Guerres
autour des rentes du seigneuriage monétaire: l'Islande, l'Irlande,
la Grèce et les autres
Des
antagonismes de propriété aux antagonismes de souveraineté
par
Ahmed Henni, juillet 2011
La
crise des finances publiques grecques met en avant des antagonismes
de souveraineté d'une nouvelle nature: des États qui se disputent
l'appropriation de l'épargne mondiale non pas pour susciter chez eux
des investissements industriels mais pour financer les différentes
redistributions rentières qu'ils entretiennent (intérêts de la
dette publique, déficit budgétaire entretenant non pas
l'investissement mais la consommation, réductions d'impôts sur le
capital, pensions de retraites, etc.). Bref, l'État n'est plus
l'expression d'une hégémonie d'un capitalisme industriel, un État
bourgeois classique favorisant une accumulation de moyens de
production fondée sur la propriété privée et,
contradictoirement, créatrice d'emplois industriels et consolidant
une classe ouvrière.
L'État
est devenu un délégataire de rentiers de divers ordres utilisant la
souveraineté pour prélever impôts sur des couches ciblées de la
population (par l'usage immodéré d'impôts sur la consommation –
TVA) et rentes de seigneuriage monétaire et, dans un deuxième
temps, les redistribuer à d'autres couches, tout aussi ciblées,
de rentiers petits et grands, tous ceux qui lui prêtent de l'argent
ou lui apportent ses suffrages dans un système électif. En Grèce,
par exemple, l'impôt direct est ridiculement faible. Aux
États-Unis, les différents gouvernements depuis Ronald Reagan n'ont
cessé de réduire la fiscalité du capital et des hauts revenus. En
France, c'est également le cas depuis 2002. L'essentiel du budget
est alimenté par les impôts indirects, ceux qui pèsent sur des
dizaines de millions de consommateurs, même à faible revenu qui,
chaque jour, achètent pain, carburant, etc. En se référant aux
données de l'OCDE (décembre 2010),
on observe, de 2002 à 2009, en % de la richesse nationale, une
diminution des prélèvements sur les revenus et les profits de 0,7
point en Grèce, de 1,1 point en Irlande et de 1,7 point en France
tandis que l'Allemagne augmentait ces impôts de 0,8% de sa richesse
nationale – en France, par exemple, 1 point de richesse nationale
représentait en 2009 un montant de 19 milliards d'euros, alors que,
pour rappel, le besoin de financement des caisses de sécurité
sociale exigeaient 15 milliards (données INSEE).
Impôts sur le revenu et les
profits, en % du PIB, OCDE 2011
|
|
2002
|
2003
|
2004
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
France
|
10,4
|
10,0
|
10,2
|
10,3
|
10,7
|
10,4
|
10,4
|
8,7
|
Allemagne
|
9,9
|
9,7
|
9,5
|
9,8
|
10,7
|
11,2
|
11,5
|
10,7
|
Grèce
|
8,1
|
7,4
|
7,5
|
8,0
|
7,5
|
7,5
|
7,3
|
7,4
|
Irlande
|
11,1
|
11,3
|
11,8
|
11,7
|
12,5
|
12,1
|
10,8
|
10,0
|
Il en est de
même pour les prélèvements directs sur les entreprises: en Grèce,
diminution des rentrées fiscales assises sur l'impôt sur les
bénéfices de 3,4% de la richesse nationale, diminution en Irlande
de 1,3 point et en France, diminution de 1,5 point, tandis qu'en
Allemagne l'État prélevait sur les bénéfices des sociétés 0,3
% de la richesse nationale en plus.
Impôts sur les bénéfices
des sociétés, en % du PIB
|
|
2002
|
2003
|
2004
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
France
|
2,9
|
2,5
|
2,8
|
2,4
|
3,0
|
3,0
|
2,9
|
1,4
|
Allemagne
|
1,0
|
1,3
|
1,6
|
1,7
|
2,1
|
2,2
|
1,9
|
1,3
|
Grèce
|
3,4
|
2,9
|
3,0
|
3,3
|
2,7
|
2,5
|
2,5
|
0,0
|
Irlande
|
3,7
|
3,7
|
3,6
|
3,4
|
3,8
|
3,4
|
2,8
|
2,4
|
L'adhésion
à l'euro permet d'engranger des rentes de seigneuriage monétaire en
accédant à faible coût à l'épargne mondiale et financer ainsi le
moins perçu fiscal sur le capital et les hauts revenus (en d'autres
termes le déficit). L'euro attire plus efficacement les capitaux que
la drachme, le franc ou autre ancienne monnaie nationale. Cette
attractivité était garantie jusqu'en 2008 par des projections
optimistes sur la zone euro et un différentiel de taux positif par
rapport aux autres monnaies (acheter et placer son argent eu euros
rapportait davantage que le placement en dollars ou en yens). L'euro
allait de ce fait introduire une plus vive concurrence entre États
emprunteurs alors que, jusqu'alors, les États-Unis bénéficiaient
presque seuls des rentes de seigneuriage monétaire par l'émission
de dollars demandés par le monde entier.
Pour
financer leurs déficits publics (de l'État fédéral et des États
fédérés), les États-Unis avaient réussi à dollariser l'épargne
mondiale et se l'approprier en grande partie – tout le monde leur
prêtait.
Or, voilà que leur situation d'État rentier semble sérieusement
menacée par l'apparition de nouveaux États rentiers concurrents –
européens – qui, s'appuyant sur l'émission d'une monnaie de plus
en plus recherchée, l'euro, réussissent à capturer une partie de
plus en plus grande de l'épargne mondiale. Objectivement, il est
dans leur intérêt de rétablir la situation antérieure en incitant
l'épargne mondiale à se détourner de ces nouveaux rentiers. Les
États-Unis cherchent, en effet, et depuis longtemps, à équilibrer
leurs émissions excessives de dollars – la base de leur rente de
seigneuriage – en incitant les titulaires extérieurs de dollars à
les rapatrier aux États-Unis sous forme d'investissements ou de
placements en bons du Trésor. Transformer ces dollars en euros –
par des prêts à des pays de la zone euro – n'arrange pas leurs
comptes.
Voici
pour la décennie écoulée les besoins de financement extérieur
tels qu'évalués par le Fonds monétaire international et qui
montrent la montée progressive de la concurrence entre États pour
capter l'épargne mondiale et satisfaire leurs besoins en financement
extérieur – d'où des conflits aigus de souveraineté.
Balance extérieure courante (besoins en
financement extérieur)
en milliards de dollars (Statistiques du FMI,mars
2011)
|
|
2000
|
2001
|
2002
|
2003
|
2004
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
2010
|
États-Unis
|
-416
|
-397
|
-458
|
-520
|
-630
|
-747
|
-802
|
-718
|
-668
|
-378
|
-470
|
Royaume-Uni
|
-39,1
|
-30,39
|
-28,01
|
-29,92
|
-45,64
|
-59,78
|
-82,8
|
-73,03
|
-44,06
|
-37,32
|
-56,02
|
France
|
19,32
|
23,52
|
18,16
|
12,98
|
11,14
|
-10,38
|
-13
|
-25,93
|
-54,63
|
-51,28
|
-53,05
|
Grèce
|
-9,82
|
-9,4
|
-9,58
|
-12,8
|
-13,48
|
-17,87
|
-29,83
|
-44,69
|
-51,21
|
-35,96
|
-31,91
|
Irlande
|
-0,35
|
-0,68
|
-1,22
|
0
|
-1,08
|
-7,09
|
-7,92
|
-13,88
|
-14,97
|
-6,76
|
-1,48
|
Islande
|
-0,88
|
-0,34
|
0,14
|
-0,52
|
-1,3
|
-2,63
|
-4,28
|
-3,21
|
-4,78
|
-1,26
|
-1,01
|
Des
pays euro comme la France, prêteur jusqu'en 2004, deviennent
emprunteurs à partir de 2005: une demande de 10 milliards de dollars
qui bondit à plus de 50 milliards en 2008. La Grèce n'aurait jamais
pu attirer autant de capitaux extérieurs avec la drachme: l'euro lui
permet en 2008 d'enregistrer un déficit presqu'équivalent à celui
de la France. L'Irlande, raisonnable jusqu'en 2003, commence, à
partir de cette date, à avoir des besoins hors norme (15 milliards
de besoin de financement extérieur en 2008). J'ai donné à titre
indicatif et pour illustrer ces comportements rentiers (dépenser
plus qu'on ne gagne) l'exemple de l'Islande qui, dès 2006, a besoin
de plus de 4 milliards pour équilibrer ses comptes extérieurs alors
que sa richesse nationale produite n'était évaluée qu'à 16
milliards. Je ne pense pas que l'on ait été aveugle face à ces
extravagances. Il fallait cependant éviter la faillite de ces pays
pour préserver la valeur des placements des différents « hommes
aux écus » ou banques de la planète qui avaient – pour des
rémunérations conséquentes – satisfait ces besoins anormaux de
financement.
Pour
se rendre compte de l'anormalité connue de certaines situations,
voici un état de la balance courante extérieure de certains pays
mais qui exprime cette fois-ci l'excédent (+) ou le déficit (-) de
la balance extérieure en % de la richesse nationale.
|
2001
|
2002
|
2003
|
2004
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
Allemagne
|
0,0
|
2,1
|
1,9
|
4,7
|
5,1
|
6,5
|
7,9
|
6,7
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Islande
|
-4,3
|
1,5
|
-4,8
|
-9,8
|
-16,2
|
-25,7
|
-20,1
|
-44,2
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Grèce
|
-7,3
|
-6,8
|
-6,6
|
-5,9
|
-7,4
|
-11,3
|
-14,5
|
-14,5
|
Portugal
|
-9,9
|
-8,1
|
-6,1
|
-7,6
|
-9,5
|
-10,0
|
-9,4
|
-12,1
|
Irlande
|
-0,7
|
-0,9
|
0,0
|
-0,6
|
-3,5
|
-3,5
|
-5,3
|
-5,3
|
Espagne
|
-3,9
|
-3,3
|
-3,5
|
-5,3
|
-7,4
|
-9,0
|
-10,0
|
-9,6
|
Italie
|
-0,1
|
-0,8
|
-1,3
|
-0,9
|
-1,7
|
-2,6
|
-2,4
|
-3,4
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
France
|
1,9
|
1,4
|
0,8
|
0,6
|
-0,4
|
-0,5
|
-1,0
|
-2,3
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Royaume-Uni
|
-2,1
|
-1,7
|
-1,6
|
-2,1
|
-2,6
|
-3,3
|
-2,7
|
-1,6
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
États-Unis
|
-3,9
|
-4,3
|
-4,7
|
-5,3
|
-6,0
|
-6,0
|
-5,2
|
-4,9
|
Source:
OCDE, Juin 2010
Si
l'on regarde la colonne 2008, on observe que le déroulement des
crises actuelles y est presque annoncé. L'Islande d'abord qui,
vivant largement au dessus de ses moyens sans bénéficier du
seigneuriage monétaire attaché à l'euro, fait faillite en premier.
En octobre 2008, le Fonds monétaire international appelé au secours
lui accorde un prêt de 2,1 milliards de dollars.
Puis arrivent les pays du Sud de la zone euro, tous avec des comptes
extérieurs structurellement déficitaires depuis de longues années.
Une situation qui aurait duré tant que les pays structurellement
excédentaires (l'Allemagne, première ligne du tableau) – qui
vendent plus qu'ils n'achètent – auraient continué à alimenter
la cagnotte commune ou que des prêteurs soient disposés à combler
les déficits.
Nous
nous trouvons par conséquent devant deux types de conflits de
souveraineté:
Le
premier entre les pays à seigneuriage monétaire international
ancien (Royaume-Uni puis États-Unis) et ceux à seigneuriage
monétaire international nouveau (zone euro), chacun d'entre eux
voulant satisfaire ses besoins en financement extérieur
facilement, en quantité et à moindre coût. Ce sont les
antagonismes mondiaux autour des rentes de seigneuriage.
Le
deuxième type de conflit va apparaitre entre les pays de la zone
euro: entre ceux qui n'ont pas besoin de financement extérieur et
qui ont une position de prêteurs (Allemagne, notamment) et ceux
qui utilisent l'adhésion à l'euro comme une rente de seigneuriage
leur permettant d'avoir une position d'emprunteur structurel (Grèce
par exemple). L'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne
ne fait que compliquer les choses: autant il participe à certaines
discussions, autant son intérêt est de conserver sa rente de
seigneuriage propre, concurrente de celle de la zone euro.
A
quoi est dû ce besoin grandissant et permanent de financement
extérieur, autrement dit cette pratique de vivre avec l'argent du
reste du monde, à crédit ? Fondamentalement parce que il y a
d'autres êtres humains qui produisent à notre place. Une première
rente. La deuxième raison en découle directement: les grands pays
d'ancienne industrie, devenus des économies de service et de
consommation, ont tendance à importer de plus en plus les objets
matériels qu'ils ne fabriquent plus. Ils doivent entretenir diverses
catégories de populations: celles qui restent en friche dans cette
économie de service, celles qui, âgées, pèsent par leurs pensions
et enfin, celles qui, titulaires de patrimoines et de capitaux,
n'investissent plus dans l'industrie et trouvent dans ce besoin de
financement un débouché lucratif pour leurs écus. Cette dernière
catégorie a tendance a éviter l'antagonisme de production face aux
classes ouvrières pour se reporter vers l'instrumentation de la
souveraineté des États: leur prêter de plus en plus, à charge
pour eux, par les impôts indirects sur la consommation, de récolter
de quoi leur servir des intérêts garantis en lieu et place des
profits qu'ils auraient acquis par la propriété d'usines – j'ai
déjà fait la démonstration ailleurs de cette mutation du
capitalisme d'industrie en capitalisme de rente.
La
rente du seigneuriage monétaire
Pour
les pays dont les relations avec le reste du monde sont
structurellement déficitaires, l'adhésion à la zone euro procure
une rente irremplaçable de seigneuriage monétaire. Ils vont
utiliser comme monnaie nationale un moyen de paiement garanti par
d'autres pays plus performants économiquement. S'ils gardaient, en
effet, leur monnaie nationale, ils devraient se procurer des devises
qu'ils ne gagnent pas par leurs exportations. Par conséquent, ils
devraient ou réduire leurs importations et leur niveau de vie tout
en travaillant davantage ou chercher des prêteurs. Mais ceux-ci
rechigneraient à prêter des devises fortes à un pays qui n'arrive
pas à en gagner assez ou exigeraient des taux d'intérêt élevés.
Deuxième conséquence: vouloir rééquilibrer le compte extérieur
c'est devoir réduire les importations par contingentement ou
dévaluation de la monnaie nationale (rendre les produits étrangers
plus chers, notamment le pétrole) – d'où des difficultés
d'approvisionnement du marché intérieur en matières premières
(pétrole par exemple) – ou augmenter les exportations en en
réduisant le coût par baisse des salaires (travailler davantage à
moindre coût). Bref, inflation, taux d'intérêt élevés et niveau
de vie affaibli.
Or,
certains pays ne se sont pas privés, depuis leur adhésion à
l'euro, d'importer et encore importer, l'adhésion à la zone euro
leur permettant d'éviter ces inconvénients en puisant, lorsqu'il
s'agit d'importer hors zone euro, dans la cagnotte commune de
devises instituée par le Traité de l'Union ou en payant en euros,
devenu monnaie nationale, les importations venant de la zone euro
(Allemagne, etc.). L'article 105 du Traité de l'Union dispose en
effet que le Système Européen de Banques Centrales (BCE) a parmi
ses « missions fondamentales » celle de « détenir
et gérer les réserves officielles de change des États membres »,
c'est à dire de mettre en commun les devises. Voici l'exemple des
trois pays les plus en difficulté et dont le commerce extérieur
est structurellement déficitaire depuis des années:
Commerce extérieur de la zone euro à 16 pays et
de quelques pays,
milliards d'euros, Eurostat 2011
|
|
|
2001
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
2010
|
Zone euro 16
|
importations
|
2 519,24
|
2 977,61
|
3 352,07
|
3 595,42
|
3 770,31
|
3 130,43
|
3 613,73
|
|
exportations
|
2 618,87
|
3 100,56
|
3 454,42
|
3 735,43
|
3 867,81
|
3 251,18
|
3 733,63
|
|
solde
|
99,64
|
122,95
|
102,34
|
140,01
|
97,50
|
120,75
|
119,90
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Grèce
|
importations
|
54,46
|
61,33
|
69,83
|
78,56
|
85,96
|
69,50
|
67,71
|
|
exportations
|
35,19
|
43,70
|
47,54
|
51,44
|
55,53
|
44,29
|
48,24
|
|
solde
|
-19,03
|
-26,14
|
-31,02
|
-34,51
|
-13,97
|
-23,43
|
-19,47
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Espagne
|
importations
|
211,33
|
281,38
|
321,95
|
354,12
|
350,64
|
269,03
|
302,00
|
|
exportations
|
194,14
|
233,39
|
259,13
|
283,33
|
288,02
|
246,36
|
279,00
|
|
solde
|
-17,19
|
-48,00
|
-62,82
|
-70,79
|
-62,62
|
-22,66
|
-22,99
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Portugal
|
importations
|
51,53
|
57,19
|
63,69
|
68,04
|
73,12
|
59,79
|
65,84
|
|
exportations
|
37,75
|
42,67
|
49,71
|
54,50
|
55,80
|
47,14
|
53,46
|
|
solde
|
-13,78
|
-14,52
|
-13,97
|
-13,55
|
-17,32
|
-12,65
|
-12,38
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Déficit des 3 pays
|
|
-50,01
|
-88,65
|
-107,81
|
-118,85
|
-93,92
|
-58,73
|
-54,84
|
solde zone euro
|
|
99,64
|
122,95
|
102,34
|
140,01
|
97,50
|
120,75
|
119,90
|
différence
|
|
49,63
|
34,3
|
-5,46
|
21,16
|
3,58
|
62,02
|
65,05
|
Alors
que la zone euro dans son ensemble dégage structurellement des
excédents commerciaux, nos trois pays importent de plus en plus et
aggravent leur déficit commercial, bref ils ne produisent pas assez
au rythme de leurs besoins grandissants de consommation. Il arrive
même un moment où le déficit réuni de ces trois pays (2005)
dépasse l'excédent obtenu par la zone euro à 16 pays. Aucun
analyste ne pouvait ignorer ce problème. La crise, c'est à dire la
pression des autres États de l'euro-zone, a ramené ces déficits à
de plus modeste proportions (en baisse de 45 milliards pour
l'Espagne, 15 milliards pour la Grèce et 5 pour le Portugal).
Ces
pays ne sont pas les seuls à bénéficier de la rente de
seigneuriage liée à l'euro.
Le
commerce extérieur français, par exemple, était excédentaire
jusqu'en 2004. Depuis 2005, le déficit se creuse et la France achète
continuellement plus qu'elle ne vend.
Solde commercial extérieur français, milliards
d'euros, INSEE 2011
|
2004
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
2010
|
6,7
|
-10,9
|
-18,8
|
-29,2
|
-40,7
|
-34,2
|
-45,3
|
Le
problème est qu'elle a besoin, elle aussi, de financement extérieur
pour couvrir ces besoins. Quand le gouvernement français semble
proclamer une solidarité vis-à-vis du gouvernement grec, il ne
fait, en réalité, que défendre la solidarité des rentiers du
seigneuriage en euro.
Quelques
raisons semblent expliquer l'apparition de telles sociétés où la
consommation s'accroit sans que les moyens y soient:
Celle
que nous venons d'évoquer liée au seigneuriage euro.
Le
financement d'un surcroît de consommation par des déficits
publics.
L'apparition
de larges catégories de consommateurs qui sont hors du système
productif (scolarité prolongée, actifs restant en friche,
inactifs âgés).
La
croyance que la croissance est liée à l'augmentation de la
consommation.
Une
nouvelle doctrine: la consommation, moteur de la croissance
Pour
financer ces déficits extérieurs et les déficits intérieurs
publics, la raison voudrait soit qu'on vende au reste du monde
autant qu'on ne lui achète (c'est à dire, en réalité, donner
autant de travail), soit qu'on ait des capitaux placés à
l'extérieur qui, par les profits ou intérêts qu'ils rapportent,
permettent de financer ces achats disproportionnés ou, enfin, de
disposer de capitaux qui viennent s'investir dans le pays ou y être
placés sous forme de prêts extérieurs au pays. Or, précisément,
l'appartenance à l'euro facilite cette dernière solution et
permet d'emprunter sans cesse et vivre à crédit sur le reste du
monde – d'autres gagnent les devises.
Ces
emprunts, en quantité et peu coûteux, parce que garantis par le
seigneuriage euro, poussent les gouvernements au déficit
budgétaire et à la dépense. Au déficit, en réduisant la
pression fiscale sur le capital et les hauts revenus et en servant
des intérêts aux prêteurs, transformant les capitalistes en
rentiers, et depuis 2008, à renflouer le capital bancaire privé
atteint par la détention de titres dévalorisés par la crise dite
des subprimes. A la dépense, en entretenant un système de
redistribution achetant la paix sociale et des électeurs devenus
âgés ou plébéiens. Ces déficits publics continus accroissent
la dette publique et les intérêts servis annuellement aux
rentiers – du monde entier, particulièrement les fonds de
pension. Ces intérêts proviennent en grande partie, comme je l'ai
montré ailleurs, des prélèvements opérés sur la consommation
des classes plébéiennes (TVA particulièrement).
Déficit des administrations
publiques, en % de la richesse nationale (PIB), Eurostat 2011
|
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2002
|
2003
|
2004
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
2010
|
Grèce
|
-4,77%
|
-5,65%
|
-7,52%
|
-5,17%
|
-5,73%
|
-6,40%
|
-9,76%
|
-15,45%
|
-10,51%
|
Portugal
|
-2,90%
|
-3,02%
|
-3,38%
|
-5,92%
|
-4,05%
|
-3,15%
|
-3,54%
|
-10,11%
|
-9,14%
|
Espagne
|
-0,45%
|
-0,21%
|
-0,34%
|
0,96%
|
2,02%
|
1,90%
|
-4,15%
|
-11,13%
|
-9,24%
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
France
|
-3,16%
|
-4,12%
|
-3,60%
|
-2,93%
|
-2,28%
|
-2,73%
|
-3,33%
|
-7,54%
|
-7,06%
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Irlande
|
-0,36%
|
0,40%
|
1,38%
|
1,63%
|
2,89%
|
0,07%
|
-7,33%
|
-14,28%
|
-32,42%
|
On
notera les déficits permanents et structurels de la Grèce, du
Portugal et de la France, puis l'intervention massive de l'État en
Irlande pour régénérer le capital bancaire.
Ces
déficits s'accumulent sous forme de dette génératrice d'intérêts
à verser tous les ans aux rentiers. Les chiffres de la dette
n'importent que par le poids des intérêts qu'elle exige et qui sont
payés par les contribuables d'aujourd'hui sur tous les produits et
services qu'ils achètent, pain ou diamant.
Les
chiffres disponibles pour la France montrent cette ascension
irrésistible des sommes versées à ceux qui gagnent de l'argent
avec de l'argent ou en gagnent en dormant.
Dépenses des administrations publiques (État,
Sécurité sociale, Collectivités locales), milliards d'euros,
INSEE 2011
|
|
1960
|
1970
|
1980
|
1990
|
2000
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
Total des dépenses
|
16,4
|
50,2
|
203,4
|
511,1
|
744,3
|
921,5
|
952,1
|
991,3
|
1028,9
|
1067,7
|
Intérêts
|
0,5
|
1,0
|
5,5
|
27,6
|
42,0
|
46,1
|
46,7
|
50,9
|
56,2
|
45,6
|
En % des dépenses
|
0,03%
|
0,05%
|
0,28%
|
1,39%
|
2,10%
|
2,30%
|
2,33%
|
2,54%
|
2,80%
|
2,27%
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
État central seul
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
2009
|
Dépenses
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
404,6
|
Intérêts
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
38,9
|
En % des dépenses
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
9,61%
|
Lisons
que, lorsqu'en 2009, l'État doit dépenser 100 euros, il en réserve
en priorité 9,6 à verser à ses prêteurs, autant de moins pour les
hôpitaux ou les écoles. L'addition des réductions fiscales sur le
patrimoine et des intérêts versés aux capitaux approche les 65
milliards en 2009, soit autant que l'ensemble des investissements
publics de l'État. Pour accumuler, l' »homme aux écus »
n'a plus besoin d'édifier des usines ou de mettre une classe
ouvrière au travail.
Vu
que l'euro est une monnaie garantie par les gains des pays à balance
extérieure excédentaire (Allemagne, par exemple), les prêteurs
étrangers deviennent tout disposés à prêter des capitaux pour
financer ces déficits publics. De ce fait, beaucoup de
gouvernements – tous élus et cherchant à se faire réélire –
pratiquent une large redistribution vis-à-vis de couches sociales
diverses, sachant bien que le déficit sera couvert par de
l'endettement en euros et donc facile à concrétiser.
A
ceci, ajoutons que depuis 2008, ceux qui auraient pu être les
gendarmes du maximum de 3% de déficit prévus par le traité de
Maastricht, l'Allemagne et la France, ont allègrement violé
eux-mêmes cette règle. Entre 2008 et 2009, le déficit budgétaire
de l'État français saute de 2,8 à 6,1% du PIB selon l'INSEE et de
3,3% à 7,3% selon Eurostat.
Ces
déficits extérieurs et publics sont la conséquence d'une
tendance à une consommation – à crédit – de plus en plus
poussée. Une nouvelle croyance économique est apparue dans les
pays d'ancienne industrie: c'est la consommation qui serait le
moteur de la croissance. On pourrait y voir une idée de Keynes.
Mais celui-ci liait étroitement accumulation du capital et
croissance, la consommation n'étant qu'un des moyens pour assurer
des débouchés à l'offre de produits. Or, dans les pays
d'ancienne industrie d'aujourd'hui la consommation d'objets
matériels vient particulièrement de l'importation. Seuls les
services sont, en majorité, produits localement.
Si la consommation apparaît comme un
moteur de la croissance, c'est que les importations d'objets
matériels induisent une activité de services dix fois
supérieure à leur valeur d'origine. Nous sommes quelques uns
à avoir montré que le produit matériel payé à 10 aux
fabricants exotiques exploiteurs de petites-mains est vendu 100
dans les vitrines parisiennes ou new-yorkaises, la différence
n'étant pas un profit indu mais la contrepartie d'activités
de service s'exerçant en France ou aux États-Unis
(conception, design, publicité, distribution, banque,
assurance, taxes). Importer une chaussure vietnamienne à 10
euros crée 90 euros d'activités de service en France. C'est
pourquoi l'importation d'objets matériels et leur consommation
grandissante semblent créer de la croissance dans les pays
importateurs. Et tant que l'euro permet d'avoir des déficits
commerciaux, tant mieux. En réalité, le modèle de croissance
reposant sur la consommation et l'inactivité est un modèle
rentier qui ne tient que grâce à l'euro ou à un seigneuriage
monétaire international reconnu comme celui des États-Unis.
Autrement, il faudrait échanger du travail contre du travail.
On ne comprendrait pas autrement que la
Grèce, par exemple, puisse en quelques années enregistrer
une progression proprement extraordinaire de la richesse par
habitant (multipliée par 3 en huit ans).
Progression
de la richesse nationale annuelle par tête, dollars
courants, FMI 2011
|
|
2000
|
2008
|
Augmentation en %
|
Grèce
|
11661
|
31307
|
168,46
|
Irlande
|
25607
|
59901
|
133,93
|
France
|
22574
|
45987
|
103,72
|
Allemagne
|
23220
|
44524
|
91,75
|
Royaume-Uni
|
25142
|
43651
|
73,62
|
Japon
|
36800
|
38215
|
3,85
|
Les
différents tableaux ci-dessus montrent bien que cette
« croissance » tient principalement au seigneuriage
monétaire dont ont bénéficié la Grèce, l'Irlande et même
la France. Il suffit d'en montrer quelques uns à un ministre
allemand des finances pour qu'il appelle à siffler la fin de
la récréation: ce qui s'est effectivement produit. Ce conflit
n'oppose pas des capitalistes industriels les uns aux autres,
autour de la conquête de marchés, ou des capitalistes et des
classes ouvrières, tous conflits liés à la propriété des
moyens de production. Ce sont des conflits de souveraineté
entre États qui veulent chacun s'approprier et distribuer le
plus grand volume de rentes.
4.
Les importations à bon marché entretiennent la consommation
des couches assistées ou mal payées. Si l'on devait payer ces
produits au tarif du travail américain ou français, il
faudrait – selon la structure de la consommation existante –
multiplier les bas salaires par au moins 1,5 et le RMI par
exemple par 5. Ce qui n'arrange ni les capitalistes
d'entreprise ni les finances publiques et relancerait une lutte
de classes. Autrement dit, l'importation d'objets matériels
et l'orientation vers une économie de services vont ensemble,
permettent de maintenir un taux de profit acceptable et
allègent la charge publique de la redistribution vers les
couches de la population laissées en friche par la
désindustrialisation.
Conclusion
Plusieurs
conflits de souveraineté vont apparaître.
Après
la crise de 2008, les prêteurs ont commencé à faire défaut.
Les
faillites hypothécaires (crise dite des subprimes) suivies de
la faillite de la banque Lehmann Brothers (n°4 mondial) ont conduit
les titulaires de capitaux à réviser la nature de leurs
engagements, à se détourner des placements privés pour, le plus
souvent, souscrire des bons d'État.
Or,
deux États non membres de la zone euro, disposant de leur propre
seigneuriage monétaire (Royaume-Uni et États-Unis), garantissant
tout emprunt par leur puissance et leur souveraineté prééminente,
ont, en même temps, exprimé des besoins d'endettement importants.
Mieux, ces États abritent les grandes banques impliquées dans
l'orientation des flux de capitaux.
D'un
autre côté, des obligations libellées en monnaie chinoise ont
commencé à être lancées timidement sur le marché à Hong-Kong.
D'autres pays émergents expriment aussi des besoins de financement
extérieur. La nature s'en est également mêlée: les tsunami et
tremblement de terre de Fukushima ont multiplié les besoins de
financement du gouvernement japonais.
La
révision des engagements des « hommes aux écus » s'est
donc accompagnée d'une demande mettant des États en concurrence.
Ceux dont la souveraineté était la plus faible tomberaient les
premiers (Islande, Irlande, Grèce). Aucune souveraineté européenne
ne garantissant le seigneuriage monétaire euro, ce fut chacun pour
soi, les plus rentiers, qui se trouvent être les plus faibles, ne
pouvant que se soumettre aux moins rentiers parmi lesquels il s'en
trouve un qui est également puissant: l'Allemagne – à quoi il
convient d'ajouter l'attitude concurrentielle discrète du
Royaume-Uni et des États-Unis.
Ce
ne sont pas des capitalistes propriétaires de moyens de production
qui, pour relever leur taux de profit, ont, en Grèce ou ailleurs,
réduit les salaires de leurs ouvriers. L'antagonisme oppose
directement la population à son gouvernement. Seule la souveraineté
de l'État est en cause. En Grèce et ailleurs, c'est le gouvernement
qui réduit les salaires et pensions, allonge la durée du travail
et rogne les sommes allouées à la redistribution tout en relevant
les taux d'intérêts servis aux « hommes aux écus ». La
confrontation oppose des « indignés » à la classe
politique, devenue simple délégataire des titulaires de
capital-argent. Ceux-ci semblent absents mais récoltent des rentes
accrues par la hausse des taux de leurs prêts à des gouvernements
affaiblis – en Grèce, jusqu'à 15%. C'est bien la caractéristique
de crise d'un nouveau capitalisme: le capitalisme de rente.