Article paru dans le journal L'Humanité le 21 avril 2009 Tribune libre Par Ahmed Henni, économiste (*).La tradition veut que l’on mesure le partage de la richesse entre le travail et le capital par les parts respectives de chacun dans la valeur ajoutée des entreprises. Cette façon de faire permet de voir qui, au cours du temps, voit sa part augmenter ou diminuer. Il est connu que la part des salaires en France a augmenté durant les Trente Glorieuses pour se stabiliser après, sinon diminuer. Les rémunérations des salariés (charges sociales comprises) ne représentaient que 51,4 % de la valeur ajoutée en 1960. Elles ont, en 1982, atteint un maximum de 63,3 % pour retomber à 57,6 % en 2007 (dernier chiffre de l’INSEE). D’où les revendications d’ajustement de la part des salaires par une ponction sur les profits. Or un point se doit d’être éclairci au préalable : la valeur ajoutée est-elle encore une mesure adéquate de la richesse capturée par les entreprises ? Si l’on en juge par les chiffres que publient les comptables nationaux, la valeur ajoutée par les entreprises non financières était de 19,6 milliards d’euros en 1960 contre 0,3 milliard pour les revenus qu’elles tiraient de la propriété (intérêts, dividendes, etc.). Les salaires, qui étaient de 9,92 milliards, représentaient donc 50,6 % du total des revenus bruts capturés par les entreprises non financières. En 2007, la valeur ajoutée propre des entreprises non financières a été de 957,1 milliards et les revenus de la propriété encaissés par ces entreprises se sont élevés à 227,6 milliards (en grande partie des dividendes versés par les sociétés dont elles détiennent des actions). Dans ce cas, les salaires ne représentent plus que 46,5 % des revenus bruts enregistrés par les sociétés non financières. Moins qu’en 1960. Tant que les revenus « rentiers » des entreprises restaient insignifiants, cela ne prêtait pas à conséquence. Mais, aujourd’hui, dans ce qui est devenu ce que j’appelle « le capitalisme de rente », ces revenus « rentiers » externes à l’activité propre représentent plus de 40 % du total des revenus bruts des entreprises non financières. Résumons : sur la base de la valeur ajoutée (les revenus provenant de l’exploitation de l’entreprise), la part des salaires est passée de 51,4 % en 1960 à 57,6 % en 2007. Sur la base de la totalité des revenus perçus par les entreprises non financières (valeur ajoutée propre + revenus de la propriété), la part des salaires est passée de 50,6 % en 1960 à 46,5 % en 2007. Avant donc de parler de partage des profits, il s’agit de voir s’il ne convient pas d’abord de modifier le calcul de la part des salaires en la rapportant, non pas à la seule valeur ajoutée, mais à l’ensemble des revenus encaissés par l’entreprise. Certes, intérêts, dividendes, etc., ne semblent pas être générés par le métier propre de l’entreprise dans lequel sont engagés les salariés. Cependant, sans leur existence et la production passée de valeur ajoutée, les portefeuilles des entreprises n’existeraient pas. Mieux, en investissant dans les titres au lieu d’investir dans du capital matériellement productif, les entreprises ont pénalisé les salariés en les privant de la pérennité de leur emploi. Les chiffres que publie la Banque de France sur les comptes financiers des entreprises non financières montrent que leurs acquisitions nettes d’actifs financiers sont passées de 66 milliards en 1995 à 295 milliards en 2007 (en euros 2 000). Soit une multiplication par 4,47. Dans le même temps, leur formation brute de capital fixe passait de 103,8 milliards à 199,8. Soit une multiplication par 1,9 seulement. Et, comme on le constate, l’acquisition d’actifs financiers était inférieure à l’investissement matériel en 1995 alors qu’elle le dépasse largement en 2007. Ce que les salariés perdent en réorientation de l’investissement vers l’investissement de portefeuille devrait être compensé par un calcul de leur revenu sur l’ensemble des richesses capturées par l’entreprise aussi bien par des investissements matériellement productifs que par ses investissements de portefeuille. Dans notre cas précis, si on maintenait le partage de 1960, ce seraient 48,3 milliards qu’il faudrait ajouter aux salaires bruts pour retrouver le niveau d’il y a cinquante ans. (*) Auteur de plusieurs travaux sur l’économie de rente. |
lundi 11 mai 2009
Entreprises : quelle part pour les salaires ?
Libellés :
partage de la valeur ajoutée,
rente,
salaires
dimanche 10 mai 2009
Prodromes de l’État mondial
Prodromes
de l'État
mondial
par
Ahmed Henni
Université
d'Alger
La
Guerre du Golfe a mis en évidence trois éléments clés d’une
réorganisation économique et sociale du monde :
La
confirmation de la puissance de l’État-réseau (Koweit) au
détriment de l’État-territoire (Irak) ;
La
fiscalisation mondiale d’une dépense de guerre américaine et la
confirmation de normes d’action qui font des États-Unis l’embryon
d’un potentiel État mondial ;
La
perte par le Tiers-Monde de son statut de sujet de l’Histoire
mondiale.
L’État-réseau
et l’État-territoire.
En
essaimant autour de la Méditerranée à travers leurs comptoirs
commerciaux, les marchands phéniciens de Tyr créent, il y a deux
mille ans, l’un des premiers États-réseau de l’histoire. Cet
État tire sa puissance de relations marchandes. Ses revenus ne
proviennent pas de la conquête de territoires mais de l’ouverture
continuelle de routes commerciales et de comptoirs. L’innovation
"entrepreneuriale" réside dans la création de réseaux de
capture de la valeur. Il est indifférent pour les Phéniciens que
leur capitale ne soit plus Tyr (au Liban) mais Carthage (en Tunisie).
L’essentiel est qu’elle soit le centre optimal du commerce
international, du réseau. C’est ainsi que les capitales des États
marchands évolueront au gré des routes commerciales.
De
ces capitales, centres nerveux de la capture de la valeur
internationale, il ne reste, le plus souvent, plus de trace. Face à
Carthage, se dresse Rome, État-territoire par excellence, origine de
la féodalité européenne. L’État-territoire vit du surplus
produit par l’exploitation de la terre et maximise ses revenus en
maximisant ses conquêtes territoriales. Sa capitale, symbole du
commandement territorial est fixe et, de ce fait, bâtie pour durer
(la Ville éternelle). C’est le modèle du château du Seigneur
féodal. L’État peut disparaître, sa capitale reste. L’échange
marchand a toujours surimposé sur ces États-territoire des
espaces-réseaux qui, petit à petit, se sont transformés en
structures sociales hégémoniques, renversant le pouvoir bâti sur
l’espace-territoire. C’est la lutte bien connue entre marchands
et féodaux.
Certes,
la première confrontation sérieuse se situe en Méditerranée et
oppose l’État-réseau de Carthage à l’État-territoire de Rome.
Elle se solde par la défaite des marchands face aux colons. La
victoire de Rome relègue les relations commerciales au second rang
dans les modes de capture de la valeur et de la production de la
puissance. Elle ouvre l’époque où seul le labeur (labour des
terres et plus tard labeur sur les machines) est à l’origine de la
puissance. La stratégie des États devient une stratégie de
conquêtes territoriales et de contrôle de la plus grande force de
travail possible, le tout géré sur le mode du commandement féodal.
Ce mode naturaliste de structuration du monde, alliant la violence
physique au territoire et à la force de travail, sera petit à petit
rongé par l’action de la circulation marchande, véhiculant
valeurs matérielles et valeurs symboliques. Cette action invisible
échappe même à un auteur comme J.J. Rousseau qui, à la veille de
la révolution bourgeoise, écrit encore que la création du pouvoir
est le fait du "premier qui, ayant enclos un terrain…",
s’aveuglant totalement face à l’innovation dans le symbolique.
La
défaite de Carthage à peine consommée, la circulation symbolique
reprend vite ses droits et s’avère plus prometteuse de progrès et
de civilisation que les fiefs issus de l’Empire romain. Ce sont les
États musulmans qui, face à la sclérose féodale, redémontrent la
pertinence du symbolique dans la capture de la valeur et, par un
train de vie brillant, donnent à Carthage sa revanche posthume.
C‘est le citoyen d’une république marchande italienne qui, en
quête de nouvelles routes commerciales, découvre l’Amérique.
Belle histoire que ce malentendu entre un féodal roi d’Espagne,
avide de nouveaux territoires, et cet aventurier qui ne cherchait que
des routes maritimes ! L’Espagne, privée précisément des
"vertus" d’un pouvoir marchand, fera le plus grand ratage
de son histoire en faisant de l’Amérique une terre d’exploitation
féodale, allant chercher l’or au fond des mines au lieu de le
gagner en devenant le pourvoyeur de l’Europe en produits tropicaux.
Or, quand l’Espagne veut conquérir des territoires, quand Napoléon
veut contrôler un continent, quand des communistes encore frappés
de naturalisme restent affamés de territoires, l’Angleterre, dès
le départ, vise à contrôler des routes maritimes, détourne à son
profit la découverte de Christophe Colomb et fait de Londres le
centre d’un réseau de circulation symbolique.
Les
États-Unis ont, finalement, reproduit cet esprit, eux qui contrôlent
le monde par une multitude de réseaux militaires, économiques,
financiers et culturels, optimisant ainsi leur capture de la valeur
internationale. Aujourd’hui, des marchandises nouvelles, des
véhicules nouveaux de la circulation sont apparus qui confortent
l’hégémonie historique des marchands. Ce sont tous ces signes
monétaires, équations, textes, images, paroles, mots, sons,
programmes qui, par leur circulation à la vitesse de l’électron,
multiplient à l’infini la vitesse de reproduction du cycle des
valeurs et permettent de réaliser une capture sans précédent de la
valeur internationale, bousculant géographie et frontières. Ces
signes se rattachent à des têtes de réseaux qui les émettent à
travers le monde entier, ramassant ainsi une valeur qui provient du
monde entier et non d’un territoire limité. C’est la Suisse qui
prête de l’argent à l’URSS et non l’inverse. Ce sont
aujourd’hui ces têtes de réseaux commandant les complexes
électronico-financiers, qui donnent la vraie puissance, confortant
l’avancée historique des marchands, devenus bourgeoisie, vers le
statut de première classe dans l’histoire mondiale à accéder au
rang de classe dominante mondiale.
L’État
mondial est à nos portes. La Seconde Guerre mondiale a,
probablement, été la dernière manifestation de l’esprit de
conquête féodal. Elle clôt, me semble-t-il, définitivement l’ère
féodale. La Guerre du Golfe devient alors contemporaine de
l’achèvement de ce processus par l’entrée des pays communistes
dans l’ère des réseaux. Les marchands sans territoire ont porté
aujourd’hui la circulation symbolique à un niveau fabuleux.
Lorsque la totalité des marchandises physiques échangées entre les
nations n’atteint que la valeur de 3.000 milliards de dollars par
an, la circulation des signes et du papier porte, elle, annuellement,
sur 150.000 milliards de dollars. S’échiner à contrôler mines de
fer, aciéries, populations de travailleurs pour arriver à réaliser
1% du commerce international de la matière naturelle transformée ne
rapporterait que 30 milliards. Contrôler par un réseau
électronico-financier 1 % de la circulation des signes rapporterait
1.500 milliards de dollars par an ! Chaque écriture, chaque idée,
chaque mot sont autant de moyens de capturer de la valeur, moyens
plus prometteurs que les labours et le labeur. Ce sont les sillons
électroniques qui donnent aujourd’hui les récoltes les plus
fabuleuses. C’est le Japon, île sans ressources naturelles, qui
devient le centre d’un espace économique, industriel, financier et
culturel embrassant le monde. Le contrôle des réseaux apporte
toujours plus de puissance que le contrôle de territoire.
Voici
le dollar, monnaie rattachée à un territoire. Imaginons maintenant
un complexe de circulation de signes s’appuyant sur une multitude
de points d’échanges marchands reliés par calculateur, téléphone,
satellite, terminaux, parlant une seule langue, utilisant les mêmes
codes et programmes, bref évoluant dans une même culture mondiale
électronico-financière et gérant 24 heures sur 24 la valeur du
dollar. C’est la réalité d’aujourd’hui. Quand la Bourse de
New York ferme, les ordinateurs des courtiers veillent et se
branchent sur Tokyo qui ouvre, suivie par Singapour puis Zurich puis
Londres, de telle sorte que le soleil ne se couche jamais sur la
circulation du dollar. Charles Quint ne pouvait pas imaginer une
seconde que, sans contrôler tous ces territoires, arriverait le jour
où, effectivement, le soleil ne se couchât jamais sur un empire.
Mais cet empire est, grâce à l’électronique, un empire bâti sur
la circulation symbolique. Il accroit sa puissance de jour en jour en
faisant circuler les signes qu’il émet à travers un réseau où
chaque jour de nouvelles populations viennent s’intégrer pour y
parler le même langage, utiliser les mêmes techniques, partager la
même culture électronico-financière et adorer le même dieu
dollar. S’intégrer dans un tel réseau, c’est faire partie d’une
communauté marchande invisible et solidaire, brassant 150.000
milliards de dollars par an. Le Koweit en était.
Etre
en dehors de ce réseau, c’est subir sa loi car quand le titulaire
d’un territoire dort après une journée épuisante de labour ou
qu’il veille pour garder son territoire, le réseau, lui, a, dans
la nuit, c’est à dire là où le soleil permet à la bourse de
travailler, modifié la valeur du dollar et vous a rendu riche ou
pauvre pendant votre sommeil. Il a décidé de votre destin. C’est
cela aussi l’annonce de l’État mondial.
Vers
l’État mondial ?
La
Guerre du Golfe a mis en évidence l’efficacité de la mobilisation
des réseaux, et elle l’a fait au profit d’une seule puissance :
les États-Unis. Elle indique aussi que les formes de la circulation,
sources de l’hégémonie de la classe bourgeoisie, se mondialisent
et prennent le pas sur les formes territoriales. Les États-Unis sont
actifs, l’URSS paralysée. Il est inutile de recenser ici la nature
des réseaux mobilisés lors de cette Guerre : ils sont aussi bien
militaires que médiatiques ou financiers et culturels. Ils
s’appuient presque tous sur un gigantesque complexe matériel
servant à la circulation ultra-rapide de signes de toutes natures.
Le satellite transmet aussi bien le renseignement que l’information
ou l’image ou encore l’ordre d’exécution d’une opération
militaire ou financière. Mais ce qui s’est manifesté de façon
nouvelle et brutale est la fiscalisation mondiale des opérations de
guerre au profit d’un seul État. Ce sont des milliards de dollars
qui ont été versés au Trésor américain par l’Arabie, le
Koweit, le Japon, l’Allemagne et qui ont servi explicitement au
financement de l’armée américaine.
Il
devient clair que s’opère une intégration des diverses nations
dans l’ordre de la circulation d’origine marchande, ordre prenant
des formes nouvelles (électronique) mais, en réalité, achèvement
de l’ordre en construction depuis Carthage et couronnement de la
bourgeoisie comme classe dominante mondiale. Cet ordre se centralise
et se hiérarchise autour de la circulation des signes, faisant des
places brassant le plus de signes les capitales du monde futur. C’est
pourquoi la Guerre du Golfe ne crée pas de nouvel ordre. Elle
manifeste un stade encore plus élevé de l’ordre marchand de la
circulation et du symbolique. Cet ordre avait déjà atteint un stade
avancé quand, en 1971, le Président Nixon avait procédé au coup
de force dans la sphère du symbolique en annonçant
l’inconvertibilité du dollar américain. En brisant le lien
existant entre l’or (la matière naturelle) et le dollar (le signe
abstrait de la valeur), le Président Nixon proclamait l’avènement
planétaire de l’ordre du signe monétaire.
Auparavant,
les États-Unis devaient rembourser en or tous les dollars-papier que
leurs renvoyaient les autres nations. De ce fait, ils devaient donner
une marchandise naturelle, produite dans des mines par des hommes
contre les autres marchandises matérielles qu’ils achetaient avec
du papier-dollar. Dans le cas précis, les États-Unis, ayant acheté
plus qu’ils n’avaient vendu, transféraient à l’extérieur
plus de dollars qu’ils n’en recevaient. Ce surplus de dollars
gagné par les autres nations leur était représenté pour qu’ils
en donnent la contrepartie en or et solder les échanges. Ce système
qui obligeait les États-Unis à produire matériellement pour
exporter et équilibrer matériellement les échanges limitait en
fait l’accès des États-Unis aux produits matériels de la
planète. Pour pouvoir capturer les ressources planétaires, il
fallait soit en produire la contrepartie matérielle soit aller
conquérir des territoires. Tel était l’ordre industriel miné
encore par des contradictions de type matériel.
Le
coup de force du Président Nixon met un terme à ce type de
contraintes. En ne remboursant plus en or les surplus de dollars
détenus par les autres nations, les États-Unis peuvent dorénavant
acheter plus qu’ils ne vendent, c’est à dire avoir un accès
libre à toutes les ressources de la planète sans pour autant être
obligés de produire matériellement la contrepartie de leurs achats
: il suffit qu’ils impriment du papier-dollar. C’est une
révolution. Les États-Unis n’ont plus besoin de conquêtes
territoriales. Ils ont besoin d’un système de circulation des
marchandises commandé par la circulation du dollar qu’ils peuvent
émettre à volonté et qu’ils sont les seuls à émettre. Ceci
veut dire que les États-Unis deviennent la première et la seule
puissance au monde à pouvoir acheter des marchandises contre du
papier.
C’est,
historiquement, la situation du Prince. Le privilège de battre
monnaie, origine de l’État, confère au Prince la faculté de
s’approprier sans les produire les richesses matérielles créées
par ses sujets. Bref, les États-Unis ne sont plus dans l’obligation
de produire matériellement des marchandises. Ils peuvent se
contenter de produire des signes et du papier pour vivre. Quand il se
constitue historiquement, l’État
devient le centre de l’émission symbolique. Les surplus de dollars
aux mains des autres nations ne pouvant être échangés contre de
l’or américain sont le plus souvent replacés en bons du Trésor
américain. Tel est le destin des surplus allemands, japonais et…
koweitiens. Les États-Unis ne se contentent donc pas d’acheter
plus qu’ils ne vendent. Grâce à ce déficit, ils font financer
leurs dépenses budgétaires ! Situation unique dans l’histoire du
monde. Les États-Unis sont alors dans la situation du Souverain (au
sens de Quesnay) qui émet la monnaie et centralise, par son Trésor
public, le reflux de cette monnaie tout en s’assurant, grâce à
cette circulation, une appropriation conséquente de marchandises.
Bref, par l’inconvertibilité en or du dollar américain et par le
financement de leur déficit budgétaire par les autres nations, les
États-Unis se sont ménagé un accès libre à l’ensemble des
ressources de la planète et ont institué une circulation mondiale
du dollar s’apparentant à une circulation de type fiscal. Ils
fonctionnent comme un État mondial.
Ils
ne sont plus en contradiction industrielle avec les autres puissances
industrielles. Celles-ci sont devenues des puissances serves,
fournissant marchandises et dollars au Souverain. S’il y a une
contradiction, c’est celle qui oppose le Prince à ses vassaux. Le
Prince, dans ses conditions, ne tolèrera pas qu’un élément
essentiel de ce dispositif soit inquiété. Le Koweit, sans être
conquis, livre du pétrole et replace les dollars ainsi acquis en
papier financiers. Il représente l’élément modèle du système.
On peut, en conséquence, ordonner et hiérarchiser ainsi le monde :
1
- Un pôle du type financier et fiscal qui assure les fonctions de
Trésor public mondial et de prêteur en dernier ressort. Il assume
les fonctions de Souverain prélevant ses dîmes et ses rentes et
accédant librement au ressources mondiales grâce à des mécanismes
fondés sur la circulation symbolique.
2
- Un ensemble de pays relais de cette circulation produisant
également des marchandises matérielles et exportant leurs surplus
financiers vers le Trésor du Souverain.
3
- Un ensemble de pays fournisseurs de ressources naturelles.
4
- Un ensemble de pays étrangers à cette circulation (le quart
monde) et n’espérant pas, à court terme, en faire partie, se
contentant de s’inscrire sur la file d’attente de la charité
internationale.
Disparition
du Tiers-Monde
C’est
pourquoi la notion de Tiers-Monde n’a plus de sens. Le Tiers-Monde
a suivi les pays communistes dans leur stratégie naturaliste de
développement espérant par la transformation des matières
naturelles accéder au rang de sujet de l’histoire. Ce type de
stratégie, entrepris après la Seconde Guerre mondiale, advenait au
moment précis où cette Guerre sonnait le glas des stratégies
naturalistes. Il arriva aux théoriciens du développement ce qui
arriva à Rousseau qui, à la veille de la Révolution bourgeoise,
pensait encore territoire. La Guerre du Golfe manifeste de manière
éclatante l’échec des stratégies de territoire (l’Irak) face
aux stratégies de réseaux (le Koweit). Elle pourrait permettre de
repenser la nature de la force de pays comme Israël qui, grâce à
l’optimisation de multiples réseaux, arrive à faire face à de
nombreuses populations vivant sur des territoires étendus. Elle
révèle également qu’il n’y a plus de solidarisme possible bâti
sur l’idéologie naturaliste du développement.
Le
Tiers-Monde a éclaté et se disperse en Pérou qui meurt du choléra
dans l’indifférence générale, en Colombie vivant de la drogue,
en Libéria où une bande de 400 individus provoque des malheurs
interminables, en Cambodge qui n’intéresse plus personne ou en
Somalie ou Ethiopie où l’on ne sait pas ce qui s’y passe. Les
territoires meurent quand les relais des réseaux sont à la une de
l’actualité mondiale. Les grands absents de la Guerre du Golfe
sont les avant-gardes du Tiers-Monde d’hier. Le sort des
territoires est légué aux possibilités qu’offre la charité
mondiale. Rien de ce qui s’y passe ne secoue l’histoire. Après
avoir "sauvé" leur relais (le Koweit) les sujets qui
animent l’histoire de la circulation marchande ferment les yeux sur
les massacres à l’intérieur du territoire-Irak. La Guerre du
Golfe a manifesté la dispersion du monde arabe lui-même : pays
s’intégrant dans l’ordre financier nouveau d’un côté, pays
rêvant encore du messianisme naturaliste de l’acier de l’autre.
Les
pays du Tiers-Monde ne peuvent, à l’heure actuelle, qu’espérer
ne pas faire partie du lot relevant de la charité internationale et
se faire une petite place dans les réseaux de circulation. Espérer
la grande industrie, c’est d’abord savoir capturer la valeur
internationale par le savoir faire circulatoire. Négliger le
développement de la production de signes (papier financier,
programmes informatiques, production intellectuelle et médiatique) a
été et sera l’erreur fatale. D’où la nécessaire
démocratisation. A moins qu’on préfère attendre les miettes de
la charité internationale en s’inscrivant sur une file d’attente
qui grandit de jour en jour.
Université
d’Alger
Août
1991
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- ahmed henni
- Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)