lundi 11 mai 2009

Entreprises : quelle part pour les salaires ?

Article paru dans le journal L'Humanité
le 21 avril 2009

Tribune libre

Par Ahmed Henni, économiste (*).

La tradition veut que l’on mesure le partage de la richesse entre le travail et le capital par les parts respectives de chacun dans la valeur ajoutée des entreprises. Cette façon de faire permet de voir qui, au cours du temps, voit sa part augmenter ou diminuer. Il est connu que la part des salaires en France a augmenté durant les Trente Glorieuses pour se stabiliser après, sinon diminuer. Les rémunérations des salariés (charges sociales comprises) ne représentaient que 51,4 % de la valeur ajoutée en 1960. Elles ont, en 1982, atteint un maximum de 63,3 % pour retomber à 57,6 % en 2007 (dernier chiffre de l’INSEE). D’où les revendications d’ajustement de la part des salaires par une ponction sur les profits.

Or un point se doit d’être éclairci au préalable : la valeur ajoutée est-elle encore une mesure adéquate de la richesse capturée par les entreprises ? Si l’on en juge par les chiffres que publient les comptables nationaux, la valeur ajoutée par les entreprises non financières était de 19,6 milliards d’euros en 1960 contre 0,3 milliard pour les revenus qu’elles tiraient de la propriété (intérêts, dividendes, etc.). Les salaires, qui étaient de 9,92 milliards, représentaient donc 50,6 % du total des revenus bruts capturés par les entreprises non financières. En 2007, la valeur ajoutée propre des entreprises non financières a été de 957,1 milliards et les revenus de la propriété encaissés par ces entreprises se sont élevés à 227,6 milliards (en grande partie des dividendes versés par les sociétés dont elles détiennent des actions). Dans ce cas, les salaires ne représentent plus que 46,5 % des revenus bruts enregistrés par les sociétés non financières. Moins qu’en 1960. Tant que les revenus « rentiers » des entreprises restaient insignifiants, cela ne prêtait pas à conséquence. Mais, aujourd’hui, dans ce qui est devenu ce que j’appelle « le capitalisme de rente », ces revenus « rentiers » externes à l’activité propre représentent plus de 40 % du total des revenus bruts des entreprises non financières.

Résumons : sur la base de la valeur ajoutée (les revenus provenant de l’exploitation de l’entreprise), la part des salaires est passée de 51,4 % en 1960 à 57,6 % en 2007. Sur la base de la totalité des revenus perçus par les entreprises non financières (valeur ajoutée propre + revenus de la propriété), la part des salaires est passée de 50,6 % en 1960 à 46,5 % en 2007. Avant donc de parler de partage des profits, il s’agit de voir s’il ne convient pas d’abord de modifier le calcul de la part des salaires en la rapportant, non pas à la seule valeur ajoutée, mais à l’ensemble des revenus encaissés par l’entreprise. Certes, intérêts, dividendes, etc., ne semblent pas être générés par le métier propre de l’entreprise dans lequel sont engagés les salariés. Cependant, sans leur existence et la production passée de valeur ajoutée, les portefeuilles des entreprises n’existeraient pas. Mieux, en investissant dans les titres au lieu d’investir dans du capital matériellement productif, les entreprises ont pénalisé les salariés en les privant de la pérennité de leur emploi.

Les chiffres que publie la Banque de France sur les comptes financiers des entreprises non financières montrent que leurs acquisitions nettes d’actifs financiers sont passées de 66 milliards en 1995 à 295 milliards en 2007 (en euros 2 000). Soit une multiplication par 4,47. Dans le même temps, leur formation brute de capital fixe passait de 103,8 milliards à 199,8. Soit une multiplication par 1,9 seulement. Et, comme on le constate, l’acquisition d’actifs financiers était inférieure à l’investissement matériel en 1995 alors qu’elle le dépasse largement en 2007.

Ce que les salariés perdent en réorientation de l’investissement vers l’investissement de portefeuille devrait être compensé par un calcul de leur revenu sur l’ensemble des richesses capturées par l’entreprise aussi bien par des investissements matériellement productifs que par ses investissements de portefeuille.

Dans notre cas précis, si on maintenait le partage de 1960, ce seraient 48,3 milliards qu’il faudrait ajouter aux salaires bruts pour retrouver le niveau d’il y a cinquante ans.

(*) Auteur de plusieurs travaux sur l’économie de rente.

dimanche 10 mai 2009

Prodromes de l’État mondial



Prodromes de l'État mondial


par Ahmed Henni
Université d'Alger

Revue Peuples Méditerranéens; N°58-59 STRATÉGIE I 1992


La Guerre du Golfe a mis en évidence trois éléments clés d’une réorganisation économique et sociale du monde :
La confirmation de la puissance de l’État-réseau (Koweit) au détriment de l’État-territoire (Irak) ;
La fiscalisation mondiale d’une dépense de guerre américaine et la confirmation de normes d’action qui font des États-Unis l’embryon d’un potentiel État mondial ;
La perte par le Tiers-Monde de son statut de sujet de l’Histoire mondiale.
L’État-réseau et l’État-territoire.
En essaimant autour de la Méditerranée à travers leurs comptoirs commerciaux, les marchands phéniciens de Tyr créent, il y a deux mille ans, l’un des premiers États-réseau de l’histoire. Cet État tire sa puissance de relations marchandes. Ses revenus ne proviennent pas de la conquête de territoires mais de l’ouverture continuelle de routes commerciales et de comptoirs. L’innovation "entrepreneuriale" réside dans la création de réseaux de capture de la valeur. Il est indifférent pour les Phéniciens que leur capitale ne soit plus Tyr (au Liban) mais Carthage (en Tunisie). L’essentiel est qu’elle soit le centre optimal du commerce international, du réseau. C’est ainsi que les capitales des États marchands évolueront au gré des routes commerciales.
De ces capitales, centres nerveux de la capture de la valeur internationale, il ne reste, le plus souvent, plus de trace. Face à Carthage, se dresse Rome, État-territoire par excellence, origine de la féodalité européenne. L’État-territoire vit du surplus produit par l’exploitation de la terre et maximise ses revenus en maximisant ses conquêtes territoriales. Sa capitale, symbole du commandement territorial est fixe et, de ce fait, bâtie pour durer (la Ville éternelle). C’est le modèle du château du Seigneur féodal. L’État peut disparaître, sa capitale reste. L’échange marchand a toujours surimposé sur ces États-territoire des espaces-réseaux qui, petit à petit, se sont transformés en structures sociales hégémoniques, renversant le pouvoir bâti sur l’espace-territoire. C’est la lutte bien connue entre marchands et féodaux.
Certes, la première confrontation sérieuse se situe en Méditerranée et oppose l’État-réseau de Carthage à l’État-territoire de Rome. Elle se solde par la défaite des marchands face aux colons. La victoire de Rome relègue les relations commerciales au second rang dans les modes de capture de la valeur et de la production de la puissance. Elle ouvre l’époque où seul le labeur (labour des terres et plus tard labeur sur les machines) est à l’origine de la puissance. La stratégie des États devient une stratégie de conquêtes territoriales et de contrôle de la plus grande force de travail possible, le tout géré sur le mode du commandement féodal. Ce mode naturaliste de structuration du monde, alliant la violence physique au territoire et à la force de travail, sera petit à petit rongé par l’action de la circulation marchande, véhiculant valeurs matérielles et valeurs symboliques. Cette action invisible échappe même à un auteur comme J.J. Rousseau qui, à la veille de la révolution bourgeoise, écrit encore que la création du pouvoir est le fait du "premier qui, ayant enclos un terrain…", s’aveuglant totalement face à l’innovation dans le symbolique.
La défaite de Carthage à peine consommée, la circulation symbolique reprend vite ses droits et s’avère plus prometteuse de progrès et de civilisation que les fiefs issus de l’Empire romain. Ce sont les États musulmans qui, face à la sclérose féodale, redémontrent la pertinence du symbolique dans la capture de la valeur et, par un train de vie brillant, donnent à Carthage sa revanche posthume. C‘est le citoyen d’une république marchande italienne qui, en quête de nouvelles routes commerciales, découvre l’Amérique. Belle histoire que ce malentendu entre un féodal roi d’Espagne, avide de nouveaux territoires, et cet aventurier qui ne cherchait que des routes maritimes ! L’Espagne, privée précisément des "vertus" d’un pouvoir marchand, fera le plus grand ratage de son histoire en faisant de l’Amérique une terre d’exploitation féodale, allant chercher l’or au fond des mines au lieu de le gagner en devenant le pourvoyeur de l’Europe en produits tropicaux. Or, quand l’Espagne veut conquérir des territoires, quand Napoléon veut contrôler un continent, quand des communistes encore frappés de naturalisme restent affamés de territoires, l’Angleterre, dès le départ, vise à contrôler des routes maritimes, détourne à son profit la découverte de Christophe Colomb et fait de Londres le centre d’un réseau de circulation symbolique.
Les États-Unis ont, finalement, reproduit cet esprit, eux qui contrôlent le monde par une multitude de réseaux militaires, économiques, financiers et culturels, optimisant ainsi leur capture de la valeur internationale. Aujourd’hui, des marchandises nouvelles, des véhicules nouveaux de la circulation sont apparus qui confortent l’hégémonie historique des marchands. Ce sont tous ces signes monétaires, équations, textes, images, paroles, mots, sons, programmes qui, par leur circulation à la vitesse de l’électron, multiplient à l’infini la vitesse de reproduction du cycle des valeurs et permettent de réaliser une capture sans précédent de la valeur internationale, bousculant géographie et frontières. Ces signes se rattachent à des têtes de réseaux qui les émettent à travers le monde entier, ramassant ainsi une valeur qui provient du monde entier et non d’un territoire limité. C’est la Suisse qui prête de l’argent à l’URSS et non l’inverse. Ce sont aujourd’hui ces têtes de réseaux commandant les complexes électronico-financiers, qui donnent la vraie puissance, confortant l’avancée historique des marchands, devenus bourgeoisie, vers le statut de première classe dans l’histoire mondiale à accéder au rang de classe dominante mondiale.
L’État mondial est à nos portes. La Seconde Guerre mondiale a, probablement, été la dernière manifestation de l’esprit de conquête féodal. Elle clôt, me semble-t-il, définitivement l’ère féodale. La Guerre du Golfe devient alors contemporaine de l’achèvement de ce processus par l’entrée des pays communistes dans l’ère des réseaux. Les marchands sans territoire ont porté aujourd’hui la circulation symbolique à un niveau fabuleux. Lorsque la totalité des marchandises physiques échangées entre les nations n’atteint que la valeur de 3.000 milliards de dollars par an, la circulation des signes et du papier porte, elle, annuellement, sur 150.000 milliards de dollars. S’échiner à contrôler mines de fer, aciéries, populations de travailleurs pour arriver à réaliser 1% du commerce international de la matière naturelle transformée ne rapporterait que 30 milliards. Contrôler par un réseau électronico-financier 1 % de la circulation des signes rapporterait 1.500 milliards de dollars par an ! Chaque écriture, chaque idée, chaque mot sont autant de moyens de capturer de la valeur, moyens plus prometteurs que les labours et le labeur. Ce sont les sillons électroniques qui donnent aujourd’hui les récoltes les plus fabuleuses. C’est le Japon, île sans ressources naturelles, qui devient le centre d’un espace économique, industriel, financier et culturel embrassant le monde. Le contrôle des réseaux apporte toujours plus de puissance que le contrôle de territoire.
Voici le dollar, monnaie rattachée à un territoire. Imaginons maintenant un complexe de circulation de signes s’appuyant sur une multitude de points d’échanges marchands reliés par calculateur, téléphone, satellite, terminaux, parlant une seule langue, utilisant les mêmes codes et programmes, bref évoluant dans une même culture mondiale électronico-financière et gérant 24 heures sur 24 la valeur du dollar. C’est la réalité d’aujourd’hui. Quand la Bourse de New York ferme, les ordinateurs des courtiers veillent et se branchent sur Tokyo qui ouvre, suivie par Singapour puis Zurich puis Londres, de telle sorte que le soleil ne se couche jamais sur la circulation du dollar. Charles Quint ne pouvait pas imaginer une seconde que, sans contrôler tous ces territoires, arriverait le jour où, effectivement, le soleil ne se couchât jamais sur un empire. Mais cet empire est, grâce à l’électronique, un empire bâti sur la circulation symbolique. Il accroit sa puissance de jour en jour en faisant circuler les signes qu’il émet à travers un réseau où chaque jour de nouvelles populations viennent s’intégrer pour y parler le même langage, utiliser les mêmes techniques, partager la même culture électronico-financière et adorer le même dieu dollar. S’intégrer dans un tel réseau, c’est faire partie d’une communauté marchande invisible et solidaire, brassant 150.000 milliards de dollars par an. Le Koweit en était.
Etre en dehors de ce réseau, c’est subir sa loi car quand le titulaire d’un territoire dort après une journée épuisante de labour ou qu’il veille pour garder son territoire, le réseau, lui, a, dans la nuit, c’est à dire là où le soleil permet à la bourse de travailler, modifié la valeur du dollar et vous a rendu riche ou pauvre pendant votre sommeil. Il a décidé de votre destin. C’est cela aussi l’annonce de l’État mondial.
Vers l’État mondial ?
La Guerre du Golfe a mis en évidence l’efficacité de la mobilisation des réseaux, et elle l’a fait au profit d’une seule puissance : les États-Unis. Elle indique aussi que les formes de la circulation, sources de l’hégémonie de la classe bourgeoisie, se mondialisent et prennent le pas sur les formes territoriales. Les États-Unis sont actifs, l’URSS paralysée. Il est inutile de recenser ici la nature des réseaux mobilisés lors de cette Guerre : ils sont aussi bien militaires que médiatiques ou financiers et culturels. Ils s’appuient presque tous sur un gigantesque complexe matériel servant à la circulation ultra-rapide de signes de toutes natures. Le satellite transmet aussi bien le renseignement que l’information ou l’image ou encore l’ordre d’exécution d’une opération militaire ou financière. Mais ce qui s’est manifesté de façon nouvelle et brutale est la fiscalisation mondiale des opérations de guerre au profit d’un seul État. Ce sont des milliards de dollars qui ont été versés au Trésor américain par l’Arabie, le Koweit, le Japon, l’Allemagne et qui ont servi explicitement au financement de l’armée américaine.
Il devient clair que s’opère une intégration des diverses nations dans l’ordre de la circulation d’origine marchande, ordre prenant des formes nouvelles (électronique) mais, en réalité, achèvement de l’ordre en construction depuis Carthage et couronnement de la bourgeoisie comme classe dominante mondiale. Cet ordre se centralise et se hiérarchise autour de la circulation des signes, faisant des places brassant le plus de signes les capitales du monde futur. C’est pourquoi la Guerre du Golfe ne crée pas de nouvel ordre. Elle manifeste un stade encore plus élevé de l’ordre marchand de la circulation et du symbolique. Cet ordre avait déjà atteint un stade avancé quand, en 1971, le Président Nixon avait procédé au coup de force dans la sphère du symbolique en annonçant l’inconvertibilité du dollar américain. En brisant le lien existant entre l’or (la matière naturelle) et le dollar (le signe abstrait de la valeur), le Président Nixon proclamait l’avènement planétaire de l’ordre du signe monétaire.
Auparavant, les États-Unis devaient rembourser en or tous les dollars-papier que leurs renvoyaient les autres nations. De ce fait, ils devaient donner une marchandise naturelle, produite dans des mines par des hommes contre les autres marchandises matérielles qu’ils achetaient avec du papier-dollar. Dans le cas précis, les États-Unis, ayant acheté plus qu’ils n’avaient vendu, transféraient à l’extérieur plus de dollars qu’ils n’en recevaient. Ce surplus de dollars gagné par les autres nations leur était représenté pour qu’ils en donnent la contrepartie en or et solder les échanges. Ce système qui obligeait les États-Unis à produire matériellement pour exporter et équilibrer matériellement les échanges limitait en fait l’accès des États-Unis aux produits matériels de la planète. Pour pouvoir capturer les ressources planétaires, il fallait soit en produire la contrepartie matérielle soit aller conquérir des territoires. Tel était l’ordre industriel miné encore par des contradictions de type matériel.
Le coup de force du Président Nixon met un terme à ce type de contraintes. En ne remboursant plus en or les surplus de dollars détenus par les autres nations, les États-Unis peuvent dorénavant acheter plus qu’ils ne vendent, c’est à dire avoir un accès libre à toutes les ressources de la planète sans pour autant être obligés de produire matériellement la contrepartie de leurs achats : il suffit qu’ils impriment du papier-dollar. C’est une révolution. Les États-Unis n’ont plus besoin de conquêtes territoriales. Ils ont besoin d’un système de circulation des marchandises commandé par la circulation du dollar qu’ils peuvent émettre à volonté et qu’ils sont les seuls à émettre. Ceci veut dire que les États-Unis deviennent la première et la seule puissance au monde à pouvoir acheter des marchandises contre du papier.
C’est, historiquement, la situation du Prince. Le privilège de battre monnaie, origine de l’État, confère au Prince la faculté de s’approprier sans les produire les richesses matérielles créées par ses sujets. Bref, les États-Unis ne sont plus dans l’obligation de produire matériellement des marchandises. Ils peuvent se contenter de produire des signes et du papier pour vivre. Quand il se constitue historiquement, l’État devient le centre de l’émission symbolique. Les surplus de dollars aux mains des autres nations ne pouvant être échangés contre de l’or américain sont le plus souvent replacés en bons du Trésor américain. Tel est le destin des surplus allemands, japonais et… koweitiens. Les États-Unis ne se contentent donc pas d’acheter plus qu’ils ne vendent. Grâce à ce déficit, ils font financer leurs dépenses budgétaires ! Situation unique dans l’histoire du monde. Les États-Unis sont alors dans la situation du Souverain (au sens de Quesnay) qui émet la monnaie et centralise, par son Trésor public, le reflux de cette monnaie tout en s’assurant, grâce à cette circulation, une appropriation conséquente de marchandises. Bref, par l’inconvertibilité en or du dollar américain et par le financement de leur déficit budgétaire par les autres nations, les États-Unis se sont ménagé un accès libre à l’ensemble des ressources de la planète et ont institué une circulation mondiale du dollar s’apparentant à une circulation de type fiscal. Ils fonctionnent comme un État mondial.
Ils ne sont plus en contradiction industrielle avec les autres puissances industrielles. Celles-ci sont devenues des puissances serves, fournissant marchandises et dollars au Souverain. S’il y a une contradiction, c’est celle qui oppose le Prince à ses vassaux. Le Prince, dans ses conditions, ne tolèrera pas qu’un élément essentiel de ce dispositif soit inquiété. Le Koweit, sans être conquis, livre du pétrole et replace les dollars ainsi acquis en papier financiers. Il représente l’élément modèle du système. On peut, en conséquence, ordonner et hiérarchiser ainsi le monde :
1 - Un pôle du type financier et fiscal qui assure les fonctions de Trésor public mondial et de prêteur en dernier ressort. Il assume les fonctions de Souverain prélevant ses dîmes et ses rentes et accédant librement au ressources mondiales grâce à des mécanismes fondés sur la circulation symbolique.
2 - Un ensemble de pays relais de cette circulation produisant également des marchandises matérielles et exportant leurs surplus financiers vers le Trésor du Souverain.
3 - Un ensemble de pays fournisseurs de ressources naturelles.
4 - Un ensemble de pays étrangers à cette circulation (le quart monde) et n’espérant pas, à court terme, en faire partie, se contentant de s’inscrire sur la file d’attente de la charité internationale.
Disparition du Tiers-Monde
C’est pourquoi la notion de Tiers-Monde n’a plus de sens. Le Tiers-Monde a suivi les pays communistes dans leur stratégie naturaliste de développement espérant par la transformation des matières naturelles accéder au rang de sujet de l’histoire. Ce type de stratégie, entrepris après la Seconde Guerre mondiale, advenait au moment précis où cette Guerre sonnait le glas des stratégies naturalistes. Il arriva aux théoriciens du développement ce qui arriva à Rousseau qui, à la veille de la Révolution bourgeoise, pensait encore territoire. La Guerre du Golfe manifeste de manière éclatante l’échec des stratégies de territoire (l’Irak) face aux stratégies de réseaux (le Koweit). Elle pourrait permettre de repenser la nature de la force de pays comme Israël qui, grâce à l’optimisation de multiples réseaux, arrive à faire face à de nombreuses populations vivant sur des territoires étendus. Elle révèle également qu’il n’y a plus de solidarisme possible bâti sur l’idéologie naturaliste du développement.
Le Tiers-Monde a éclaté et se disperse en Pérou qui meurt du choléra dans l’indifférence générale, en Colombie vivant de la drogue, en Libéria où une bande de 400 individus provoque des malheurs interminables, en Cambodge qui n’intéresse plus personne ou en Somalie ou Ethiopie où l’on ne sait pas ce qui s’y passe. Les territoires meurent quand les relais des réseaux sont à la une de l’actualité mondiale. Les grands absents de la Guerre du Golfe sont les avant-gardes du Tiers-Monde d’hier. Le sort des territoires est légué aux possibilités qu’offre la charité mondiale. Rien de ce qui s’y passe ne secoue l’histoire. Après avoir "sauvé" leur relais (le Koweit) les sujets qui animent l’histoire de la circulation marchande ferment les yeux sur les massacres à l’intérieur du territoire-Irak. La Guerre du Golfe a manifesté la dispersion du monde arabe lui-même : pays s’intégrant dans l’ordre financier nouveau d’un côté, pays rêvant encore du messianisme naturaliste de l’acier de l’autre.
Les pays du Tiers-Monde ne peuvent, à l’heure actuelle, qu’espérer ne pas faire partie du lot relevant de la charité internationale et se faire une petite place dans les réseaux de circulation. Espérer la grande industrie, c’est d’abord savoir capturer la valeur internationale par le savoir faire circulatoire. Négliger le développement de la production de signes (papier financier, programmes informatiques, production intellectuelle et médiatique) a été et sera l’erreur fatale. D’où la nécessaire démocratisation. A moins qu’on préfère attendre les miettes de la charité internationale en s’inscrivant sur une file d’attente qui grandit de jour en jour.
Université d’Alger
Août 1991


Membres

Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)