lundi 11 mai 2009

Entreprises : quelle part pour les salaires ?

Article paru dans le journal L'Humanité
le 21 avril 2009

Tribune libre

Par Ahmed Henni, économiste (*).

La tradition veut que l’on mesure le partage de la richesse entre le travail et le capital par les parts respectives de chacun dans la valeur ajoutée des entreprises. Cette façon de faire permet de voir qui, au cours du temps, voit sa part augmenter ou diminuer. Il est connu que la part des salaires en France a augmenté durant les Trente Glorieuses pour se stabiliser après, sinon diminuer. Les rémunérations des salariés (charges sociales comprises) ne représentaient que 51,4 % de la valeur ajoutée en 1960. Elles ont, en 1982, atteint un maximum de 63,3 % pour retomber à 57,6 % en 2007 (dernier chiffre de l’INSEE). D’où les revendications d’ajustement de la part des salaires par une ponction sur les profits.

Or un point se doit d’être éclairci au préalable : la valeur ajoutée est-elle encore une mesure adéquate de la richesse capturée par les entreprises ? Si l’on en juge par les chiffres que publient les comptables nationaux, la valeur ajoutée par les entreprises non financières était de 19,6 milliards d’euros en 1960 contre 0,3 milliard pour les revenus qu’elles tiraient de la propriété (intérêts, dividendes, etc.). Les salaires, qui étaient de 9,92 milliards, représentaient donc 50,6 % du total des revenus bruts capturés par les entreprises non financières. En 2007, la valeur ajoutée propre des entreprises non financières a été de 957,1 milliards et les revenus de la propriété encaissés par ces entreprises se sont élevés à 227,6 milliards (en grande partie des dividendes versés par les sociétés dont elles détiennent des actions). Dans ce cas, les salaires ne représentent plus que 46,5 % des revenus bruts enregistrés par les sociétés non financières. Moins qu’en 1960. Tant que les revenus « rentiers » des entreprises restaient insignifiants, cela ne prêtait pas à conséquence. Mais, aujourd’hui, dans ce qui est devenu ce que j’appelle « le capitalisme de rente », ces revenus « rentiers » externes à l’activité propre représentent plus de 40 % du total des revenus bruts des entreprises non financières.

Résumons : sur la base de la valeur ajoutée (les revenus provenant de l’exploitation de l’entreprise), la part des salaires est passée de 51,4 % en 1960 à 57,6 % en 2007. Sur la base de la totalité des revenus perçus par les entreprises non financières (valeur ajoutée propre + revenus de la propriété), la part des salaires est passée de 50,6 % en 1960 à 46,5 % en 2007. Avant donc de parler de partage des profits, il s’agit de voir s’il ne convient pas d’abord de modifier le calcul de la part des salaires en la rapportant, non pas à la seule valeur ajoutée, mais à l’ensemble des revenus encaissés par l’entreprise. Certes, intérêts, dividendes, etc., ne semblent pas être générés par le métier propre de l’entreprise dans lequel sont engagés les salariés. Cependant, sans leur existence et la production passée de valeur ajoutée, les portefeuilles des entreprises n’existeraient pas. Mieux, en investissant dans les titres au lieu d’investir dans du capital matériellement productif, les entreprises ont pénalisé les salariés en les privant de la pérennité de leur emploi.

Les chiffres que publie la Banque de France sur les comptes financiers des entreprises non financières montrent que leurs acquisitions nettes d’actifs financiers sont passées de 66 milliards en 1995 à 295 milliards en 2007 (en euros 2 000). Soit une multiplication par 4,47. Dans le même temps, leur formation brute de capital fixe passait de 103,8 milliards à 199,8. Soit une multiplication par 1,9 seulement. Et, comme on le constate, l’acquisition d’actifs financiers était inférieure à l’investissement matériel en 1995 alors qu’elle le dépasse largement en 2007.

Ce que les salariés perdent en réorientation de l’investissement vers l’investissement de portefeuille devrait être compensé par un calcul de leur revenu sur l’ensemble des richesses capturées par l’entreprise aussi bien par des investissements matériellement productifs que par ses investissements de portefeuille.

Dans notre cas précis, si on maintenait le partage de 1960, ce seraient 48,3 milliards qu’il faudrait ajouter aux salaires bruts pour retrouver le niveau d’il y a cinquante ans.

(*) Auteur de plusieurs travaux sur l’économie de rente.

dimanche 10 mai 2009

Prodromes de l’État mondial



Prodromes de l'État mondial


par Ahmed Henni
Université d'Alger

Revue Peuples Méditerranéens; N°58-59 STRATÉGIE I 1992


La Guerre du Golfe a mis en évidence trois éléments clés d’une réorganisation économique et sociale du monde :
La confirmation de la puissance de l’État-réseau (Koweit) au détriment de l’État-territoire (Irak) ;
La fiscalisation mondiale d’une dépense de guerre américaine et la confirmation de normes d’action qui font des États-Unis l’embryon d’un potentiel État mondial ;
La perte par le Tiers-Monde de son statut de sujet de l’Histoire mondiale.
L’État-réseau et l’État-territoire.
En essaimant autour de la Méditerranée à travers leurs comptoirs commerciaux, les marchands phéniciens de Tyr créent, il y a deux mille ans, l’un des premiers États-réseau de l’histoire. Cet État tire sa puissance de relations marchandes. Ses revenus ne proviennent pas de la conquête de territoires mais de l’ouverture continuelle de routes commerciales et de comptoirs. L’innovation "entrepreneuriale" réside dans la création de réseaux de capture de la valeur. Il est indifférent pour les Phéniciens que leur capitale ne soit plus Tyr (au Liban) mais Carthage (en Tunisie). L’essentiel est qu’elle soit le centre optimal du commerce international, du réseau. C’est ainsi que les capitales des États marchands évolueront au gré des routes commerciales.
De ces capitales, centres nerveux de la capture de la valeur internationale, il ne reste, le plus souvent, plus de trace. Face à Carthage, se dresse Rome, État-territoire par excellence, origine de la féodalité européenne. L’État-territoire vit du surplus produit par l’exploitation de la terre et maximise ses revenus en maximisant ses conquêtes territoriales. Sa capitale, symbole du commandement territorial est fixe et, de ce fait, bâtie pour durer (la Ville éternelle). C’est le modèle du château du Seigneur féodal. L’État peut disparaître, sa capitale reste. L’échange marchand a toujours surimposé sur ces États-territoire des espaces-réseaux qui, petit à petit, se sont transformés en structures sociales hégémoniques, renversant le pouvoir bâti sur l’espace-territoire. C’est la lutte bien connue entre marchands et féodaux.
Certes, la première confrontation sérieuse se situe en Méditerranée et oppose l’État-réseau de Carthage à l’État-territoire de Rome. Elle se solde par la défaite des marchands face aux colons. La victoire de Rome relègue les relations commerciales au second rang dans les modes de capture de la valeur et de la production de la puissance. Elle ouvre l’époque où seul le labeur (labour des terres et plus tard labeur sur les machines) est à l’origine de la puissance. La stratégie des États devient une stratégie de conquêtes territoriales et de contrôle de la plus grande force de travail possible, le tout géré sur le mode du commandement féodal. Ce mode naturaliste de structuration du monde, alliant la violence physique au territoire et à la force de travail, sera petit à petit rongé par l’action de la circulation marchande, véhiculant valeurs matérielles et valeurs symboliques. Cette action invisible échappe même à un auteur comme J.J. Rousseau qui, à la veille de la révolution bourgeoise, écrit encore que la création du pouvoir est le fait du "premier qui, ayant enclos un terrain…", s’aveuglant totalement face à l’innovation dans le symbolique.
La défaite de Carthage à peine consommée, la circulation symbolique reprend vite ses droits et s’avère plus prometteuse de progrès et de civilisation que les fiefs issus de l’Empire romain. Ce sont les États musulmans qui, face à la sclérose féodale, redémontrent la pertinence du symbolique dans la capture de la valeur et, par un train de vie brillant, donnent à Carthage sa revanche posthume. C‘est le citoyen d’une république marchande italienne qui, en quête de nouvelles routes commerciales, découvre l’Amérique. Belle histoire que ce malentendu entre un féodal roi d’Espagne, avide de nouveaux territoires, et cet aventurier qui ne cherchait que des routes maritimes ! L’Espagne, privée précisément des "vertus" d’un pouvoir marchand, fera le plus grand ratage de son histoire en faisant de l’Amérique une terre d’exploitation féodale, allant chercher l’or au fond des mines au lieu de le gagner en devenant le pourvoyeur de l’Europe en produits tropicaux. Or, quand l’Espagne veut conquérir des territoires, quand Napoléon veut contrôler un continent, quand des communistes encore frappés de naturalisme restent affamés de territoires, l’Angleterre, dès le départ, vise à contrôler des routes maritimes, détourne à son profit la découverte de Christophe Colomb et fait de Londres le centre d’un réseau de circulation symbolique.
Les États-Unis ont, finalement, reproduit cet esprit, eux qui contrôlent le monde par une multitude de réseaux militaires, économiques, financiers et culturels, optimisant ainsi leur capture de la valeur internationale. Aujourd’hui, des marchandises nouvelles, des véhicules nouveaux de la circulation sont apparus qui confortent l’hégémonie historique des marchands. Ce sont tous ces signes monétaires, équations, textes, images, paroles, mots, sons, programmes qui, par leur circulation à la vitesse de l’électron, multiplient à l’infini la vitesse de reproduction du cycle des valeurs et permettent de réaliser une capture sans précédent de la valeur internationale, bousculant géographie et frontières. Ces signes se rattachent à des têtes de réseaux qui les émettent à travers le monde entier, ramassant ainsi une valeur qui provient du monde entier et non d’un territoire limité. C’est la Suisse qui prête de l’argent à l’URSS et non l’inverse. Ce sont aujourd’hui ces têtes de réseaux commandant les complexes électronico-financiers, qui donnent la vraie puissance, confortant l’avancée historique des marchands, devenus bourgeoisie, vers le statut de première classe dans l’histoire mondiale à accéder au rang de classe dominante mondiale.
L’État mondial est à nos portes. La Seconde Guerre mondiale a, probablement, été la dernière manifestation de l’esprit de conquête féodal. Elle clôt, me semble-t-il, définitivement l’ère féodale. La Guerre du Golfe devient alors contemporaine de l’achèvement de ce processus par l’entrée des pays communistes dans l’ère des réseaux. Les marchands sans territoire ont porté aujourd’hui la circulation symbolique à un niveau fabuleux. Lorsque la totalité des marchandises physiques échangées entre les nations n’atteint que la valeur de 3.000 milliards de dollars par an, la circulation des signes et du papier porte, elle, annuellement, sur 150.000 milliards de dollars. S’échiner à contrôler mines de fer, aciéries, populations de travailleurs pour arriver à réaliser 1% du commerce international de la matière naturelle transformée ne rapporterait que 30 milliards. Contrôler par un réseau électronico-financier 1 % de la circulation des signes rapporterait 1.500 milliards de dollars par an ! Chaque écriture, chaque idée, chaque mot sont autant de moyens de capturer de la valeur, moyens plus prometteurs que les labours et le labeur. Ce sont les sillons électroniques qui donnent aujourd’hui les récoltes les plus fabuleuses. C’est le Japon, île sans ressources naturelles, qui devient le centre d’un espace économique, industriel, financier et culturel embrassant le monde. Le contrôle des réseaux apporte toujours plus de puissance que le contrôle de territoire.
Voici le dollar, monnaie rattachée à un territoire. Imaginons maintenant un complexe de circulation de signes s’appuyant sur une multitude de points d’échanges marchands reliés par calculateur, téléphone, satellite, terminaux, parlant une seule langue, utilisant les mêmes codes et programmes, bref évoluant dans une même culture mondiale électronico-financière et gérant 24 heures sur 24 la valeur du dollar. C’est la réalité d’aujourd’hui. Quand la Bourse de New York ferme, les ordinateurs des courtiers veillent et se branchent sur Tokyo qui ouvre, suivie par Singapour puis Zurich puis Londres, de telle sorte que le soleil ne se couche jamais sur la circulation du dollar. Charles Quint ne pouvait pas imaginer une seconde que, sans contrôler tous ces territoires, arriverait le jour où, effectivement, le soleil ne se couchât jamais sur un empire. Mais cet empire est, grâce à l’électronique, un empire bâti sur la circulation symbolique. Il accroit sa puissance de jour en jour en faisant circuler les signes qu’il émet à travers un réseau où chaque jour de nouvelles populations viennent s’intégrer pour y parler le même langage, utiliser les mêmes techniques, partager la même culture électronico-financière et adorer le même dieu dollar. S’intégrer dans un tel réseau, c’est faire partie d’une communauté marchande invisible et solidaire, brassant 150.000 milliards de dollars par an. Le Koweit en était.
Etre en dehors de ce réseau, c’est subir sa loi car quand le titulaire d’un territoire dort après une journée épuisante de labour ou qu’il veille pour garder son territoire, le réseau, lui, a, dans la nuit, c’est à dire là où le soleil permet à la bourse de travailler, modifié la valeur du dollar et vous a rendu riche ou pauvre pendant votre sommeil. Il a décidé de votre destin. C’est cela aussi l’annonce de l’État mondial.
Vers l’État mondial ?
La Guerre du Golfe a mis en évidence l’efficacité de la mobilisation des réseaux, et elle l’a fait au profit d’une seule puissance : les États-Unis. Elle indique aussi que les formes de la circulation, sources de l’hégémonie de la classe bourgeoisie, se mondialisent et prennent le pas sur les formes territoriales. Les États-Unis sont actifs, l’URSS paralysée. Il est inutile de recenser ici la nature des réseaux mobilisés lors de cette Guerre : ils sont aussi bien militaires que médiatiques ou financiers et culturels. Ils s’appuient presque tous sur un gigantesque complexe matériel servant à la circulation ultra-rapide de signes de toutes natures. Le satellite transmet aussi bien le renseignement que l’information ou l’image ou encore l’ordre d’exécution d’une opération militaire ou financière. Mais ce qui s’est manifesté de façon nouvelle et brutale est la fiscalisation mondiale des opérations de guerre au profit d’un seul État. Ce sont des milliards de dollars qui ont été versés au Trésor américain par l’Arabie, le Koweit, le Japon, l’Allemagne et qui ont servi explicitement au financement de l’armée américaine.
Il devient clair que s’opère une intégration des diverses nations dans l’ordre de la circulation d’origine marchande, ordre prenant des formes nouvelles (électronique) mais, en réalité, achèvement de l’ordre en construction depuis Carthage et couronnement de la bourgeoisie comme classe dominante mondiale. Cet ordre se centralise et se hiérarchise autour de la circulation des signes, faisant des places brassant le plus de signes les capitales du monde futur. C’est pourquoi la Guerre du Golfe ne crée pas de nouvel ordre. Elle manifeste un stade encore plus élevé de l’ordre marchand de la circulation et du symbolique. Cet ordre avait déjà atteint un stade avancé quand, en 1971, le Président Nixon avait procédé au coup de force dans la sphère du symbolique en annonçant l’inconvertibilité du dollar américain. En brisant le lien existant entre l’or (la matière naturelle) et le dollar (le signe abstrait de la valeur), le Président Nixon proclamait l’avènement planétaire de l’ordre du signe monétaire.
Auparavant, les États-Unis devaient rembourser en or tous les dollars-papier que leurs renvoyaient les autres nations. De ce fait, ils devaient donner une marchandise naturelle, produite dans des mines par des hommes contre les autres marchandises matérielles qu’ils achetaient avec du papier-dollar. Dans le cas précis, les États-Unis, ayant acheté plus qu’ils n’avaient vendu, transféraient à l’extérieur plus de dollars qu’ils n’en recevaient. Ce surplus de dollars gagné par les autres nations leur était représenté pour qu’ils en donnent la contrepartie en or et solder les échanges. Ce système qui obligeait les États-Unis à produire matériellement pour exporter et équilibrer matériellement les échanges limitait en fait l’accès des États-Unis aux produits matériels de la planète. Pour pouvoir capturer les ressources planétaires, il fallait soit en produire la contrepartie matérielle soit aller conquérir des territoires. Tel était l’ordre industriel miné encore par des contradictions de type matériel.
Le coup de force du Président Nixon met un terme à ce type de contraintes. En ne remboursant plus en or les surplus de dollars détenus par les autres nations, les États-Unis peuvent dorénavant acheter plus qu’ils ne vendent, c’est à dire avoir un accès libre à toutes les ressources de la planète sans pour autant être obligés de produire matériellement la contrepartie de leurs achats : il suffit qu’ils impriment du papier-dollar. C’est une révolution. Les États-Unis n’ont plus besoin de conquêtes territoriales. Ils ont besoin d’un système de circulation des marchandises commandé par la circulation du dollar qu’ils peuvent émettre à volonté et qu’ils sont les seuls à émettre. Ceci veut dire que les États-Unis deviennent la première et la seule puissance au monde à pouvoir acheter des marchandises contre du papier.
C’est, historiquement, la situation du Prince. Le privilège de battre monnaie, origine de l’État, confère au Prince la faculté de s’approprier sans les produire les richesses matérielles créées par ses sujets. Bref, les États-Unis ne sont plus dans l’obligation de produire matériellement des marchandises. Ils peuvent se contenter de produire des signes et du papier pour vivre. Quand il se constitue historiquement, l’État devient le centre de l’émission symbolique. Les surplus de dollars aux mains des autres nations ne pouvant être échangés contre de l’or américain sont le plus souvent replacés en bons du Trésor américain. Tel est le destin des surplus allemands, japonais et… koweitiens. Les États-Unis ne se contentent donc pas d’acheter plus qu’ils ne vendent. Grâce à ce déficit, ils font financer leurs dépenses budgétaires ! Situation unique dans l’histoire du monde. Les États-Unis sont alors dans la situation du Souverain (au sens de Quesnay) qui émet la monnaie et centralise, par son Trésor public, le reflux de cette monnaie tout en s’assurant, grâce à cette circulation, une appropriation conséquente de marchandises. Bref, par l’inconvertibilité en or du dollar américain et par le financement de leur déficit budgétaire par les autres nations, les États-Unis se sont ménagé un accès libre à l’ensemble des ressources de la planète et ont institué une circulation mondiale du dollar s’apparentant à une circulation de type fiscal. Ils fonctionnent comme un État mondial.
Ils ne sont plus en contradiction industrielle avec les autres puissances industrielles. Celles-ci sont devenues des puissances serves, fournissant marchandises et dollars au Souverain. S’il y a une contradiction, c’est celle qui oppose le Prince à ses vassaux. Le Prince, dans ses conditions, ne tolèrera pas qu’un élément essentiel de ce dispositif soit inquiété. Le Koweit, sans être conquis, livre du pétrole et replace les dollars ainsi acquis en papier financiers. Il représente l’élément modèle du système. On peut, en conséquence, ordonner et hiérarchiser ainsi le monde :
1 - Un pôle du type financier et fiscal qui assure les fonctions de Trésor public mondial et de prêteur en dernier ressort. Il assume les fonctions de Souverain prélevant ses dîmes et ses rentes et accédant librement au ressources mondiales grâce à des mécanismes fondés sur la circulation symbolique.
2 - Un ensemble de pays relais de cette circulation produisant également des marchandises matérielles et exportant leurs surplus financiers vers le Trésor du Souverain.
3 - Un ensemble de pays fournisseurs de ressources naturelles.
4 - Un ensemble de pays étrangers à cette circulation (le quart monde) et n’espérant pas, à court terme, en faire partie, se contentant de s’inscrire sur la file d’attente de la charité internationale.
Disparition du Tiers-Monde
C’est pourquoi la notion de Tiers-Monde n’a plus de sens. Le Tiers-Monde a suivi les pays communistes dans leur stratégie naturaliste de développement espérant par la transformation des matières naturelles accéder au rang de sujet de l’histoire. Ce type de stratégie, entrepris après la Seconde Guerre mondiale, advenait au moment précis où cette Guerre sonnait le glas des stratégies naturalistes. Il arriva aux théoriciens du développement ce qui arriva à Rousseau qui, à la veille de la Révolution bourgeoise, pensait encore territoire. La Guerre du Golfe manifeste de manière éclatante l’échec des stratégies de territoire (l’Irak) face aux stratégies de réseaux (le Koweit). Elle pourrait permettre de repenser la nature de la force de pays comme Israël qui, grâce à l’optimisation de multiples réseaux, arrive à faire face à de nombreuses populations vivant sur des territoires étendus. Elle révèle également qu’il n’y a plus de solidarisme possible bâti sur l’idéologie naturaliste du développement.
Le Tiers-Monde a éclaté et se disperse en Pérou qui meurt du choléra dans l’indifférence générale, en Colombie vivant de la drogue, en Libéria où une bande de 400 individus provoque des malheurs interminables, en Cambodge qui n’intéresse plus personne ou en Somalie ou Ethiopie où l’on ne sait pas ce qui s’y passe. Les territoires meurent quand les relais des réseaux sont à la une de l’actualité mondiale. Les grands absents de la Guerre du Golfe sont les avant-gardes du Tiers-Monde d’hier. Le sort des territoires est légué aux possibilités qu’offre la charité mondiale. Rien de ce qui s’y passe ne secoue l’histoire. Après avoir "sauvé" leur relais (le Koweit) les sujets qui animent l’histoire de la circulation marchande ferment les yeux sur les massacres à l’intérieur du territoire-Irak. La Guerre du Golfe a manifesté la dispersion du monde arabe lui-même : pays s’intégrant dans l’ordre financier nouveau d’un côté, pays rêvant encore du messianisme naturaliste de l’acier de l’autre.
Les pays du Tiers-Monde ne peuvent, à l’heure actuelle, qu’espérer ne pas faire partie du lot relevant de la charité internationale et se faire une petite place dans les réseaux de circulation. Espérer la grande industrie, c’est d’abord savoir capturer la valeur internationale par le savoir faire circulatoire. Négliger le développement de la production de signes (papier financier, programmes informatiques, production intellectuelle et médiatique) a été et sera l’erreur fatale. D’où la nécessaire démocratisation. A moins qu’on préfère attendre les miettes de la charité internationale en s’inscrivant sur une file d’attente qui grandit de jour en jour.
Université d’Alger
Août 1991


vendredi 20 mars 2009

La dette et les salariés

Tribune libre - Article paru
le 10 février 2009
dans le journal L'Humanité

Par Ahmed Henni, économiste.


La formule courante, à propos de la dette publique, est de dire qu’elle pèse sur les générations futures. La réalité est tout autre : la dette pèse sur nous tous et maintenant. La dette génère deux types d’obligations pour l’État ou les collectivités territoriales : rembourser à terme les emprunts (ce qui peut se faire par un nouvel emprunt) mais payer immédiatement des intérêts annuels aux créanciers (ce qui se fait obligatoirement sur ressources fiscales réelles). Or, en France, l’État paie chaque année cinquante milliards d’intérêts (service de la dette) auxquels il convient d’ajouter cinq milliards environ payés par les collectivités locales. Autrement dit, quand l’État prélève cent euros d’impôts, il en consacre douze au paiement d’intérêts à ceux qui lui ont prêté de l’argent, très généralement des titulaires de capitaux financiers nationaux et étrangers (institutions financières, banques, assurances, caisses de retraite, fonds de pension).

Une deuxième formule courante consiste à dire que ces cinquante milliards d’intérêts correspondent au montant de l’impôt sur le revenu. Ceci laisserait à croire que seuls les citoyens qui paient l’impôt sur le revenu seraient affectés par le paiement des intérêts. Or, sachant que 50 % des contribuables sont non imposables sur leur revenu, cela reviendrait à dire qu’ils ne sont pas concernés par les charges de la dette et particulièrement les plus pauvres (smicards, érémistes, etc.). Tel n’est pas le cas. L’impôt sur le revenu n’est pas pré-affecté au service de la dette. Les intérêts de celle-ci sont prélevés sur le total des impôts et taxes. Quiconque acquitte un impôt ou une taxe, fussent-ils infimes, supporte la charge du service de la dette.

Autrement dit, tous les consommateurs qui supportent la TVA, les taxes sur carburants et autres droits contribuent au financement de la charge d’intérêts (en 2007, la TVA rapportait cent trente-six milliards et les divers impôts sur les produits près de soixante-douze milliards, soit 75 % des recettes fiscales brutes affectées à l’État). Pour ne s’en tenir qu’à la taxe à la valeur ajoutée, elle représente la moitié des recettes fiscales de l’État (la CSG et autres impôts « sociaux » en sont exclus). Cela veut dire que les consommateurs supportent, par le biais de la TVA, 50 % de la charge d’intérêts de la dette nationale (hors la dette locale et sociale). En s’appuyant sur les enquêtes auprès des ménages effectuées par l’INSEE, on peut, en considérant les dépenses moyennes par groupes de produits d’un ménage moyen, estimer que pour une dépense mensuelle de 1 000 euros, ce ménage acquitte 146 euros en TVA.

Or les intérêts de la dette représentent 18 % des recettes de l’État et, par conséquent, 18 % de chaque recette. Le ménage moyen qui dépense 1 000 euros par mois supporte donc, par le biais de la TVA, 18 % de 146 euros, soit 27 euros mensuels de charge d’intérêts de la dette (324 euros par an). La TVA étant proportionnelle aux dépenses, celui qui dépense 500 euros par mois contribue pour 13,5 mensuels au revenu des rentiers d’État, et celui qui dépense 2 000 euros y contribue pour 54 euros par mois. Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, pour chaque bouchée de pain ou litre de carburant consommés, un petit quelque chose va aux créanciers de l’État. Sur un litre de carburant à 1 euro, on acquitte environ 52 centimes de TIPP et TVA, soit 10 centimes environ pour les rentiers.

Ce ne sont donc pas seulement les générations futures ou ceux qui sont imposables sur le revenu qui supportent le coût de la dette mais bien l’ensemble des consommateurs, même smicards ou érémistes. Plus la dette est élevée, plus les intérêts augmentent, plus les dépenses des consommateurs, en majorité des salariés, contribuent à la rémunération des créanciers de l’État. Il y a parmi ces créanciers, outre des institutions financières et caisses de retraite, quelques fonds de pension d’outre-Atlantique. Un smicard de France contribue, malgré lui, à leur verser des intérêts. Un autre transfert est celui du smicard jeune au profit des caisses de retraite nationales. Ce système mondialisé, qui, par le biais des États, met en relation le smicard de France au fonds de pension américain, s’identifie à ce que j’appelle un « capitalisme de rente » où l’État est devenu un simple délégataire des rentiers.

Aux origines de la crise financière: le privilège exorbitant du dollar

Article paru
le 1er octobre 2008
dans L'Humanité


Le privilège exorbitant du dollar

par Ahmed Henni, économiste (*)

Ce n’est qu’aujourd’hui que l’on mesure l’ampleur des conséquences de la décision prise par le président Nixon, le 15 août 1971, de décréter l’inconvertibilité or du dollar et, de ce fait, de faire sauter tous les verrous qui limitaient la création monétaire dans le système de Bretton Woods. La décision du président Nixon fut prise, en pleine guerre du Vietnam, pour faire face à une crise conjoncturelle des paiements qui avait entraîné une défiance vis-à-vis de la monnaie américaine et conduit un certain nombre de pays, la France du général de Gaulle en particulier, à se défaire de leurs dollars pour les échanger contre de l’or, menaçant ainsi le stock d’or américain.

Certes, d’éminents économistes, en particulier l’Américain Robert Triffin et le Britannique sir Harrod, avaient dénoncé cette mesure en son temps et attiré l’attention sur les graves conséquences que pouvait engendrer ce nouveau « seigneuriage » américain. Mais ils prêchèrent dans le désert, et de Gaulle avait déjà été emporté à la suite des événements de mai 1968. L’enjeu était et reste la présence ou l’absence d’un étalon monétaire international qui ne peut être créé par aucun pays en particulier - l’or que défendait de Gaulle ou le bancor défendu par Keynes et rejeté par les Américains dans les négociations de Bretton Woods ou encore les droits de tirage spéciaux (DTS), créés en 1969 pour remplacer l’or monétaire dans les échanges internationaux.

Il est connu que la création monétaire (la monnaie de crédit) ne peut être limitée que par la détention de quelque chose qu’on ne peut pas créer soi-même. C’est ainsi que les Banques centrales peuvent la limiter en obligeant les banques commerciales à ne faire crédit qu’en relation avec une quantité plus ou moins grande de monnaie qu’elles ne peuvent pas créer : les billets de banque. Or, aujourd’hui, la détention de ces billets atteint des montants ridicules au regard des crédits accordés (la monnaie que créent les banques ex nihilo).

Il en est de même pour les États : la création monétaire y est limitée par quelque chose qu’ils ne peuvent pas créer en donnant un ordre, en claquant des doigts ou en faisant marcher une imprimerie. Ce quelque chose, c’est la production de richesses, génératrice de gains en or, en devises étrangères ou en impôts. Les États-Unis se sont affranchis de cette contrainte depuis 1971. Ils peuvent créer autant de monnaie que de besoin sans posséder quelque chose qu’ils ne peuvent pas créer.

Les conséquences de la levée des contraintes monétaires ont été de deux sortes : les unes positives, permettant d’engendrer une croissance mondiale sans précédent et de l’étendre à de nouveaux pays (sans l’émission de dollars, le crédit et l’endettement des ménages américains qui ont fait l’ouverture du marché américain, la Chine ne serait pas ce qu’elle est devenue) ; les autres négatives se traduisant par une explosion de l’émission de dollars, du crédit et de l’endettement avec, pour corollaire, un déclin de l’épargne américaine.

La masse monétaire américaine (M3) est passée de 743 milliards de dollars en août 1971 à 10 276 milliards en février 2006 (dernier chiffre publié), soit 14 fois plus, alors que, dans le même temps, le PIB réel passait de 3 916 milliards à 13 197 milliards, soit 3,3 fois plus. Depuis le 23 mars 2006, les États-Unis ne publient plus l’indice M3. Ils ne renseignent plus le monde sur les quantités de monnaie qu’ils créent.

Les acteurs de l’économie américaine et mondiale se sont habitués à cette monnaie abondante et facile. Les ménages américains eux-mêmes ont intégré dans leur comportement cette vie à crédit qui a débouché sur la crise des subprimes. Le crédit à la consommation est passé de 126 milliards en 1971 à 2 535 milliards en 2007, pendant que l’épargne des particuliers (personal saving) (81 milliards en 1971 avec un maximum de 380 milliards en 1992) est retombée à 47 milliards en 2005, pour devenir négative depuis cette date. En même temps, la dette de l’État fédéral bondissait de 424 milliards en 1971 à 8 506 en 2006. C’est cette émission sans frein de dollars (les autres monnaies ont suivi) qui a permis aux opérateurs sur les marchés financiers d’acheter à crédit (à découvert) tous les titres possibles et imaginables (actions, obligations, contrats à terme, dérivés, titres hypothécaires…). Les uns y ont gagné des fortunes, les autres y ont perdu leur logement. L’électronique a, de plus, démultiplié la quantité de dollars et de monnaies qui circulent : un dollar créé peut, en quelques secondes, passer de l’un à l’autre et permettre un multiple de transactions sur titres sur toute la planète.

Mais, comme les marchandises, les titres doivent, à un moment ou un autre, être livrés et payés ou réalisés. Une cargaison de pétrole représentée par un contrat peut, durant le trajet du tanker, passer d’une main à l’autre mais le dernier acheteur devra en prendre physiquement livraison. Si le pétrole a entre-temps diminué de prix, l’acheteur perdra un peu mais aura le pétrole. Le dernier acheteur d’un titre peut, lui, se retrouver avec un titre qui ne vaut rien si l’émetteur du titre a, entre-temps, fait faillite. C’est ainsi que, grâce à l’endettement permis par le crédit, des banques se sont retrouvées titulaires de titres qui ne valaient plus rien parce que, entre-temps, leurs émetteurs étaient devenus insolvables (dans la crise des subprimes on a abondamment cité le cas des ménages achetant à crédit un logement et devenus insolvables).

Le jeune trader français Jérôme Kerviel a pu engager, à découvert, des sommes de l’ordre de 50 milliards d’euros (équivalent du PIB du Maroc). Lorsqu’un individu peut acheter à crédit l’équivalent de la richesse produite en un an dans un pays comme le Maroc, le monde ne peut qu’aller à la catastrophe.

La solution évidente, bien entendu, serait de restaurer le système d’avant 1971 et de limiter la création monétaire par la détention de quelque chose que personne ne peut créer : les DTS, le bancor, ou autre. Les États-Unis, mais les autres pays aussi, ne le voudraient pas.

Invoquant l’immoralité des individus, les États préfèrent se diriger plutôt vers des solutions répressives comme si la cupidité des individus (Kerviel) pouvait être arrêtée par des lois. Les solutions de fond renvoient au comportement des États eux-mêmes, de plus en plus alliés aux miraculés des rentes financières, vivant aussi à crédit et heureux de cette création monétaire qui leur permet déficits et financement des guerres (Irak). En mettant 700 milliards de dollars sur la table (l’équivalent du PIB du continent africain), ils veulent effacer les dettes de ceux qui ont déjà pris l’argent. Pour les autres, on voit déjà que les restrictions actuelles au crédit ne touchent finalement que ceux qui n’ont pas d’entregent. Le Congrès américain vient de voter majoritairement contre ce projet. En tout état de cause, la création monétaire est chose trop grave pour échapper au contrôle de représentants élus. Il ne s’agit pas de retomber dans les financements démagogiques obtenus auprès de Banques centrales soumises à des gouvernements de plus en plus liés aux marchés financiers. Tout en laissant les Banques centrales indépendantes, on devrait ajouter à leur conseil d’administration des représentants élus.

(*) Dernier ouvrage publié : le Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme. Éditions Non lieu, Paris 2008.

jeudi 19 mars 2009

Fin de la modernité ? Une mutation capitaliste : le retour des sociétés de statut et de rente


Dans LES TEMPS MODERNES Septembre - octobre 2006, n°640, Gallimard - ISBN 2070780767


Fin de la modernité ? Une mutation capitaliste : le retour des sociétés de statut et de rente


par Ahmed HENNI


La modernité est ce mouvement de renversement des sociétés d’ordres et de statuts. Idéalement, elle fait émerger le libre devenir individuel et supprime toute prédétermination de nature, de parenté ou de statut. Son principe : on ne naît pas homme, on le devient. On se fait soi-même en liquidant toute dette pour ne rien devoir à personne. Ceci suppose qu’il n’y ait aucune souveraineté supérieure ou appartenance de nature ou de statut qui puisse faire et défaire les destinées individuelles. Celles-ci se construisent individuellement. Ni la conformation physique, ni la parenté, ni le bon plaisir d’un prince, ni l’appartenance à une religion, un territoire ou un ordre social quelconque ne font l’identité individuelle. Il existe un Moi qui doit se construire péniblement. Ce principe de réalité valide le devenir psychique et matériel.
La modernité, en effet, est également principe de libération matérielle : produire et s’auto-produire sans capturer sur autrui pour ne pas contracter de dettes. Elle est, de ce fait, organiquement liée à la société du travail dont les fruits reviennent à l’individu. Pour ce faire, elle supprime la souveraineté comme source de richesse et fait de la propriété des fruits de l’activité le principe cardinal. Elle s’accomplit finalement dans le dépérissement de l’Etat, signe de la disparition de la souveraineté qui prélève sur les fruits d’autrui ou qui distribue selon son bon plaisir, et moment où doit revenir à chacun un produit sans prélèvement souverain d’autrui. Privilégiant la propriété individuelle garante du retour des fruits de l’activité individuelle sans prélèvement rentier d’une souveraineté supérieure et statutaire, cette modernité s’est identifiée depuis deux siècles au capitalisme d’industrie. Celui-ci a conjugué un progrès matériel, présenté comme le résultat du libre devenir individuel de chacun, et une idéologie émancipatrice des individus que ce soit dans une version libérale ou une version révolutionnaire.
Dans ce capitalisme canonique, la richesse n’est pas octroyée par une souveraineté (une redistribution), elle ne vient pas d’une capture statutaire sur autrui (un tribut, une redevance), elle est individuellement auto-produite. Ce n’est pas une rente. Le capitalisme canonique (d’industrie) est, de ce fait, un système radicalement opposé à la société de statuts et de rentes. D’où sa modernité.
Or, actuellement, il semble bien que les éléments de cette modernité soient compromis par un retour à des sociétés de statuts et de rentes, localement et mondialement. Nous assistons à la conjugaison de deux phénomènes : une capture de la richesse s’appuyant de plus en plus sur la souveraineté et une production idéologique mettant en avant les questions de souveraineté et de statuts sociaux.
Tout se noue à partir de la décennie 1970. Une révolution monétaire mettant au premier plan la souveraineté comme principe de capture des richesses. Une révolution électronique et informatique mettant le savoir au rang de facteur de production de la richesse et, par une vitesse de circulation jamais connue, démultipliant à l’infini les profits tirés des mouvements monétaires et financiers. Une révolution pétrolière transformant de vagues déserts en centres d’hyper-consommation et réveillant le millénarisme rentier d’une fraction des sociétés musulmanes. Une tertiarisation poussée des pays d’ancienne industrie où la richesse ne vient plus du travail matériellement productif. L’échec du mode matériellement productif de développement avec l’effondrement du communisme. Un déplacement des idéologies et des actes protestataires du champ des antagonismes de production au champ des statuts. Un endettement sans précédent des grands Etats qui redistribuent de 15 à 20% de leur budget sous forme de rentes financières. Un vieillissement prononcé de la population des grands pays d’ancienne industrie qui accroît soudainement le nombre d’inactifs vivant de leurs rentes et pensions.

La mutation de l’ancien capitalisme industriel en économie financière

Le 15 août 1971, le président des Etats-Unis d’Amérique, Richard Nixon, proclame l’inconvertibilité du dollar en or. Cet événement, auquel seuls quelques gouvernements et initiés prêtent attention, marque, en réalité, une profonde rupture historique dans le système capitaliste et dans l’Histoire du monde. Plus rien ne sera comme avant.
Ce jour là, le président américain ne fait ni plus ni moins que traduire l’impasse du capitalisme industriel de production matérielle et l’avènement d’un nouveau système. Faute d’avoir pu devenir Empire par l’extension d’un système où la propriété des moyens de production assurait la centralisation des richesses mondiales – contrôler la production mondiale par l'appropriation des moyens de production par des firmes transnationales américaines, les Etats-Unis vont utiliser leur souveraineté monétaire pour se doter d’un statut particulier : celui où l’on peut capturer de la richesse par les seuls mouvements monétaires.
En 1971, en effet, les Etats-Unis sont profondément engagés dans une guerre au Viet-Nam et manquent d’argent public. Jusqu’à cette date leur puissance productive matérielle leur avait toujours permis de l’emporter sur des adversaires moins industrialisés qu’eux (Allemagne et Japon ou Corée) et les richesses engendrées par leur économie leur avaient toujours permis de financer leurs guerres sur ressources réelles propres. Bref, le système capitaliste de production matérielle se montrait pertinemment efficient pour produire une puissance matérielle redoutable et dégager les moyens monétaires propres pour la financer.
Or, dans la guerre qu’ils conduisent au Viet-Nam, les Etats-Unis n’arrivent ni à s’imposer par leur production matérielle toujours grande ni à financer cette guerre sans créer de graves déséquilibres chez eux[1]. C’était la preuve que le système capitaliste industriel de production matérielle n’était plus historiquement pertinent. L’effondrement du même système centralisé – dit socialiste – viendra vingt ans plus tard confirmer ce fait. Lors des guerres ultérieures qu’ils conduiront, au Golfe notamment, les Etats-Unis s’efforceront de faire jouer leur puissance productive, certes, mais conjuguée à leur souveraineté pour en fiscaliser les frais dans le cadre de coalitions internationales. Ainsi, l’Arabie a pratiquement couvert les frais de la guerre de 1991 contre l’Irak.
Jusqu’en 1971, les Etats-Unis devaient produire ou gagner une matière – l’or – qui garantissait la valeur internationale de leur monnaie. Le 15 août 1971, ils s’affranchissent de cette contrainte naturaliste et font du dollar un signe pur, signifiant par là que la richesse ne dépend pas de la production d’une matière quelconque qu’on possède mais de la capacité à produire des signes de souveraineté, vecteurs de la capture de cette richesse.
La valeur probante du dollar comme monnaie pertinente dans l’achat de marchandises étrangères – produites par le reste du monde – ne vient plus de sa contrepartie matérielle en or (une propriété) mais du simple fait qu’il est émis par les Etats-Unis (une souveraineté). A la puissance matérielle de production qui conférait une valeur donnée à leur monnaie, les Etats-Unis substituent le statut de grande puissance politique et militaire comme fondement de la valeur et de la pertinence de leur monnaie. Dès lors, il apparaît une fracture historique dans le système capitaliste : il n’est plus obligatoire de produire matériellement pour capturer de la richesse. Il suffit d’affirmer un statut.

Depuis les années 1970, nous observons une lente transformation de l'économie des grands pays industriels en économies financières et de services où la richesse n'est plus le fruit d'un capitalisme matériellement productif[2]. C'est la circulation de produits souvent fabriqués ailleurs et la circulation de monnaies et actifs financiers qui font dorénavant la richesse de ces grands pays. Auparavant, les entreprises transnationales devaient s’approprier des filiales, produire elles-mêmes, puis vendre. Depuis la décennie 1970, ce type d’entreprise connaît des difficultés (General Motors enregistre un déficit de 10 milliards de dollars en 2005) alors que de nouvelles entreprises, ne produisant pas matériellement, se hissent aux premières places. Elles pratiquent l’outsourcing (sous-traitance) en faisant produire en Chine, Inde, Mexique, etc. Nike, par exemple, fait fabriquer ses chaussures en Indonésie par des capitalistes indonésiens qui possèdent les moyens de production et gèrent l’antagonisme de production avec les ouvriers indonésiens. Nike, elle, gère la conception, le design, la publicité, la distribution, les relations avec les banques, les assurances, etc. Toutes ces activités hors du champ antagonique de la production matérielle permettent une capture de valeur qu’on estime à 50 fois la valeur du produit matériel prétexte de la capture. Wal-Mart, distributeur américain, est devenu l’une des premières entreprises du monde : il fait fabriquer en Chine et vend dans ses magasins américains. Bref, dans le capitalisme actuel, il n’est plus nécessaire d’être propriétaire de moyens de production matérielle ni de gérer des antagonismes directs de production. Il suffit d’opérer dans le cadre d’une souveraineté qui assure la sécurité des transactions. En effet, si toutes ces formes nouvelles de capture sont possibles, c’est que les produits et les capitaux peuvent circuler en toute sécurité dans le monde et que les règlements se font dans une monnaie sûre et universelle. Ceci n’est possible que dans le cadre d’une souveraineté au dessus de tous : celle des Etats-Unis et du dollar.
Les Etats-Unis, pays du capitalisme canonique d'industrie, n’ont plus besoin d’usines possédées en propre. Les pays d’ancienne industrie non plus. La souveraineté permet d’obtenir ce que l’on ne produit pas. Nous avons déjà connu historiquement ce genre de situation. Rome, pendant un certain temps, faisait produire ailleurs. Si les producteurs dans l’Empire restaient misérables, le trafic engendré par les courants de produits et d’esclaves vers Rome a considérablement enrichi une forte couche de négociants, souvent patriciens. Cet enrichissement centralisé à Rome entretenait une foule d’activités de services et artistiques faisant de Rome un centre de civilisation. Sans posséder de moyens de production matérielle, Rome centralisait la richesse grâce à une souveraineté qui lui conférait un statut centralisateur des richesses. D’une autre manière, dans le fief, il existe une séparation entre les producteurs matériels, serfs, qui versent une redevance centralisée au château et alimentent les activités de services autour du seigneur (armée, cour, artistes, etc.). Souveraineté, statut particulier et rentes vont ensemble. Le capitalisme canonique est le seul système historique où il n’y a pas séparation du propriétaire des moyens de production de ces moyens de production et où ce patron exerce directement l’antagonisme de production. Nulle souveraineté ne s’y exerce, nul statut particulier, nulle rente, car c’est au titre de la propriété directe que s’opère la capture. Le capitalisme a, depuis les années 1970, rompu avec cela. Il devient rentier, patricien, déléguant la propriété des moyens de production et ses antagonismes à autrui extérieur et centralisant des flux commerciaux et financiers qui entretiennent une foule d’activités de services (la banque, l’assurance, le droit, le design, l'informatique, la pharmacie, la publicité, les médias, le spectacle, la distribution, etc.) qui en font une aire d’intense activité avec une production matérielle minime.
Ce sont ainsi des centaines de milliers d'emplois de cols bleus qui disparaissent et des milliers d'usines qui ferment. Le mouvement va en s'accentuant à la fin du XXème siècle. Aux Etats-Unis, le taux de suppression d'emplois industriels est de 10% dans la décennie 1970-1980. Il monte à 14% en 1980-1990. En 1969, les cinquante plus grandes entreprises, toutes dans l'industrie et l'énergie, employaient 6,5 millions de personnes. En 1995, elles n'en emploient plus que 5 millions[3].
Dans cette fin de XXème siècle, les grandes entreprises et les nouvelles fortunes émergent toutes dans la circulation. Le classement 2006 du magazine Forbes donne Bill Gates en tête (50 milliards de dollars) (logiciels), Warren Buffet, n°2, président du fonds d'investissement Berkshire Hathaway, Carlos Slim (Mexique) n°3 qui s'active dans les télécommunications. La percée des distributeurs est fulgurante avec la famille Walton, propriétaire de Wal Mart, chaîne de magasins qui dépasse par son chiffre d'affaires les géants de l'industrie qu'étaient Ford ou General Motors. Le même phénomène s'observe dans le monde entier: les fées de la fortune ne se penchent que sur les individus qui ont su utiliser de nouvelles capacités de capture rentière. Voici les magnats du pétrole russe: Mikhaïl Khodorkovski ou Roman Abromovitch qui accumulent en à peine dix ans ce que des générations d'industriels n'ont pu faire. Voici Hind Hariri, fille de l'ancien premier ministre libanais, qui, à 22 ans, est déjà à la tête de 1,4 milliard ou bien encore Sergey Brin et Larry Page, 32 et 33 ans en 2006, fondateurs du moteur de recherche Google, et qui dépassent les 10 milliards.
Le nouveau capitalisme n'enrichit pas le travail matériellement productif. La promotion individuelle ne s'y fait plus de cette manière. Il convient de s'insérer dans les circuits de rente, notamment les rentes financières.
Ces gains financiers proviennent des placements, particulièrement des titres de la dette publique, ou des achats d'actions. Les avoirs financiers des ménages américains et organismes à but non lucratif s'élevaient à 3.700 milliards en 1975. Ils ont atteint 31.000 milliards en 2000. En 1995, selon les données de l'administration, 41% des ménages américains possédaient des actions, contre 30% en 1980. On estime que 20% de leur enrichissement provient de plus-values boursières et 80% de plus values immobilières. Bien entendu, cet enrichissement est largement inégalitaire: 90% des actions sont détenus par seulement 10% des actionnaires, soit 500.000 personnes. On estime à 135 milliards par an les dividendes distribués aux actionnaires, soit plus de 250.000 dollars annuels par actionnaire important.
A ces dividendes, s'ajoutent, pour les possesseurs de titres, les versements d'intérêts du gouvernement au titre de la seule dette publique.



La financiarisation des patrimoines n'est pas propre aux Etats-Unis. Elle concerne l'ensemble du monde d'ancienne industrie. Les actions et autres actifs financiers (titres de la dette en particulier et obligations du Trésor public) représentent 62% du patrimoine des Britanniques, 57% de celui des Français et 54% de celui des Allemands. Avec une dette de plus de 1.200 milliards d'euros, le Trésor public français verse annuellement près de 50 milliards d'euros en intérêts.
Le total mondial des dettes publiques est estimé à 40.000 milliards, concentrés pour leur quasi-totalité dans les pays capitalistes d’ancienne industrie. Les gouvernements de ces pays versent bon an mal an plus de 2.000 milliards d’intérêts. Le poids de ces rentes est devenu significatif dans la richesse nationale.
La vie à crédit des Etats-Unis et de leur population – le taux d’épargne y est de zéro – n’est possible que par la centralisation chez eux de l’épargne mondiale. C’est elle qui finance le déficit américain. Prêter au Trésor américain, c’est prêter au souverain. Il sort des Etats-Unis plus de 400 milliards annuels et y entre 500 milliards. Au total, les estimations du stock des entrées est, en 2006, de 10.000 milliards en sorties et 12.500 milliards en entrées.
Aux rentes procurées par ces placements, s'ajoutent les profits réalisés par les opérateurs sur les mouvements de monnaies (marché des changes). En 2004, il s'échangeait, dans le monde, près de 25.000 milliards contre 8.000 en 1990. La City Bank, un des plus grands opérateurs, engrange, bon an, mal an, un milliard de bénéfices sur le seul marché des changes. Les opérations dollar/euro représentent le tiers du marché, celles sur dollar/livre 14% et sur dollar/yen 17%. Selon la Banque des règlements internationaux, ces opérations sont, en 2004, concentrées à raison de 31,3% au Royaume Uni et pour 19,2% aux Etats-Unis[4]. Un pays comme le Luxembourg, spécialisé dans les mouvements financiers, affiche le revenu par tête le plus élevé du monde : 60.000 dollars par an et par habitant, mieux que n’a jamais fait aucun pays industriel.

Devenir individuel par bénéfice de production matérielle et devenir statutaire par capture de rente

La mutation qui s’opère dans le monde après 1971 se traduit donc par la disqualification de l’usine et du travail matériellement productif comme unique source d’enrichissement et de construction d’un devenir individuel. Les réussites médiatisées d’aujourd’hui sont toutes rentières. Rentes naturelles du corps des mannequins et autres, gestuelles des jeux physiques (football et autres). Rentes artificialistes par l’occupation de places dans les médias ou le monde de la chanson. Tout le capitalisme d’industrie matériellement productive – pays communistes compris -- reposait sur la mise en œuvre longue et pénible de processus d’enrichissement par la mise au travail de soi et des autres. La réussite individuelle par soi-même concourait à la puissance de la collectivité et du pays. Contrairement à la société féodale d’ordres et de statuts, la capture de la richesse ne s’opérait pas par l’exercice de droits statutaires conférés par la naissance ou la puissance physique, politique et militaire. Or l’idée d’être enfermé dans un statut refait aujourd’hui surface. Ce n’est pas tant l’effort et l’action individuels liés à l’activité matériellement productive qui sont la source d’un devenir individuel ouvert que l’appartenance à un groupe pouvant défendre et acquérir des droits statutaires.
Le changement est radical par rapport à l’avant 1971 où, par certains aspects, la « guerre froide » était idéologiquement représentée par ses propres acteurs américains et russes comme une course au niveau de production matérielle le plus grand et non comme une compétition statutaire meurtrière. La première place reviendrait à celui qui saurait mieux que l’autre combiner efficacement les forces matériellement productives. Dans un monde, souvent dominé par des mouvements de libération statutaire (l’accès des colonisés à l’égalité des conditions), il n’était cependant question que de course au développement chacun admettant que la règle du jeu pour s’approcher de la première place sociale était dans la mise en œuvre d’un mode économique ayant fait ses preuves ailleurs. L’identité ne référait ni à la race, la religion ou la nationalité mais au degré de développement des forces de production matérielle. On était moins occidental que développé.
Certes, cette règle du jeu n’avait pas toujours été respectée. Notamment, lorsque les pays du capitalisme d’industrie ont, dans la logique du système, cherché à avoir plus de matières premières bon marché ou de nouveaux marchés. De la même manière qu’ils cherchaient chez eux à moins payer leurs ouvriers, ils ont cherché à se procurer des matières à bas prix mais, cette fois-ci, en utilisant la souveraineté. Ils ne se sont pas contenté d’intégrer les pays fournisseurs au système. Ils ont fait quelque chose qu’ils n’ont pas fait à leurs propres ouvriers, donner une condition statutaire inférieure aux pays qu’ils annexaient féodalement en les colonisant. Dès lors le capitalisme de production matérielle a charrié avec lui les scories féodales de la société de statuts en promulguant codes de l’esclavage et de l’indigénat et provoqué des luttes statutaires de « libération nationale » qui ne pouvaient qu’être meurtrières. Dans un pays de capitalisme matériellement productif comme l’ont été les Etats-Unis d’Amérique, la dynamique statutaire n’a pas été circonscrite à des colonies lointaines mais a été présente sur leur propre territoire (Indiens dans les réserves, apartheid vis-à-vis des Noirs). Il a fallu attendre 1969 pour qu’il soit mis fin légalement à la discrimination statutaire vis-à-vis des Noirs. La lutte des statuts s’est là aussi traduite par des actes meurtriers. La culture américaine continue de porter une profonde imprégnation statutaire. Ces scories statutaires vont refaire violemment surface dans le capitalisme de rentes où la souveraineté devient source de richesse.
Le mouvement socialiste révolutionnaire lui-même croyait à la promotion sociale moderne. On peut dire que la dialectique de la violence meurtrière est absente des représentations produites par les porte paroles éminents de la classe ouvrière dans le capitalisme d’industrie. Il ne s’agit pas, comme dans une tragédie shakespearienne, de supprimer physiquement le patron en prenant sa place; ni viser, par la lutte sociale, à créer un ordre statutaire des travailleurs – ce qui est peut être visé aujourd’hui par les partis qui se réclament de la classe ouvrière. En lisant deux textes significatifs de Karl Marx comme Le manifeste communiste ou Le programme de Gotha, il est entendu que les prolétaires sont exploités et qu’on doit leur rendre leur dû (la valeur qu’ils produisent), que c’est la propriété juridique des moyens de production qui est en cause et non la personne du capitaliste et que, surtout, les prolétaires ne sont pas du tout invités à devenir des rentiers profitant du travail d’autrui mais travailler davantage encore pour faire venir la société d’abondance pour tous. La fin de l'Histoire, consécration de la modernité marxienne, est l'abolition de toute souveraineté et de tout statut par dépérissement de l'Etat. Il s’agit de faire advenir une situation où chacun aura un devenir individuel libre.
Il ne s’agit pas de se faire reconnaître une place rentière par autrui mais de travailler pour autrui et devenir l’humanité.
On sait qu’une telle représentation n’a plus cours. Ceux qui se proclament porte paroles de la classe ouvrière veulent lui conférer un statut soit par la nationalité (extrême droite), statut pourvoyeur de diverses rentes, soit par l’enfermement dans un ordre social des travailleurs bénéficiant de l’emploi à vie (sociaux démocrates). Cette évolution traduit sans aucun doute la mutation du capitalisme lui-même en capitalisme de rentes.
Bien entendu, cette représentation rentière n’est pas formulée comme telle sinon elle obligerait à interroger la source des rentes mondiales. Quel est cet autrui dont on tirerait les rentes ? Le discours ne s’appuie pas sur l’identification des travailleurs comme producteurs de valeur et lésés de ce fait par leur condition de salariés. Il s’articule autour de l’idée que le travail quel qu’il soit est un statut qui mérite considération et respect et, à ce titre, doit être la propriété de celui qui le détient – c’est une place à vie – et assurer son existence. On ne lutte plus pour sortir de ce statut mais pour y rester – ne pas être licencié – et arracher des droits statutaires qui n’ont rien à voir avec les règles ou les antagonismes du capitalisme de production matérielle, ni les aspirations au libre devenir individuel par le travail.
Dans les pays d'ancienne industrie, un certain discours des appareils parlant au nom des travailleurs met en contraste les "super-profits" des multinationales et le manque de redistribution de ces profits vers les travailleurs. Or, la quasi-totalité des études, notamment celles de l'OCDE, montrent que les grandes multinationales des grands pays d'ancienne industrie n'emploient, en moyenne, que 15% de leurs effectifs dans leur pays siège et tirent, de ce fait, entre 70 et 75% de leurs profits de leurs activités à l'étranger. Mais aucun discours des appareils porte paroles des travailleurs n'a, dans les pays siège de ces multinationales, réclamé que ces 70 ou 75% de profits soient redistribués aux travailleurs mexicains, bangladais, indonésiens ou chinois qui ont contribué à la production de ces multinationales. Le discours des appareils porte paroles des travailleurs des pays d'ancienne industrie les entretient dans une illusion statutaire nationaliste en leur promettant une redistribution rentière alimentée par les fruits de l'exploitation des autres travailleurs du monde.
La crainte devenue universelle dans les pays d’ancien capitalisme de production matérielle est que quelqu’un ne vienne prendre l'emploi. Les faits qui en découlent et les représentations produites par cette crainte convergent tous vers la définition d’un statut, lié non pas à l’activité, mais à la nationalité. En supprimant la concurrence chantée par l’ancien capitalisme, en fermant des frontières, on représente le devenir individuel comme un fait statutaire lié à la nationalité et non au volume individuel de production. Mieux : ceux qui, dans cette représentation, ont le volume individuel de production matérielle le plus élevé, sont, dans ce nouveau capitalisme, les moins bien payés – les Chinois, par exemple. Il vaut mieux, sans travailler, percevoir un revenu de citoyenneté et bénéficier d’un statut rentier dans un pays d’ancien capitalisme industriel qu’être ouvrier productif dans une maquiladoras mexicaine[5] ou une banlieue de Bombay ou Shanghaï. A titre d’exemple, le revenu moyen de citoyenneté sans travail en Europe est dans ces années 2000 dix fois plus élevé que le salaire des ouvriers productifs exotiques.

A notre époque, le processus mondial obligé de déréglementation et de dégagement de l'Etat des décisions concernant l'oeuvre individuelle a permis d'observer des manifestations différenciées de l'individualisme, le déplaçant d’un individualisme de l’œuvre individuelle participante d’une œuvre commune à un individualisme de statut où la richesse individuelle est tirée de la richesse commune[6]. Le démantèlement des législations du travail et la réapparition de marchés du travail "autorégulateurs" ont engendré précarité, chômage, etc. alors que la richesse d'ensemble se multipliait. Faut-il ne rétribuer que l'oeuvre positive (un revenu lié au travail) ou faut-il, devant cette "tragédie humaine", rétribuer l'existence en donnant un revenu de citoyenneté qui assure le droit à la vie ?[7]. Un auteur d'aujourd'hui écrit: Le travail c’est fini et c’est une bonne nouvelle[8]. Les conflits autour de la durée du travail dispensatrice de pensions et retraites éclairent le déplacement des revendications du champ des antagonismes de production vers des antagonismes de souveraineté et de statuts pourvoyeurs de rentes. De simples calculs montrent qu’avec le vieillissement prolongé, on perçoit en totalité plus durant sa retraite que durant toute sa période d’activité. Pour gérer le non-travail, un certain nombre de pays ont déjà adopté des législations assurant un revenu minimum de citoyenneté. La Belgique a été parmi les premiers à le faire. L'idée de revenu de citoyenneté (non d'humanité) est un acte de souveraineté qui discrimine dans le droit à la vie entre nationaux et extérieurs en leur conférant deux statuts différents. D'où le conformisme xénophobe de plus en plus généralisé. La souveraineté donne un statut, source d’une rente petite ou grande.
Dans les pays d’ancienne industrie où l’essentiel de la richesse se trouve maintenant dans la sphère de la circulation des marchandises, services, signes et symboles, les luttes sociales ne sont plus des luttes circonscrites essentiellement dans la sphère de production matérielle et visant un meilleur partage financier entre patrons et ouvriers de la richesse produite. Elles opposent moins des groupes sociaux entre eux – antagonisme de classes – qu’elles n’expriment la revendication propre d’un groupe à une amélioration de sa situation, non au détriment d’un autre groupe, mais par la recherche d’une plus grande reconnaissance sociale porteuse de retombées rentières plus grandes. Ce corporatisme compromet le syndicalisme de type industriel qui s’affaiblit de jour en jour et conduit à l’isolement de chaque groupe dans ses revendications statutaires (agriculteurs, dockers, ouvriers, enseignants, employés de telle entreprise, infirmiers, chauffeurs routiers, cheminots, artistes, etc. revendiquent pour eux-mêmes). Si les conflits changent de nature, c’est que le système dans lequel ils s’inscrivent a lui-même changé.

Mutation capitaliste et conflits sociaux

La mutation touchant le capitalisme d'ancienne industrie fait que la richesse n'est plus produite ou capturée grâce à du travail matériellement productif mais grâce à une circulation vertigineuse de signes immatériels dans la sphère dite des services (informatique, activités médiatiques -- émissions, films, disques --, publicité, monnaies et finances) accompagnée d'usages extrêmement valorisants de matière grise. Il a suffi à Bill Gates d'inventer Windows pour devenir, avec une idée, un des hommes les plus riches de la planète (50 milliards de dollars en 2006), vivant des rentes que rapporte la vente de la licence de ses programmes. Ce cas spectaculaire n'est pas isolé. Les fortunes, nous l’avons dit, ne se constituent plus par une lente accumulation industrieuse dans la production matérielle. Elles sont soudaines comme la gloire du mannequin, du joueur de football chanceux, du spéculateur sur monnaies (Georges Soros) ou de l’émir du pétrole musulman ou russe. Ces fortunes sont faites uniquement de rentes: naturelles, utilisant le sol le sous-sol ou la plastique du corps humain, ou utilisant l'artificialisme de la création cérébrale[9]: droits rattachés à la création de nouveaux programmes, nouvelles molécules, nouveaux produits monétaires et financiers. Là où dans le capitalisme industriel il fallait produire un objet pour chaque client, il suffit, dans le capitalisme de rente, de produire une seule fois un unique programme pour le vendre à des milliards de clients en même temps. La découverte d’une seule nouvelle molécule ouvre un marché planétaire à tout nouveau médicament. Les droits d’une seule image télévisée sont acquittés par des milliards de téléspectateurs. On quitte la société laborieuse affrontant la nature pour entrer dans une société où la circulation rentière des signes provoque le vertige, l'affolement des aspirations et l'anomie.
Dès lors, les revendications ne visent plus à s'intégrer au monde pénible de la lente construction de soi mais à l'acquisition rapide d'un statut rentier touchant des droits à chaque mot vendu, image de visage, geste du pied, procédé informatique ou bancaire.
S'appuyant sur des systèmes monétaires et financiers performants, par les taux de change notamment (voir le dollar), cette économie tertiarisée permet de centraliser les valeurs vers un certain nombre de pays d'ancienne industrie qui, de ce fait, deviennent des économies fortement "rentières".
En conséquence, deux problèmes apparaissent: la lutte pour le partage mondial de ces rentes et les luttes internes à chaque pays pour leur redistribution.
Au niveau mondial, ce sont les Etats-Unis qui, par leurs performances dans la centralisation monétaire et financière mondiales, s'en tirent le mieux et distancent l'Europe. Ainsi, si de 1950 à 1990, le revenu européen par habitant (France et Allemagne essentiellement) avait eu tendance à rattraper celui des Américains, on constate aujourd'hui, selon l'OCDE, un arrêt de cette "convergence" et un approfondissement de l'écart au bénéfice des Américains. En 2002, le revenu européen par habitant était redescendu à un niveau de 30% inférieur à celui des Américains. Par sa production matérielle, l’Europe avait commencé à rattraper les Etats-Unis. Mais une fois qu’après 1971 la richesse se soit libérée de la production matérielle et de la propriété des moyens de production, qu’elle soit devenue une affaire de souveraineté centralisatrice et qu’elle se soit consolidée par la révolution informatique de circulation des signes, alors, les Etats-Unis ont pris de la distance. Le statut de l’Europe ne lui a pas permis d’accomplir aussi efficacement la transition du capitalisme d’industrie au capitalisme de rente. Sa capacité redistributrice interne ne lui permet pas encore de satisfaire à toutes les revendications statutaires.

Or, les conflits d’aujourd’hui qui animent le capitalisme de rente ne sont plus, en effet, générés par des antagonismes de production. Ils gravitent le plus souvent autour de la défense de positions et de statuts d’accès à la redistribution rentière. Les stratégies sociales visent davantage une reconnaissance de statut, une meilleure insertion dans les circuits de rente et une défense des positions acquises – Lénine parlait déjà à son époque d’une aristocratie ouvrière. C’est l’idéologie des particularismes identitaires qui triomphe.
La violence revendicatrice vient souvent de groupes qui ont déjà un travail. L'activité qui confère des droits statutaires est plus importante. Une position statutaire dans le monde de la culture, de la mode, du sport, de la finance ou de la politique rapportent des milliers de fois plus que le pénible travail de production matérielle. Les groupes sociaux ne réclament plus une performance de capture par la production matérielle. Ils revendiquent des statuts et des droits statutaires qui leur permettent d’accéder aux circuits de rente. Les conflits ne les opposent pas entre eux mais opposent directement chaque groupe revendicatif à l’Etat. Ces conflits quittent le champ des luttes de classes. Il s’agit davantage de compétitions autour de la souveraineté ordonnatrice de la circulation des richesses. Ce n’est plus la propriété qui est remise en cause. C’est la souveraineté. On réclame davantage de souveraineté de l’Etat pour mieux protéger les situations nationales acquises (souverainismes de droite et de gauche) tout en lui contestant le monopole de cette souveraineté pour avoir un statut particulier et optimiser sa propre part. Un exemple probant nous vient en 2006 d’Israël où, pour défendre leurs rentes, des retraités se sont regroupés en parti politique, obtenu l’élection de députés et, de ce fait, se voir reconnue une part de souveraineté.

Capitalisme de rente et contestations de souveraineté

Dans le capitalisme de production matérielle, le conflit opposait directement les travailleurs au patron autour d’un partage des bénéfices d’une production. Aujourd’hui, ce type de conflit s’est transfiguré en conflit de souveraineté sur les moyens de production. Les patrons qualifiés de « voyous » ne sont plus censés disposer de la propriété privée des moyens de production. Pour sauvegarder un emploi statutaire à vie, il est fait appel à l’Etat pour les empêcher d’en disposer à leur guise. Il s’agit bien d’une revendication de souveraineté des travailleurs, au dessus des droits que confère la propriété aux patrons. Elle caractérise le capitalisme de rente où seule la souveraineté confère le statut, non la propriété[10].
A l'extrême droite, par exemple, on ne conçoit plus le fait d'être citoyen comme une nationalité seulement mais un statut politique et social. Les conflits du travail montrent que les revendications de statut l'emportent souvent sur les questions de conditions de travail ou d'exploitation. Les différents groupes sociaux n'avancent souvent que des revendications statutaires ou habillent leurs protestations matérielles de discours relatifs au statut que devrait conférer l'origine, l'activité, le territoire. Parce que nous sommes travailleurs, agriculteurs, restaurateurs, enseignants, médecins, chômeurs, mariés ou divorcés, blancs, noirs, chrétiens, juifs, musulmans, de tel ou tel pays ou région, nous avons droit à cela. Tous les groupes veulent bénéficier statutairement d'une exception. La performance laborieuse devient secondaire. Le statut seul compte car il est seul à conférer des rentes.
Cette mutation du capitalisme réagence les positions sociales. L'identification à l'un des deux groupes de l'ancienne industrie (chefs ou employés d'entreprise) disparaît pour faire place à la recherche d'un statut par appartenance à un groupe social assez puissant (américain de préférence) pour capturer une partie des rentes.
Ce déplacement du champ de la lutte des classes, gravitant autour de la propriété des moyens de production, vers un champ de luttes pour des statuts, centré sur des questions de souveraineté, s’observe quotidiennement dans les pays du capitalisme de rente.
Une brève incursion historique nous permet de constater que l’enjeu des conflits dans le capitalisme canonique était bien la propriété des moyens de production. La violence s’exerçait sur le patron à travers leur destruction (canuts) ou leur arrêt de fonctionnement (grève, sabotage, etc.). Telles qu’elles nous sont connues, les représentations ouvrières excluaient toute référence à la souveraineté pour centrer les revendications sur la propriété. Pas une ligne dans le Manifeste communiste de Karl Marx. Mieux, Marx exclut la souveraineté comme enjeu historique en posant le principe, dans le socialisme, du dépérissement de l’Etat. Mêmes les extrémistes qui prônaient la violence meurtrière ne tentaient de l’exercer que contre les patrons. Les exemples allemand ou français d’avant 1980 le prouvent.
Le glissement semble s’opérer à partir de la décennie 1970, celle précisément qui amorce la mutation du capitalisme. C’est en Italie qu’apparaît une « stratégie de la tension » visant directement la souveraineté de l’Etat. Elle se traduit par des actes meurtriers indifférenciés sur la voie publique.
La violence quitte l’usine ou l’entreprise pour devenir terrorisme et s’exercer dans l’espace public, celui qui représente la capacité de l’Etat à assurer par sa souveraineté la sécurité des gens et des personnes.
Or, ce principe semble se généraliser et devenir un mode d’action protestataire. Dans la plupart des cas, il s’agit moins de commettre des actes meurtriers, que d’exprimer des revendications par la remise en cause de la souveraineté publique. Au lieu de contester la propriété de moyens de production et les droits qu’elle confère, voilà que des ouvriers d’une usine chimique menacent de déverser des poisons dans la rivière publique. D’autres, agriculteurs s’en prennent à la liberté de circulation des camions étrangers ou saccagent des sous-préfectures. Des chauffeurs routiers bloquent routes et autoroutes. Des dockers détournent un paquebot. Des jeunes incendient sur la voie publique des véhicules, saccagent des écoles. Toutes ces actions visent la souveraineté de l’Etat et les patrons « exploiteurs » en sont étrangement absents. On se représente l’Etat comme souverain sur une manne à redistribuer. Il s’agit moins, de ce fait, de réclamer contre un patron, que d’exercer une pression au titre de la souveraineté de chacun sur la souveraineté publique et se voir reconnaître un statut particulier dans la redistribution. L’action spectaculaire menée en France par M. Bové[11] et visant un restaurant Mc Donald s’inscrivait uniquement sur un registre de souveraineté. Puisque les Etats-Unis avaient dressé des barrières à l’entrée de fromages français, un acte de souveraineté, on y répliquait par une autre acte de souveraineté.
En matière d’Europe, le « souverainisme » affiché (extrême droite) ou caché (droites et gauches) propose aux populations, dans la quasi-totalité des pays européens, de profiter individuellement de cette construction commune qu’est l’économie européenne. Il s’agit moins d’en tirer avantage par un redoublement d’efforts productifs que d’utiliser la souveraineté nationale pour détourner les règles à son avantage. Bref, de quitter les règles de centralisation de la richesse par l’extension de la propriété d’entreprise et de se mouler dans celles de la capture que promeut le capitalisme de rente en conférant un statut particulier au pays.

La mondialisation des conflits de statuts et la renaissance des idéologies statutaires

Au niveau mondial, ce sont également les aspirations à la reconnaissance d’un statut qui semblent animer les luttes. La richesse ne provient plus d’une production matérielle, reléguée elle dans des terra incognita indiennes et chinoises. Depuis que le plus rationnel des systèmes de production matérielle (le communisme) s’est écroulé dans la misère, le travail matériellement productif ne porte plus l’espoir d’un devenir meilleur. Chaque individu, chaque pays tente plutôt de se voir reconnaître un statut porteur de rentes. Dans le cas des Etats-Unis, il est vraisemblable, comme le pensent certains auteurs américains, William Kristol en particulier[12], que la guerre menée en Irak en 2003 visait à leur conférer un statut indiscutable pour le XXIème siècle.
D’où des minorités activistes qui ne s’opposent pas à d’autres groupes sociaux mais contestent le système redistributif local (opposition au pouvoir en place) ou mondial (opposition à ce qui est supposé en être le maître : les Etats-Unis). L’opposition à la mondialisation s’appuie sur des revendications souverainistes : réhabiliter les frontières économiques et empêcher les capitaux et produits de circuler librement, règlementer, taxer, assurer des minima sociaux, etc. Aucune contestation de la propriété des moyens de production mais la revendication de statuts sociaux meilleurs et garantis. Ces formes de protestations sont dites citoyennes. Certes, elles ne sont pas nouvelles. L’idée de citoyenneté avait, dès les années 1970, émergé aux Etats-Unis et le mouvement consumériste de Ralph Nader avec l'association Public Citizen qui, poursuivant la logique de la souveraineté jusqu’au bout, s’est présenté aux élections présidentielles en 1996 et 2000. Il s’agit dans tous les cas de revendiquer des actes de souveraineté à prendre par l’Etat. Un mouvement comme Attac, lancé en 1997 en France, s’il se veut association pour défendre la taxe Tobin (a.t.t.), ajoute deux lettres : a.c., soit aide aux citoyens. Il s’inscrit de ce fait dans des problématiques de la seule souveraineté comme le montre son engagement dans la campagne référendaire de 2005 sur le traité constitutionnel européen. Les luttes ne visent plus à produire et valoriser le travail mais le partage des rentes mondiales et nationales.
Le plus retentissant des acteurs actuels de la scène mondiale qui ne remet jamais en question la propriété des moyens de production, ni ne s'inscrit dans un antagonisme de production, mais centre uniquement sa protestation sur des questions de statut et de souveraineté est l'islamisme dit politique. Ainsi l’ouvrier engagé péniblement dans la chaîne de montage industrielle allemande ou sénégalaise se devra de se détourner de son devenir individuel par une auto-production de soi, dans un monde régi par la propriété, et rejoindre un devenir collectif dans un monde régi par des statuts. Il n’est plus ouvrier. Il devient chrétien ou musulman. Il change de statut. Son devenir individuel n’est plus libre mais prédéterminé par un statut de nature ou d’appartenance sociale.
Ce ne sont plus aujourd'hui des individus qui construisent librement leur destin mais des éléments d’un Corps organique. Certes, la modernité capitaliste n’avait pas supprimé toute condition statutaire mais elle fut la première à abolir l’esclavage. Cependant, malgré la guerre conduite dans ce but, la société américaine, patrie du capitalisme canonique, maintint les Noirs et les Indiens dans une condition statutaire inférieure, leur fermant jusqu’en 1969 la voie du devenir individuel libre.
Pour s’approvisionner en matières premières ou s’ouvrir des débouchés, le capitalisme européen conquit des territoires devenus colonies. Les différents codes de l’indigénat enfermèrent les populations de ces territoires dans une condition statutaire inférieure. Faute d’avoir universalisé la modernité, le capitalisme allait se heurter à des revendications statutaires : luttes contre la discrimination raciale, luttes de libération nationale qui, par réaction, allaient enfermer les populations revendicatives dans des idéologies statutaires (identités raciales, identités nationales).
La question statutaire devait revêtir une extrême gravité au centre du capitalisme lui-même. Si en Amérique, il y eut une guerre pour abolir l’esclavage, le capitalisme européen, s’il réintroduisit des statuts pour les colonisés, allait en réintroduire pour les juifs en Europe même. Les juifs européens avaient cru au devenir individuel porté par la modernité. Beaucoup s’assimilèrent et devinrent des individus comme les autres. Or, malgré cela, leur condition statutaire ne disparaissait pas. A la suite de la condamnation en France du capitaine Dreyfus, innocent d’espionnage mais coupable parce que juif, l’Autrichien Theodor Herzl publia en 1896 un livre paradoxal, L’Etat juif, recherche d’une réponse moderne à la question juive, où il propose une vie séparée pour les juifs dans un Etat à eux. Nous voyons donc dès le début du XXème siècle apparaître une revendication statutaire, liée à la question de la souveraineté, au cœur même du capitalisme canonique. Or, Herzl assimile cela à une réponse « moderne ». Il voulait dire « actuelle ». Le danger pressenti par Herzl était réel et la dynamique statutaire allait devenir meurtrière avec le nazisme et l'extermination des juifs.
Les revendications statutaires vont, après cela, se diversifier, se multiplier et s’approfondir. Dès qu’un groupe social sentait que les portes du devenir individuel lui étaient fermées, il formulait des revendications statutaires, qui ne visaient pas tellement la propriété des moyens de production, mais l’égalité de statut que ne peut octroyer qu’un acte souverain de l’Etat. Les femmes ont réclamé le droit de vote et l’égalité des droits. Les colonisés aussi. Ce n’est pas le capitalisme ou la modernité qui sont contestés, mais surtout l’injustice des actes de souveraineté et les rentes qui vont avec.
Plus le capitalisme devient lui-même rentier plus cette idéologie des revendications statutaires se propage et devient, parfois, violente, sinon meurtrière. On y a vu des avancées de la « modernité ». Qui oserait contredire ce qui est devenu « politiquement correct », hégémonique et normal ? Considérer que les peuples, les femmes, les enfants, les handicapés, les homosexuels, les juifs, chrétiens ou musulmans, les Noirs ou les Blancs, les chasseurs ou les retraités aient des droits égaux est une chose, conforme aux principes de la modernité d’ouverture égale à tous d’un devenir individuel libre. Autre chose est de considérer que chaque groupe a des droits statutaires particuliers, propres à lui et, qui plus est, les célébrer dans le monde entier par des journées internationales particulières. C’est se diriger vers la société d’ordres, de statuts et de rentes. L’idéologie féministe, par exemple, est passée d’une revendication d’égalité de droits pour un devenir individuel libre à une revendication statutaire. Ainsi se présente le travail de Susan Brownmiller (1975), la Simone de Beauvoir américaine, pour qui, l’homme, qu’il soit enseignant, homme politique ou laveur de carreaux –est prédéterminé par sa condition de mâle[13].
L’époque est à l’exaltation des différences raciales, ethniques et sexuelles. Elles deviennent la seule véritable base d’une identité culturelle[14]. Ces revendications identitaires sortent du champ exploiteurs-exploités. Elles visent des actes de souveraineté. Ainsi, Lani Guinier[15], propose un système parlementaire où les végétariens éliraient des végétariens, les homosexuels des homosexuels, les chasseurs des chasseurs, les anti-avortement des anti-avortement, etc. Cela revient à supprimer les critères géographiques et introduire le critère de l’appartenance à un groupe social, professionnel ou culturel[16]. L’identité et l’appartenance statutaire paient de plus en plus. Les Etats, de par leur souveraineté, versent des sommes budgétaires conséquentes aux programmes d’ »affirmative action » qui s’appuient sur une vision statutaire de la société. Ils créent des rentes statutaires que ne donne pas le devenir individuel auto-construit. Sur le plan matériel, le langage ne divise plus la société en bourgeois et travailleurs mais en riches et pauvres, nantis et déshérités. Le mot « pauvres » est pratiquement absent de l’œuvre de Karl Marx. Il revient aujourd’hui en force. Son usage pointe la redistribution insuffisante assurée par des systèmes devenus rentiers. C’est un problème de répartition différente des revenus engageant uniquement la souveraineté de l’Etat. Les propriétaires des moyens de production sont oubliés. L’exploitation également. Le langage politique est universellement contaminé par les idées de statut, d’appartenance à un corps, de redistribution rentière et de questions de souveraineté.
Depuis l’apparition de l’islamisme politique, une représentation a eu un grand retentissement : celle de musulmans vus comme Corps unique face à d’autres Corps, représentation renvoyant à une société d’ordres où chaque Corps a un statut. Si le but des islamistes politiques est bien de donner un nouveau statut mondial à l’islam, cette manière de penser n’est pas propre aux islamistes. C’est une représentation devenue courante dans le monde d’aujourd’hui. On aura reconnu qu’elle accompagne les sociétés de rente (féodalité hier, capitalisme de rente aujourd’hui). On peut voir dans la formule de Samuel Huntington du « Choc des civilisations »[17] une représentation antinomique des valeurs du capitalisme de production matérielle et de promotion individuelle. Or, ce capitalisme n’existe plus dans les pays d’ancienne industrie. Huntington, Américain d’aujourd’hui, baignant dans le capitalisme de rente, produit au contraire une représentation éminemment pertinente. Elle exprime, depuis toujours, la façon dont, depuis Rome, les sociétés rentières voient le monde.
Le capitalisme d’ancienne industrie voyait le monde autrement. Il invitait chaque individu de la planète à rejoindre le récit référentiel de l’Industrie et de l’Usine. Chacun y était supposé avoir sa chance. Chacun était un individu méritoire par lui-même. Il n’avait pas à attendre une solidarité de Corps pour se faire soi-même et construire un devenir individuel. Telle était la modernité émancipatrice des individus et des peuples. Les sociétés de rentes, elles, ont toujours nié cela. Elles n’offrent pas d’espoir en dehors de la solidarité de Corps. Aujourd’hui, les sociétés d’ancienne industrie elles-mêmes se voient comme Corps avancé unique tout en se représentant comme fédérations de corps statutaires (les femmes, les enfants, les actifs, les inactifs, les homosexuels, les patrons de Davos, les personnages politiques à vie, les professionnels de la vie médiatique, etc). Les groupes sociaux s’y voient comme des corps et non comme des classes.
Cette représentation que les humains se font aujourd’hui d’eux-mêmes converge avec les traditions encore vivaces des solidarités de Corps qui existent dans les pays qui n’ont pas connu le capitalisme de promotion individuelle par l’Industrie et l’Usine. La réactivation de ces traditions, due peut être à la pauvreté, ne procède pas d’une dissidence idéologique. Elle s’inscrit dans le mouvement mondial de constitution de Corps organiques soudés dans la défense de la capture et du partage citoyen des rentes mondiales. Telle était la Rome divine, capturante et redistributrice.
Samuel Huntington reprend l’idée en définissant la société américaine comme société à statut particulier. Les fondements de la culture anglo-protestante sont, dit-il, la langue anglaise, la chrétienté, la prééminence de la loi, la responsabilité des dirigeants, le droit des individus[18]. Ce ne sont pas l’Industrie et l’Usine. Il n’y a plus de lecture moderne du monde. Le matérialisme accompagnait le capitalisme matériellement productif. Dans les pays d’ancienne industrie, il n’est plus de mise. Répudiant lui-même les représentations matérialistes, le capitalisme de rente produit et diffuse universellement des représentations statutaires. Ce sont ces représentations statutaires qui alimentent la violence et l’organisation de l’humanité en Corps spécifiques s’appuyant sur des idéologies identitaires et fermant les portes du devenir individuel libre que proposait la modernité.

[1] Voir l’expression de cette culture managériale dans la guerre in R. Mc Namara, Avec le recul. La tragédie du Vietnam et ses leçons, tr. fr., Seuil, 1996. Mc Namara fut, à ce moment là, ministre américain de la Défense.
[2] Voir A. Henni, « Le capitalisme de rente. Nouvelles richesses immatérielles et dévalorisation du travail productif », Les Temps modernes, Sept-Oct., Paris, 1995
[3] Les données sont, en général, celles de l’US department of Commerce.
[4] La France assure 2,9% des transactions mondiales de change, l'Allemagne 4,9 et Hong Kong 4,2%.
[5] Usine mexicaine à la frontière des Etats-Unis produisant pour des firmes américaines.
[6] Bien que spectaculaire dans les pays pétroliers (Mexique, Venezuela, Norvège, Pays-Bas, Russie y compris), cette tendance à profiter individuellement de la richesse collective au lieu de la produire devient petit à petit un principe social structurant du capitalisme de rente. Ceci suppose que, par des mécanismes de souveraineté, un Etat puisse capturer cette richesse collective.
[7] Caillé A., Valeurs des biens et valeur des personnes: champs, marché et légitimité, Bulletin du MAUSS, n°24, Paris 1987
[8] Guy Aznar, Belfond, 1990
[9] Personne n'a jamais pensé accorder des droits d'auteur sur chaque savonnette produite par un ouvrier.
[10] La célébrité mondiale d’un cinéaste comme Michaël Moore (The Big One, 1998) vient précisément du fait qu’en tant qu’employé licencié par une entreprise américaine, il s’inscrit dans un nouveau mode de contestation : bien que propriétaire, le patron (General Motors) n’est plus souverain.
[11] Quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir sur les OGM, leur arrachage est présenté comme un acte de "désobéissance civile".
[12] Rédacteur en chef du Weekly Standard, voir Seymour Hersh, Chain of Command, tr. fr. 2005, Denoël
[13] Edward Behr, Une Amérique qui fait peur, Plon 1995 p.255
[14] Behr, p. 295
[15] The Tyranny of the Majority, Fundamental Fairness in Representative Democracy, NY 1994
[16] Behr, p. 305
[17] Huntington S.P., A Clash of Civilizations ?, Foreign Affairs, 72(3). 1993
[18] Huntington S.P., The Erosion of American National Interests, Foreign Affairs, sept-oct. 1997


Membres

Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)