jeudi 22 mars 2012

Guerres autour des rentes du seigneuriage monétaire: l'Islande, l'Irlande, la Grèce et les autres



Guerres autour des rentes du seigneuriage monétaire: l'Islande, l'Irlande, la Grèce et les autres
Des antagonismes de propriété aux antagonismes de souveraineté

par Ahmed Henni, juillet 2011
La crise des finances publiques grecques met en avant des antagonismes de souveraineté d'une nouvelle nature: des États qui se disputent l'appropriation de l'épargne mondiale non pas pour susciter chez eux des investissements industriels mais pour financer les différentes redistributions rentières qu'ils entretiennent (intérêts de la dette publique, déficit budgétaire entretenant non pas l'investissement mais la consommation, réductions d'impôts sur le capital, pensions de retraites, etc.). Bref, l'État n'est plus l'expression d'une hégémonie d'un capitalisme industriel, un État bourgeois classique favorisant une accumulation de moyens de production fondée sur la propriété privée et, contradictoirement, créatrice d'emplois industriels et consolidant une classe ouvrière.
L'État est devenu un délégataire de rentiers de divers ordres utilisant la souveraineté pour prélever impôts sur des couches ciblées de la population (par l'usage immodéré d'impôts sur la consommation – TVA) et rentes de seigneuriage monétaire et, dans un deuxième temps, les redistribuer à d'autres couches, tout aussi ciblées, de rentiers petits et grands, tous ceux qui lui prêtent de l'argent ou lui apportent ses suffrages dans un système électif. En Grèce, par exemple, l'impôt direct est ridiculement faible. Aux États-Unis, les différents gouvernements depuis Ronald Reagan n'ont cessé de réduire la fiscalité du capital et des hauts revenus. En France, c'est également le cas depuis 2002. L'essentiel du budget est alimenté par les impôts indirects, ceux qui pèsent sur des dizaines de millions de consommateurs, même à faible revenu qui, chaque jour, achètent pain, carburant, etc. En se référant aux données de l'OCDE (décembre 2010)1, on observe, de 2002 à 2009, en % de la richesse nationale, une diminution des prélèvements sur les revenus et les profits de 0,7 point en Grèce, de 1,1 point en Irlande et de 1,7 point en France tandis que l'Allemagne augmentait ces impôts de 0,8% de sa richesse nationale – en France, par exemple, 1 point de richesse nationale représentait en 2009 un montant de 19 milliards d'euros, alors que, pour rappel, le besoin de financement des caisses de sécurité sociale exigeaient 15 milliards (données INSEE).

Impôts sur le revenu et les profits, en % du PIB, OCDE 2011

2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009

France
10,4 
10,0 
10,2 
10,3 
10,7 
10,4 
10,4 
8,7 

Allemagne
9,9 
9,7 
9,5 
9,8 
10,7 
11,2 
11,5 
10,7 

Grèce
8,1 
7,4 
7,5 
8,0 
7,5 
7,5 
7,3 
7,4 

Irlande
11,1 
11,3 
11,8 
11,7 
12,5 
12,1 
10,8 
10,0 



Il en est de même pour les prélèvements directs sur les entreprises: en Grèce, diminution des rentrées fiscales assises sur l'impôt sur les bénéfices de 3,4% de la richesse nationale, diminution en Irlande de 1,3 point et en France, diminution de 1,5 point, tandis qu'en Allemagne l'État prélevait sur les bénéfices des sociétés 0,3 % de la richesse nationale en plus.
Impôts sur les bénéfices des sociétés, en % du PIB

2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009

France
2,9 
2,5 
2,8 
2,4 
3,0 
3,0 
2,9 
1,4 

Allemagne
1,0 
1,3 
1,6 
1,7 
2,1 
2,2 
1,9 
1,3 

Grèce
3,4 
2,9 
3,0 
3,3 
2,7 
2,5 
2,5 
0,0 

Irlande
3,7 
3,7 
3,6 
3,4 
3,8 
3,4 
2,8 
2,4 


L'adhésion à l'euro permet d'engranger des rentes de seigneuriage monétaire en accédant à faible coût à l'épargne mondiale et financer ainsi le moins perçu fiscal sur le capital et les hauts revenus (en d'autres termes le déficit). L'euro attire plus efficacement les capitaux que la drachme, le franc ou autre ancienne monnaie nationale. Cette attractivité était garantie jusqu'en 2008 par des projections optimistes sur la zone euro et un différentiel de taux positif par rapport aux autres monnaies (acheter et placer son argent eu euros rapportait davantage que le placement en dollars ou en yens). L'euro allait de ce fait introduire une plus vive concurrence entre États emprunteurs alors que, jusqu'alors, les États-Unis bénéficiaient presque seuls des rentes de seigneuriage monétaire par l'émission de dollars demandés par le monde entier.
Pour financer leurs déficits publics (de l'État fédéral et des États fédérés), les États-Unis avaient réussi à dollariser l'épargne mondiale et se l'approprier en grande partie – tout le monde leur prêtait2. Or, voilà que leur situation d'État rentier semble sérieusement menacée par l'apparition de nouveaux États rentiers concurrents – européens – qui, s'appuyant sur l'émission d'une monnaie de plus en plus recherchée, l'euro, réussissent à capturer une partie de plus en plus grande de l'épargne mondiale. Objectivement, il est dans leur intérêt de rétablir la situation antérieure en incitant l'épargne mondiale à se détourner de ces nouveaux rentiers. Les États-Unis cherchent, en effet, et depuis longtemps, à équilibrer leurs émissions excessives de dollars – la base de leur rente de seigneuriage – en incitant les titulaires extérieurs de dollars à les rapatrier aux États-Unis sous forme d'investissements ou de placements en bons du Trésor. Transformer ces dollars en euros – par des prêts à des pays de la zone euro – n'arrange pas leurs comptes.
Voici pour la décennie écoulée les besoins de financement extérieur tels qu'évalués par le Fonds monétaire international et qui montrent la montée progressive de la concurrence entre États pour capter l'épargne mondiale et satisfaire leurs besoins en financement extérieur – d'où des conflits aigus de souveraineté.

Balance extérieure courante (besoins en financement extérieur)
en milliards de dollars (Statistiques du FMI,mars 2011)


2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
États-Unis
-416
-397
-458
-520
-630
-747
-802
-718
-668
-378
-470
Royaume-Uni
-39,1
-30,39
-28,01
-29,92
-45,64
-59,78
-82,8
-73,03
-44,06
-37,32
-56,02
France
19,32
23,52
18,16
12,98
11,14
-10,38
-13
-25,93
-54,63
-51,28
-53,05
Grèce
-9,82
-9,4
-9,58
-12,8
-13,48
-17,87
-29,83
-44,69
-51,21
-35,96
-31,91
Irlande
-0,35
-0,68
-1,22
0
-1,08
-7,09
-7,92
-13,88
-14,97
-6,76
-1,48
Islande
-0,88
-0,34
0,14
-0,52
-1,3
-2,63
-4,28
-3,21
-4,78
-1,26
-1,01

Des pays euro comme la France, prêteur jusqu'en 2004, deviennent emprunteurs à partir de 2005: une demande de 10 milliards de dollars qui bondit à plus de 50 milliards en 2008. La Grèce n'aurait jamais pu attirer autant de capitaux extérieurs avec la drachme: l'euro lui permet en 2008 d'enregistrer un déficit presqu'équivalent à celui de la France. L'Irlande, raisonnable jusqu'en 2003, commence, à partir de cette date, à avoir des besoins hors norme (15 milliards de besoin de financement extérieur en 2008). J'ai donné à titre indicatif et pour illustrer ces comportements rentiers (dépenser plus qu'on ne gagne) l'exemple de l'Islande qui, dès 2006, a besoin de plus de 4 milliards pour équilibrer ses comptes extérieurs alors que sa richesse nationale produite n'était évaluée qu'à 16 milliards. Je ne pense pas que l'on ait été aveugle face à ces extravagances. Il fallait cependant éviter la faillite de ces pays pour préserver la valeur des placements des différents « hommes aux écus » ou banques de la planète qui avaient – pour des rémunérations conséquentes – satisfait ces besoins anormaux de financement.
Pour se rendre compte de l'anormalité connue de certaines situations, voici un état de la balance courante extérieure de certains pays mais qui exprime cette fois-ci l'excédent (+) ou le déficit (-) de la balance extérieure en % de la richesse nationale.



2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
Allemagne
0,0 
2,1 
1,9 
4,7 
5,1 
6,5 
7,9 
6,7 









Islande
-4,3 
1,5 
-4,8 
-9,8 
-16,2 
-25,7 
-20,1 
-44,2 









Grèce
-7,3 
-6,8 
-6,6 
-5,9 
-7,4 
-11,3 
-14,5 
-14,5 
Portugal
-9,9 
-8,1 
-6,1 
-7,6 
-9,5 
-10,0 
-9,4 
-12,1 
Irlande
-0,7 
-0,9 
0,0 
-0,6 
-3,5 
-3,5 
-5,3 
-5,3 
Espagne
-3,9 
-3,3 
-3,5 
-5,3 
-7,4 
-9,0 
-10,0 
-9,6 
Italie
-0,1 
-0,8 
-1,3 
-0,9 
-1,7 
-2,6 
-2,4 
-3,4 









France
1,9 
1,4 
0,8 
0,6 
-0,4 
-0,5 
-1,0 
-2,3 









Royaume-Uni
-2,1 
-1,7 
-1,6 
-2,1 
-2,6 
-3,3 
-2,7 
-1,6 









États-Unis
-3,9 
-4,3 
-4,7 
-5,3 
-6,0 
-6,0 
-5,2 
-4,9 
Source: OCDE, Juin 2010
Si l'on regarde la colonne 2008, on observe que le déroulement des crises actuelles y est presque annoncé. L'Islande d'abord qui, vivant largement au dessus de ses moyens sans bénéficier du seigneuriage monétaire attaché à l'euro, fait faillite en premier. En octobre 2008, le Fonds monétaire international appelé au secours lui accorde un prêt de 2,1 milliards de dollars3. Puis arrivent les pays du Sud de la zone euro, tous avec des comptes extérieurs structurellement déficitaires depuis de longues années. Une situation qui aurait duré tant que les pays structurellement excédentaires (l'Allemagne, première ligne du tableau) – qui vendent plus qu'ils n'achètent – auraient continué à alimenter la cagnotte commune ou que des prêteurs soient disposés à combler les déficits.
Nous nous trouvons par conséquent devant deux types de conflits de souveraineté:
  1. Le premier entre les pays à seigneuriage monétaire international ancien (Royaume-Uni puis États-Unis) et ceux à seigneuriage monétaire international nouveau (zone euro), chacun d'entre eux voulant satisfaire ses besoins en financement extérieur facilement, en quantité et à moindre coût. Ce sont les antagonismes mondiaux autour des rentes de seigneuriage.
  2. Le deuxième type de conflit va apparaitre entre les pays de la zone euro: entre ceux qui n'ont pas besoin de financement extérieur et qui ont une position de prêteurs (Allemagne, notamment) et ceux qui utilisent l'adhésion à l'euro comme une rente de seigneuriage leur permettant d'avoir une position d'emprunteur structurel (Grèce par exemple). L'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne ne fait que compliquer les choses: autant il participe à certaines discussions, autant son intérêt est de conserver sa rente de seigneuriage propre, concurrente de celle de la zone euro.
A quoi est dû ce besoin grandissant et permanent de financement extérieur, autrement dit cette pratique de vivre avec l'argent du reste du monde, à crédit ? Fondamentalement parce que il y a d'autres êtres humains qui produisent à notre place. Une première rente. La deuxième raison en découle directement: les grands pays d'ancienne industrie, devenus des économies de service et de consommation, ont tendance à importer de plus en plus les objets matériels qu'ils ne fabriquent plus. Ils doivent entretenir diverses catégories de populations: celles qui restent en friche dans cette économie de service, celles qui, âgées, pèsent par leurs pensions et enfin, celles qui, titulaires de patrimoines et de capitaux, n'investissent plus dans l'industrie et trouvent dans ce besoin de financement un débouché lucratif pour leurs écus. Cette dernière catégorie a tendance a éviter l'antagonisme de production face aux classes ouvrières pour se reporter vers l'instrumentation de la souveraineté des États: leur prêter de plus en plus, à charge pour eux, par les impôts indirects sur la consommation, de récolter de quoi leur servir des intérêts garantis en lieu et place des profits qu'ils auraient acquis par la propriété d'usines – j'ai déjà fait la démonstration ailleurs de cette mutation du capitalisme d'industrie en capitalisme de rente.

La rente du seigneuriage monétaire

Pour les pays dont les relations avec le reste du monde sont structurellement déficitaires, l'adhésion à la zone euro procure une rente irremplaçable de seigneuriage monétaire. Ils vont utiliser comme monnaie nationale un moyen de paiement garanti par d'autres pays plus performants économiquement. S'ils gardaient, en effet, leur monnaie nationale, ils devraient se procurer des devises qu'ils ne gagnent pas par leurs exportations. Par conséquent, ils devraient ou réduire leurs importations et leur niveau de vie tout en travaillant davantage ou chercher des prêteurs. Mais ceux-ci rechigneraient à prêter des devises fortes à un pays qui n'arrive pas à en gagner assez ou exigeraient des taux d'intérêt élevés. Deuxième conséquence: vouloir rééquilibrer le compte extérieur c'est devoir réduire les importations par contingentement ou dévaluation de la monnaie nationale (rendre les produits étrangers plus chers, notamment le pétrole) – d'où des difficultés d'approvisionnement du marché intérieur en matières premières (pétrole par exemple) – ou augmenter les exportations en en réduisant le coût par baisse des salaires (travailler davantage à moindre coût). Bref, inflation, taux d'intérêt élevés et niveau de vie affaibli.
Or, certains pays ne se sont pas privés, depuis leur adhésion à l'euro, d'importer et encore importer, l'adhésion à la zone euro leur permettant d'éviter ces inconvénients en puisant, lorsqu'il s'agit d'importer hors zone euro, dans la cagnotte commune de devises instituée par le Traité de l'Union ou en payant en euros, devenu monnaie nationale, les importations venant de la zone euro (Allemagne, etc.). L'article 105 du Traité de l'Union dispose en effet que le Système Européen de Banques Centrales (BCE) a parmi ses « missions fondamentales » celle de «  détenir et gérer les réserves officielles de change des États membres », c'est à dire de mettre en commun les devises. Voici l'exemple des trois pays les plus en difficulté et dont le commerce extérieur est structurellement déficitaire depuis des années:


Commerce extérieur de la zone euro à 16 pays et de quelques pays,
milliards d'euros, Eurostat 2011




2001
2005
2006
2007
2008
2009
2010
Zone euro 16
importations
2 519,24
2 977,61
3 352,07
3 595,42
3 770,31
3 130,43
3 613,73


exportations
2 618,87
3 100,56
3 454,42
3 735,43
3 867,81
3 251,18
3 733,63


solde
99,64
122,95
102,34
140,01
97,50
120,75
119,90


















Grèce
importations
54,46
61,33
69,83
78,56
85,96
69,50
67,71


exportations
35,19
43,70
47,54
51,44
55,53
44,29
48,24


solde
-19,03
-26,14
-31,02
-34,51
-13,97
-23,43
-19,47


















Espagne
importations
211,33
281,38
321,95
354,12
350,64
269,03
302,00


exportations
194,14
233,39
259,13
283,33
288,02
246,36
279,00


solde
-17,19
-48,00
-62,82
-70,79
-62,62
-22,66
-22,99


















Portugal
importations
51,53
57,19
63,69
68,04
73,12
59,79
65,84


exportations
37,75
42,67
49,71
54,50
55,80
47,14
53,46


solde
-13,78
-14,52
-13,97
-13,55
-17,32
-12,65
-12,38


















Déficit des 3 pays


-50,01
-88,65
-107,81
-118,85
-93,92
-58,73
-54,84
solde zone euro


99,64
122,95
102,34
140,01
97,50
120,75
119,90
différence


49,63
34,3
-5,46
21,16
3,58
62,02
65,05

Alors que la zone euro dans son ensemble dégage structurellement des excédents commerciaux, nos trois pays importent de plus en plus et aggravent leur déficit commercial, bref ils ne produisent pas assez au rythme de leurs besoins grandissants de consommation. Il arrive même un moment où le déficit réuni de ces trois pays (2005) dépasse l'excédent obtenu par la zone euro à 16 pays. Aucun analyste ne pouvait ignorer ce problème. La crise, c'est à dire la pression des autres États de l'euro-zone, a ramené ces déficits à de plus modeste proportions (en baisse de 45 milliards pour l'Espagne, 15 milliards pour la Grèce et 5 pour le Portugal).
Ces pays ne sont pas les seuls à bénéficier de la rente de seigneuriage liée à l'euro.
Le commerce extérieur français, par exemple, était excédentaire jusqu'en 2004. Depuis 2005, le déficit se creuse et la France achète continuellement plus qu'elle ne vend.

Solde commercial extérieur français, milliards d'euros, INSEE 2011
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
6,7
-10,9
-18,8
-29,2
-40,7
-34,2
-45,3

Le problème est qu'elle a besoin, elle aussi, de financement extérieur pour couvrir ces besoins. Quand le gouvernement français semble proclamer une solidarité vis-à-vis du gouvernement grec, il ne fait, en réalité, que défendre la solidarité des rentiers du seigneuriage en euro.
Quelques raisons semblent expliquer l'apparition de telles sociétés où la consommation s'accroit sans que les moyens y soient:
  1. Celle que nous venons d'évoquer liée au seigneuriage euro.
  2. Le financement d'un surcroît de consommation par des déficits publics.
  3. L'apparition de larges catégories de consommateurs qui sont hors du système productif (scolarité prolongée, actifs restant en friche, inactifs âgés).
  4. La croyance que la croissance est liée à l'augmentation de la consommation.
    Une nouvelle doctrine: la consommation, moteur de la croissance
  1. Pour financer ces déficits extérieurs et les déficits intérieurs publics, la raison voudrait soit qu'on vende au reste du monde autant qu'on ne lui achète (c'est à dire, en réalité, donner autant de travail), soit qu'on ait des capitaux placés à l'extérieur qui, par les profits ou intérêts qu'ils rapportent, permettent de financer ces achats disproportionnés ou, enfin, de disposer de capitaux qui viennent s'investir dans le pays ou y être placés sous forme de prêts extérieurs au pays. Or, précisément, l'appartenance à l'euro facilite cette dernière solution et permet d'emprunter sans cesse et vivre à crédit sur le reste du monde – d'autres gagnent les devises.
  2. Ces emprunts, en quantité et peu coûteux, parce que garantis par le seigneuriage euro, poussent les gouvernements au déficit budgétaire et à la dépense. Au déficit, en réduisant la pression fiscale sur le capital et les hauts revenus et en servant des intérêts aux prêteurs, transformant les capitalistes en rentiers, et depuis 2008, à renflouer le capital bancaire privé atteint par la détention de titres dévalorisés par la crise dite des subprimes. A la dépense, en entretenant un système de redistribution achetant la paix sociale et des électeurs devenus âgés ou plébéiens. Ces déficits publics continus accroissent la dette publique et les intérêts servis annuellement aux rentiers – du monde entier, particulièrement les fonds de pension. Ces intérêts proviennent en grande partie, comme je l'ai montré ailleurs, des prélèvements opérés sur la consommation des classes plébéiennes (TVA particulièrement).
Déficit des administrations publiques, en % de la richesse nationale (PIB), Eurostat 2011


2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
Grèce
-4,77%
-5,65%
-7,52%
-5,17%
-5,73%
-6,40%
-9,76%
-15,45%
-10,51%
Portugal
-2,90%
-3,02%
-3,38%
-5,92%
-4,05%
-3,15%
-3,54%
-10,11%
-9,14%
Espagne
-0,45%
-0,21%
-0,34%
0,96%
2,02%
1,90%
-4,15%
-11,13%
-9,24%




















France
-3,16%
-4,12%
-3,60%
-2,93%
-2,28%
-2,73%
-3,33%
-7,54%
-7,06%




















Irlande
-0,36%
0,40%
1,38%
1,63%
2,89%
0,07%
-7,33%
-14,28%
-32,42%

On notera les déficits permanents et structurels de la Grèce, du Portugal et de la France, puis l'intervention massive de l'État en Irlande pour régénérer le capital bancaire.
Ces déficits s'accumulent sous forme de dette génératrice d'intérêts à verser tous les ans aux rentiers. Les chiffres de la dette n'importent que par le poids des intérêts qu'elle exige et qui sont payés par les contribuables d'aujourd'hui sur tous les produits et services qu'ils achètent, pain ou diamant.
Les chiffres disponibles pour la France montrent cette ascension irrésistible des sommes versées à ceux qui gagnent de l'argent avec de l'argent ou en gagnent en dormant.


Dépenses des administrations publiques (État, Sécurité sociale, Collectivités locales), milliards d'euros, INSEE 2011


1960
1970
1980
1990
2000
2005
2006
2007
2008
2009
Total des dépenses
16,4
50,2
203,4
511,1
744,3
921,5
952,1
991,3
1028,9
1067,7
Intérêts
0,5
1,0
5,5
27,6
42,0
46,1
46,7
50,9
56,2
45,6
En % des dépenses
0,03%
0,05%
0,28%
1,39%
2,10%
2,30%
2,33%
2,54%
2,80%
2,27%






















État central seul


















2009
Dépenses


















404,6
Intérêts


















38,9
En % des dépenses


















9,61%

Lisons que, lorsqu'en 2009, l'État doit dépenser 100 euros, il en réserve en priorité 9,6 à verser à ses prêteurs, autant de moins pour les hôpitaux ou les écoles. L'addition des réductions fiscales sur le patrimoine et des intérêts versés aux capitaux approche les 65 milliards en 2009, soit autant que l'ensemble des investissements publics de l'État. Pour accumuler, l' »homme aux écus » n'a plus besoin d'édifier des usines ou de mettre une classe ouvrière au travail.
Vu que l'euro est une monnaie garantie par les gains des pays à balance extérieure excédentaire (Allemagne, par exemple), les prêteurs étrangers deviennent tout disposés à prêter des capitaux pour financer ces déficits publics. De ce fait, beaucoup de gouvernements – tous élus et cherchant à se faire réélire – pratiquent une large redistribution vis-à-vis de couches sociales diverses, sachant bien que le déficit sera couvert par de l'endettement en euros et donc facile à concrétiser.
A ceci, ajoutons que depuis 2008, ceux qui auraient pu être les gendarmes du maximum de 3% de déficit prévus par le traité de Maastricht, l'Allemagne et la France, ont allègrement violé eux-mêmes cette règle. Entre 2008 et 2009, le déficit budgétaire de l'État français saute de 2,8 à 6,1% du PIB selon l'INSEE et de 3,3% à 7,3% selon Eurostat.
    1. Ces déficits extérieurs et publics sont la conséquence d'une tendance à une consommation – à crédit – de plus en plus poussée. Une nouvelle croyance économique est apparue dans les pays d'ancienne industrie: c'est la consommation qui serait le moteur de la croissance. On pourrait y voir une idée de Keynes. Mais celui-ci liait étroitement accumulation du capital et croissance, la consommation n'étant qu'un des moyens pour assurer des débouchés à l'offre de produits. Or, dans les pays d'ancienne industrie d'aujourd'hui la consommation d'objets matériels vient particulièrement de l'importation. Seuls les services sont, en majorité, produits localement.
        Si la consommation apparaît comme un moteur de la croissance, c'est que les importations d'objets matériels induisent une activité de services dix fois supérieure à leur valeur d'origine. Nous sommes quelques uns à avoir montré que le produit matériel payé à 10 aux fabricants exotiques exploiteurs de petites-mains est vendu 100 dans les vitrines parisiennes ou new-yorkaises, la différence n'étant pas un profit indu mais la contrepartie d'activités de service s'exerçant en France ou aux États-Unis (conception, design, publicité, distribution, banque, assurance, taxes). Importer une chaussure vietnamienne à 10 euros crée 90 euros d'activités de service en France. C'est pourquoi l'importation d'objets matériels et leur consommation grandissante semblent créer de la croissance dans les pays importateurs. Et tant que l'euro permet d'avoir des déficits commerciaux, tant mieux. En réalité, le modèle de croissance reposant sur la consommation et l'inactivité est un modèle rentier qui ne tient que grâce à l'euro ou à un seigneuriage monétaire international reconnu comme celui des États-Unis. Autrement, il faudrait échanger du travail contre du travail.
          On ne comprendrait pas autrement que la Grèce, par exemple, puisse en quelques années enregistrer une progression proprement extraordinaire de la richesse par habitant (multipliée par 3 en huit ans).
        Progression de la richesse nationale annuelle par tête, dollars courants, FMI 2011


        2000
        2008
        Augmentation en %
        Grèce
        11661
        31307
        168,46
        Irlande
        25607
        59901
        133,93
        France
        22574
        45987
        103,72
        Allemagne
        23220
        44524
        91,75
        Royaume-Uni
        25142
        43651
        73,62
        Japon
        36800
        38215
        3,85
        Les différents tableaux ci-dessus montrent bien que cette « croissance » tient principalement au seigneuriage monétaire dont ont bénéficié la Grèce, l'Irlande et même la France. Il suffit d'en montrer quelques uns à un ministre allemand des finances pour qu'il appelle à siffler la fin de la récréation: ce qui s'est effectivement produit. Ce conflit n'oppose pas des capitalistes industriels les uns aux autres, autour de la conquête de marchés, ou des capitalistes et des classes ouvrières, tous conflits liés à la propriété des moyens de production. Ce sont des conflits de souveraineté entre États qui veulent chacun s'approprier et distribuer le plus grand volume de rentes.
        4. Les importations à bon marché entretiennent la consommation des couches assistées ou mal payées. Si l'on devait payer ces produits au tarif du travail américain ou français, il faudrait – selon la structure de la consommation existante – multiplier les bas salaires par au moins 1,5 et le RMI par exemple par 5. Ce qui n'arrange ni les capitalistes d'entreprise ni les finances publiques et relancerait une lutte de classes. Autrement dit, l'importation d'objets matériels et l'orientation vers une économie de services vont ensemble, permettent de maintenir un taux de profit acceptable et allègent la charge publique de la redistribution vers les couches de la population laissées en friche par la désindustrialisation.

Conclusion
Plusieurs conflits de souveraineté vont apparaître.
Après la crise de 2008, les prêteurs ont commencé à faire défaut.
Les faillites hypothécaires (crise dite des subprimes) suivies de la faillite de la banque Lehmann Brothers (n°4 mondial) ont conduit les titulaires de capitaux à réviser la nature de leurs engagements, à se détourner des placements privés pour, le plus souvent, souscrire des bons d'État.
Or, deux États non membres de la zone euro, disposant de leur propre seigneuriage monétaire (Royaume-Uni et États-Unis), garantissant tout emprunt par leur puissance et leur souveraineté prééminente, ont, en même temps, exprimé des besoins d'endettement importants. Mieux, ces États abritent les grandes banques impliquées dans l'orientation des flux de capitaux.
D'un autre côté, des obligations libellées en monnaie chinoise ont commencé à être lancées timidement sur le marché à Hong-Kong. D'autres pays émergents expriment aussi des besoins de financement extérieur. La nature s'en est également mêlée: les tsunami et tremblement de terre de Fukushima ont multiplié les besoins de financement du gouvernement japonais.
La révision des engagements des « hommes aux écus » s'est donc accompagnée d'une demande mettant des États en concurrence. Ceux dont la souveraineté était la plus faible tomberaient les premiers (Islande, Irlande, Grèce). Aucune souveraineté européenne ne garantissant le seigneuriage monétaire euro, ce fut chacun pour soi, les plus rentiers, qui se trouvent être les plus faibles, ne pouvant que se soumettre aux moins rentiers parmi lesquels il s'en trouve un qui est également puissant: l'Allemagne – à quoi il convient d'ajouter l'attitude concurrentielle discrète du Royaume-Uni et des États-Unis.
Ce ne sont pas des capitalistes propriétaires de moyens de production qui, pour relever leur taux de profit, ont, en Grèce ou ailleurs, réduit les salaires de leurs ouvriers. L'antagonisme oppose directement la population à son gouvernement. Seule la souveraineté de l'État est en cause. En Grèce et ailleurs, c'est le gouvernement qui réduit les salaires et pensions, allonge la durée du travail et rogne les sommes allouées à la redistribution tout en relevant les taux d'intérêts servis aux « hommes aux écus ». La confrontation oppose des « indignés » à la classe politique, devenue simple délégataire des titulaires de capital-argent. Ceux-ci semblent absents mais récoltent des rentes accrues par la hausse des taux de leurs prêts à des gouvernements affaiblis – en Grèce, jusqu'à 15%. C'est bien la caractéristique de crise d'un nouveau capitalisme: le capitalisme de rente.


1Organisation de coopération et de développement économique qui regroupe les pays capitalistes développés. Par souci d'homogénéité, les données présentées ici et se référant à un même objet seront toujours puisées à une même source, soit l'OCDE, le Fonds monétaire international, Eurostat ou l'INSEE français.
2Ce sont bien entendu des « hommes aux écus » qui placent directement leur argent en dollars ou qui le confient à des banques qui, elles, le replacent en bons d'État. Les petits épargnants sont aussi concernés sans le savoir. La mondialisation est cette situation où le plus petit épargnant de la planète peut contribuer, à son insu, à financer les déficits (publics et privés) américain, britannique, grec, irlandais, français ou autre. La crise de 2008 – véritable hold-up sur l'épargne mondiale – en a ruiné plus d'un.
3Le FMI a pourtant l'habitude de bien éplucher les comptes des pays qui font appel à lui et, quand il ne s'agit pas de facilités automatiques statutaires, il met quelque temps à décider de ses prêts. Si le Burundi avait appelé à l'aide, il n'aurait eu droit qu'à quelques millions de dollars. Si l'Islande, pays de la taille du Burundi, a eu tout de suite quelques milliards, c'est en réalité pour y sauver les banques en faillite, très liées au capitalisme international.

Membres

Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)