double procès: un procès de production matérielle et un procès d'usage, c'est-à-dire une double production, celle de disques et celle de chansons.
Dans ce cas, la poésie est-elle productive de valeur? Certainement. Et ceci nous permet de nous rendre compte que le concept de travail « productif» ou «improductif» renvoie à une situation historique précise ou les enjeux de pouvoir impliquent son apparition: bourgeoisie faisant du travail en usine le seul créateur de valeur ou « classe » ouvrière visant le pouvoir en s'auto-légitimant par le label de productive. Le docteur Quesnay, qui vivait au XVIIIè siècle dans le cadre d'autres enjeux de pouvoir, qualifiait tous ces groupes de « stériles ». À leur tour, bourgeois et ouvriers prendront leur revanche en qualifiant les autres de « stériles» ou «improductifs» ou « parasites » ou «oisifs» (Saint-Simon). Il s'agit donc de trouver les concepts reflétant également notre situation historique présente et traduisant les enjeux de pouvoir qu'elle recèle. La prétention à échapper à l'histoire par la construction de concepts valables en tous lieux et tous temps est certainement vaine.
Après donc l'époque du commerce industrialisant (mercantilisme), celle de l'agriculture productive (physiocratisme), et celle de la sidérurgie entraînante (capitalisme classique et marxisme), se dessinent aujourd'hui les prémices d'une nouvelle époque. Y réapparaît une notion centrale: celle de l'unité de l'activité humaine, unité de la poésie et de l'industrie. Voici donc le défi que nous lancent les nouvelles stratégies du capital international. Nous le relèveront d'autant plus valablement si nous nous appuyons sur une création scientifique et culturelle capable de consolider nos industries d'avenir. Si l'acier reste industrialisant, l'écriture le devient davantage encore.


ahmed henni
I.S.E. Oran

Membres

Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)