La modernité, victime oubliée
Terrorisme néo-fasciste islamiste, généalogisme et
mondialisation capitaliste
par Ahmed Henni
Beaucoup d'historiens et d'analystes considèrent que,
dans les années 1930 en France, l'apparition de bandes armées
fascistes procède de la logique même du système politique,
économique et social. Ces bandes, dit-on, ont pu exprimer un
mal-être moral ou matériel dans une civilisation capitaliste
dominée par un individualisme et un matérialisme excluants. Elles
ont pu avoir, disent certains, des accointances occultes sinon
prouvées avec les forces les plus conservatrices et autoritaires du
patronat et du capitalisme en général. Le lainier du Nord Eugène
Mathon était de ceux-là. Analysant la dynamique nazie en Allemagne,
un auteur intitule son livre « Fascisme et grand
capital ».
Plus tard, les défenseurs de l'Empire français et du
capitalisme colonial ont aussi utilisé la violence indifférenciée
et le massacre de masse. Dans les années 1950, la Main rouge
était une organisation qui commettait des meurtres et des attentats
contre les indépendantistes, aussi bien en Europe qu'en Afrique du
Nord. L'Organisation de l'armée secrète (OAS) – 1960-62 – a été
plus violente encore. Les membres de ces organisations se réclamaient
pour la plupart d'idéologies national-fascistes. Les indigènes en
étaient exclus. Des fractions du capitalisme colonial et
métropolitain leur versaient des « cotisations ». Un
exemple ordinaire : en Algérie, preuve a été faite que la
Compagnie d'exploitation pétrolière a versé à l'OAS,
750.000 AF en décembre 1961.
On dit aussi que, dans les années 1960, en Italie, face
au regain de puissance des mouvements sociaux, un réseau d'hommes
d'affaires, de militaires et de mafieux, s'activant dans la loge P2,
aurait commandité le massacre de la Piazza Fontana (1969). Ce qui a
été largement prouvé depuis. Ces violences fascistes armées
visant le massacre de masse semblent, depuis les années 1980, avoir
disparu en tant que bras armé d'une fraction du capitalisme. Seuls
des individus isolés semblent en commettre – le fasciste norvégien
Breivik a, en 2011, en une seule fois, assassiné 77 personnes. Le
capitalisme majoritaire préfère, quant à sa fraction autoritaire,
recourir plutôt aux institutions et laisser se développer
nationalement et internationalement des stratégies de masse de
« choc et d'effroi ».
Très curieusement, les massacres de masse commis par
les terroristes islamistes ne sont jamais reliés à cette phase du
capitalisme. Il y a comme un blocage culturel et intellectuel des
élites politico-médiatiques, et une majorité d'universitaires, qui
les fait considérer comme des phénomènes étrangers commis par des
étrangers mus par une idéologie étrangère même si les services
de police estiment, par exemple, que 30% des apprentis terroristes
français partis pour le moyen-orient sont des Français dits de
« souche », qui se seraient convertis à l'islam. Les
auteurs de la violence indifférenciée et des meurtres de masse
exercés en France sont nés et ont grandi au cœur même des pays
capitalistes développés et s'inspirent d'une idéologie
néo-fasciste, même si elle est colorée au nom d'Allah. Ce ne sont
ni des Afghans ni des Ouighours mais, généralement, des individus
issus des régions où ils commettent leurs crimes.
Olivier Roy voit davantage en eux une « islamisation
de la radicalité » que l'inverse.
Mais, contrairement aux jeunes nervis fascistes qu'a connus
auparavant la France, ils ne sont pas considérés comme tels. Bien
que Français, ils sont considérés comme des étrangers agissant
sous l'effet d'une idéologie extérieure – le salafisme islamique.
Ils ne sont pas qualifiés de fascistes mais d'islamistes. En
proposant en 2015 de les déchoir de leur nationalité française,
les élites dirigeantes socialistes du moment contribuent ainsi à
« accréditer le préjugé xénophobe selon lequel nos malheurs
viendraient de la part étrangère de notre peuple », écrit le
directeur du journal Médiapart. Il ajoute que cette attitude
des élites dirigeantes consiste en réalité à « convoquer un
imaginaire d’exclusion, de tri et de sélection, où xénophobie et
racisme s’entretiennent et s’épanouissent autour du bouc
émissaire principal de notre époque, le musulman, de croyance, de
culture ou d’origine. » L'éditorialiste en conclut que
« le pouvoir sème le poison de la purification nationale ».
Le sociologue américain, Howard Becker, avait montré,
en 1963 dans un livre intitulé Outsiders,
que certains individus, qu'il préfère appeler déviants au
lieu de délinquants, sont considérés comme étrangers à la
société, qu'ils considèrent eux-mêmes en retour comme étrangère
à eux. Il montre qu'il se produit une interaction réciproque entre
la société et l'individu par laquelle, aujourd'hui par exemple, un
individu étiqueté comme islamiste, considéré comme nécessairement
déviant, va, de ce fait, lui-même se considérer comme tel. Il peut
ainsi, au nom d'intérêts étrangers à lui-même, agir, s'engager
dans une ligne d'action anti-sociale. La rationalité voudrait que
cet individu optimise ses intérêts par une intégration sociale
plus poussée, or il fait le contraire et considère la société
comme étrangère à lui. Celle-ci l'encourage elle-même. L’État,
qui devrait être intégrateur, initie des mesures de déchéance de
nationalité visant les bi-nationaux, que tout le monde comprend
d' « origine musulmane ». Les élites dirigeantes
elles-mêmes ne conçoivent donc ces déviants que comme des
étrangers par nature.
Le haut-fonctionnaire qu'a été Jean-Marie Delarue
explique en 2015 cette déviance en écrivant que, « depuis
trop d’années, les politiques sociales des quartiers populaires
ont été affaiblies, limitées principalement au « béton » depuis
2003. Leur recul a conduit de manière certaine aux émeutes de 2005,
lesquelles, précisément, avaient conduit à la déclaration d’état
d’urgence, du 8 novembre 2005 au 4 janvier 2006. Il faut être
aveugle pour ne voir aucun lien entre [cet état d'urgence et celui
de 2015]». « Qu’on le veuille ou non, écrit-il, une bonne
part de la population d’origine arabe, mais évidemment française,
de notre pays se sent victime de discriminations sociales, que la
réalité de tous les jours de l’emploi, de l’habitat et des
services publics alimente ». Le sentiment d'étrangeté
réciproque qui anime la société et ces déviants conduit à
l'expression d'une violence souvent meurtrière. D'un côté des
tueries de masse criminelles inexcusables et de l'autre des appels au
meurtre des musulmans comme à Ajaccio en décembre 2015. «Il faut
les tuer!» ont crié des manifestants.
Ce slogan résonne étrangement en écho dans cette histoire
tumultueuse de la France et des musulmans. « Exterminons les
Arabes ! » proclamait-on déjà en 1830 pour conquérir
l'Algérie.
Cette persistance historique montre que le sentiment d'étrangeté
réciproque qui produit la déviance s'accompagne souvent d'un
silence pesant des élites dirigeantes entretenant un unanimisme de
la méconnaissance. Analysant les origines de la tyrannie, Pierre
Legendre écrivait en 1985 que « Les accès meurtriers d'une
folie sociale ne sont possibles qu'à partir d'un discours
totalisant, qui par enchaînements logiques exclu et fait disparaître
ce qui décolle du Tout» .
Face à cet unanimisme totalisant, qui pourrait renvoyer à des
volontés castratrices de toute dissonance, des intellectuels
écrivent en 2015 : « La France [a] bien une sorte
d’effort intérieur (djihad) à mener d’abord en son
jardin. »
Le romantisme comme méthode d'analyse
On commet d'ailleurs une méprise sur le salafisme en le
présentant comme mû par une nostalgie des temps anciens, un
romantisme. Or, les terroristes veulent agir ici et maintenant pour
supprimer ceux qu'ils prennent pour responsables de leur mal-être.
Cela ne les empêche pas, comme l'avait fait, pour ne citer qu'un
exemple, Mussolini en Italie, de cultiver la nostalgie de l'Empire,
ou, comme l'ont proposé certains nazis, d'entreprendre une
revivification d'un âge d'or associé à des cultes pré-chrétiens.
Or, précisément, dans de nombreuses publications, les auteurs
inclinent à adopter une démarche romantique qui n'aide en rien à
expliquer le terrorisme d'ici et maintenant. Cette vision n'explique
les actes terroristes que par l'idée d'un retour à un âge d'or –
salafisme. Or, lorsque Mussolini, par exemple, invoque le même âge
d'or pour Rome, c'est pour aller massacrer les Éthiopiens pour les
soumettre. Dans un discours de 1936, il déclare que « l'Italie
possède enfin son empire.(..) C'est là la tradition de Rome. »
Ce romantisme est mobilisateur. Les adeptes des sociétés
organiques l'utilisent pour fusionner des forces sociales autour de
la nostalgie des âges d'or et des idées de grandeur passées du
peuple, de la nation ou des croyances. Il n'est qu'idéologie et
n'explique rien puisque commun aussi bien à des croisés qu'à des
conquérants musulmans, à des fascistes italiens qu'à des patriotes
russes ou des faucons américains.
Le romantisme a souvent imprégné la culture
révolutionnaire, sinon républicaine, en France. Relevons
contradictoirement que ce romantisme révolutionnaire s'abreuve
souvent de sang. Des nostalgiques de 1789 – un autre âge d'or
pour certains – pencheraient plutôt du côté de Robespierre et de
la Terreur. Les soldats de l'an II de Victor Hugo ne sont pas des
enfants de chœur. Le tableau iconique de Delacroix (La Liberté
guidant le peuple, 1830), convoqué pour dénoncer les actes
terroristes, montre la Liberté avançant en enjambant des cadavres.
Bref, les enfants d'ascendance musulmane ou non passés par les
écoles françaises n'échappent pas à cette association romantique
des moments de grandeur, de gloire et de sang.
Aujourd'hui, face au sang versé, c'est l'islam qui est
devenu le fétiche et qu'on agite comme un chiffon rouge. Or, toutes
les religions monothéistes sont missionnaires et ont appelé ou
appellent à liquider les mécréants et les hérétiques. Arnaud
Amaury, abbé de Poblet, de Grand Selve, puis de Cîteaux
(1200-1212), archevêque de Narbonne (1212-1225), chargé de réprimer
l'hérésie cathare durant la Croisade des Albigeois, résume bien la
culture hiérarchique des croyants monothéistes passés ou présents.
Lors du sac de Béziers, il aurait dit à des soldats qui
l'interrogeaient comment distinguer les bons fidèles des hérétiques
: « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens. » On attribue au
théologien musulman Malik (711-795), fondateur du rite majoritaire
au Maghreb et en Afrique, le principe de la légitimité de
l'extermination, pour le salut de la communauté, du tiers d'une
population. On n'en finirait pas de citer les leaders religieux
chrétiens, musulmans ou juifs qui ont appelé à une épuration
religieuse. La Bible raconte que lorsque « Moïse vit que le
peuple était livré au désordre, et qu'Aaron l'avait laissé dans
ce désordre, exposé à l'opprobre parmi ses ennemis. Moïse se
plaça à la porte du camp et dit: À moi ceux qui sont pour
l'Éternel (Exode 32,25). Moïse appelle alors à la
liquidation des hors-la-Loi. Et, précisément, Moïse
d'ordonner:... « que chacun tue son frère, son parent »
(Ex 32,27).
Ce ne sont pas ces textes et citations qui expliquent
les actes criminels d'épuration commis aujourd'hui. Ils sont
utilisés comme mode de légitimation de leurs actes par des
éradicateurs actuels bien engagés, eux, dans des tensions,
antagonismes et conflits contemporains ayant trait à des styles de
vie différents, des intérêts opposés, des situations politiques
et sociales inégalitaires, etc.
Que ce soit en Serbie, en Israël ou en Syrie, les
textes religieux ne servent que de caution à la liquidation des
indésirables. Ils n'expliquent rien. Exemple : En 1958, face à
une rébellion anti-monarchique dans le massif marocain du Rif, le
futur roi Hassan II dirige, une opération de « pacification » ,
considérée davantage comme une succession de massacres
indifférenciés qu'une réduction de combattants rebelles. Les
ulémas marocains légitimeront cette impitoyable répression par le
recours à l'imam Malik. En 1994, le président serbe Milosevic se
félicite du « succès de l'épuration ethnique » et
déclare :"Sur le territoire de la République serbe, il
est difficile de trouver un seul Musulman ».
Comme le montre Ilan Pappé (Université d’Exeter (Angleterre)),
auteur d'un livre sur Le Nettoyage ethnique de la Palestine
(2007),
les colons d'extrême droite israéliens appellent quotidiennement à
une épuration ethnique. En 2014, pour se tailler un califat,
l'auto-proclamé Imam-Roi de l'Organisation de l’État islamique,
néo-führer purificateur, ordonne l'extermination des « mécréants ».
Ces exemples montrent que les idéologies religieuses
n'expliquent pas la poursuite de ces buts terre à terre (défense du
pouvoir et des hiérarchies inégalitaires, conquête de territoires,
etc.) mais sont utilisées par les différents acteurs pour justifier
et légitimer leurs forfaits par des motifs sacrés qui transcendent
les hommes et ne peuvent prêter à discussion. Le plus navrant est
que les analystes et, souvent, universitaires, relayent ces discours,
prennent les livres religieux pour des manuels de sociologie et les
théologiens pour d'éminents scientifiques en matière de sciences
sociales et historiques. Ne les voit-on pas parader dans les
émissions de télévision pour répandre davantage de
méconnaissance que de connaissance ? C'est ainsi que l'on tue
la modernité.
C'est, d'ailleurs, celle-ci qui est en jeu, prise en
étau entre, d'un côté, un système médiatique valorisant
l'anti-modernité de discours républicains purificateurs et, d'un
autre côté, les offensives idéologiques anti-modernes des
islamistes. Or, une large fraction de la pensée politique musulmane
ne se nourrit depuis le 12ème siècle environ que de platonicisme.
L'islamisme politique actuel s'inscrit dans cette vision d'un monde
transcendé par l'Imam-Roi et gouverné par les principes imaginés
par Platon dans sa République. Le fascisme européen a puisé
à la même source. C'est en cela que si, formellement l'ajout
d'Allah fait une différence, les visions sont les mêmes et ont une
profonde parenté programmatique que seuls des racialistes peuvent
nier. La pensée politique musulmane majoritaire n'a pas encore fait
son aggiornamento aristotélicien. C'est en cela qu'elle se sent
acculée par l'occidentalisation marchande, consumériste et
inégalitaire des sociétés musulmanes qui porte avec elle
l'individualisme et le surgissement de Sujets historiques quand les
islamistes voudraient des fidèles.
Le terrorisme islamiste n'est que l'expression des
soubresauts de ce que j'appelle une phase agonisante de certains
islams. Les sociétés musulmanes souhaitent majoritairement
s’occidentaliser tout en conservant, certes, une certaine tradition
spirituelle. Or, au lieu de leur proposer un individualisme libéral
et marchand, même inégalitaire, porteur de laïcité et de droits
de la personne, l'islamisme politique les appelle à un
communautarisme organique faisant d'eux plus des fidèles d'une
Église que des Sujets historiques. C'est pourquoi dans le jeu
d'élections plus ou moins libres, les partis islamistes ne sont pas,
en général, majoritaires en voix. Les électeurs, dans les pays
d'islam, expriment ainsi qu'ils veulent être citoyens avant d'être
les fidèles d'une Église habillée en parti politique.
Le point de départ du terrorisme islamiste actuel est
la légitimation par l'Imam-Roi Khomeyni du meurtre comme arme
géo-politique. En édictant le 14 février 1989 une fatwa
ordonnant d'assassiner Salman Rushdie, il réédite la pratique du
Vieux de la Montagne, chef de la secte de ceux que nous appelons les
Assassins, et traite ainsi les musulmans du monde entier en soldats
à ses ordres. Il s'inscrit simultanément hors d'un territoire et
d'une nation, définissant le monde entier comme champ d'action,
suivant inconsciemment en cela les pratiques mondialistes nouvelles
qu'initie le capitalisme au même moment. Depuis, le terrorisme
islamiste s'est amplifié sous la conduite d'imams-rois de moindre
envergure et continue d'engendrer d'épouvantables guerres et
violences. Avant de s'effacer, le fascisme européen l'avait fait. Le
terrorisme islamiste connaîtra le même destin. Tout s'effacera
devant l'occidentalisation portée par le marché et à laquelle
aspirent les peuples musulmans. D'ailleurs, étant un islamisme de
marché, l'islamisme politique creuse sa propre tombe.
Le terrorisme islamiste européen est un néo-fascisme
Les terroristes issus de pays européens, convertis ou
d'ascendance musulmane, pensent comme de jeunes fascistes européens,
animés que ceux-ci étaient, selon les termes de Zeev Sternhell,
d'une « aversion pour une civilisation individualiste et
bassement matérialiste ».
Plus éclairant encore, cet auteur restitue les débuts d'un
mouvement parallèle de croyants autour de la revue Esprit,
animée par Emmanuel Mounier, et qui cherche à conjuguer
autoritarisme, anti-matérialisme, et renouveau spirituel catholique.
Alexandre Marc, écrivant dans la revue, est béat d'admiration
vis-à-vis des jeunes nazis allemands : « Devenir
national-socialiste, c'était, pour un jeune Allemand, faire preuve
d'indépendance par rapport au désordre établi. C'était condamner
un monde sans grandeur livré aux lâches compromissions du
libéralisme et à la tentation matérialiste. C'était affirmer
hautement les vertus d'une discipline librement acceptée dans un
monde corrompu et dégénéré. Les jeunes national-socialistes
étaient mus par un besoin sincère de grandeur spirituelle (..) ils
voyaient dans une organisation militaire la possibilité d'une
exaltation héroïque et d'une éducation collective. »
C'est cette même idéologie à laquelle les islamistes néo-fascistes
ont simplement ajouté Allah.
D'une manière générale, l'islamisme politique, même
dans sa version parlementariste, se situe à droite. Il propage une
idéologie conservatrice et libérale, favorable aux intérêts
capitalistes qui, pour certains, en financent l'organisation.
Relayant historiquement les fascismes occidentaux, il est
fondamentalement hostile à la démocratie de type libéral. Sa
devise pourrait être Religion, ordre, autorité et morale,
communauté. Comme les fascistes, il dénonce la « pourriture »
et la « décadence » des mœurs. Il professe une
idéologie, réfractaire au pluralisme, remettant en cause
l'individualisme, non des fortunes et de la propriété, mais des
opinions et des mœurs. Il préconise une société organique de la
communauté des fidèles, offrant une perspective intégrative à
ceux qui se sentent exclus, et, parfois, au nom de la morale, dénonce
les formes les plus criantes de l'injustice sociale. À
part l'ajout d'Allah, c'est une copie conforme des fascismes
historiques européens.
« Nous nous trouvons, dit Roland Gori, confrontés
à deux sortes de « fascismes » : celui du système
technico-financier et celui des « théofascismes ». Comme la
nuit et le jour, ces deux fascismes s’engendrent l’un l’autre.
Bourdieu en avait eu l’intuition dès 1995 lorsqu’il mettait en
garde contre l’émergence d’une violence terroriste, à travers
l’irrationalisme du désespoir, et, aujourd’hui, la
« tribalisation » d’un monde
globalisé ».
Lorsqu'il se convertit à la violence armée,
l'islamiste « théo-fasciste » ne la dirige jamais contre
les intérêts capitalistes ou les patrons. Outre les victimes
indifférenciées qu'il massacre, le terrorisme islamiste nourrit de
ce fait même une répression qui étouffe toute expression libérale
et toute contestation sociale. Là où il se manifeste apparaissent
les autoritarismes et les dictatures. C'est un allié objectif des
régimes politiques en place et des intérêts capitalistes qu'il
n'attaque pas. Les peuples, ainsi neutralisés, au lieu de songer à
défendre ou conquérir de nouveaux acquis sociaux, sont embrigadés
dans d'interminables croisades religieuses qui durent depuis 2001 et
dont on ne voit pas la fin. Pendant ce temps, le capitalisme se porte
de mieux en mieux.
Or, les jeunes terroristes islamistes français ne sont
pas considérés comme des fascistes français mais comme des
éléments venus d'ailleurs. Il pourrait y avoir là une part de
cécité. Mais pas seulement. La vision qu'on a d'eux diffère de
celle qu'on a eu pour la bande à Bonnot ou Action directe. Est-ce du
aux mutations économiques et sociales qu'à connues la société
française depuis les années 1980 et qui font voir le monde
autrement ? Est-ce du à la différence entre une société
industrielle capable d'absorber les chocs de ses déviants et la
nouvelle société consumériste et rentière qui ne recherche que la
sécurité de sa jouissance ?
Certes, il manque aux jeunes terroristes français
actuels le culte de la patrie. Mais le capitalisme mondialisé actuel
cultive-t-il encore le culte de la patrie quand une grande
partie des jeunes occidentaux se voudraient plutôt Américains ? Ne
pas qualifier les terroristes de fascistes mais d'islamistes les
transforment ipso facto en étrangers. On occulte ainsi les
liens qui peuvent exister entre terrorisme islamiste et
mondialisation consumériste en circonscrivant le terrorisme à un
conflit religieux ou de « civilisation ». L'islam est en
cause, pas un capitalisme « désastreux » qui, outre
l'exclusion, abrite des actions institutionnelles de choc et d'effroi
et des réseaux en liaison avec les terroristes islamistes. Il suffit
de renvoyer le terrorisme islamiste à une généalogie étrangère
pour prétendre l'avoir expliqué tout en taisant ou occultant ses
liens avec ce qui fait le monde d’ici et maintenant. On apprend
qu'un trafiquant d'armes d'extrême-droite français aurait vendu les
armes aux auteurs des massacres de janvier 2015. Une connexion qui ne
laisse pas de surprendre les « racialistes » qui, eux,
voudraient créer une frontière étanche entre des islamistes
« bronzés » et des fascistes ou affairistes « blancs ».
L'approche généalogiste et « racialiste » du terrorisme
absout toute explication alternative qui mettrait en cause le
fonctionnement même du système économique et social mondialisé
actuel.
Il n'est pas nouveau que même des esprits illustres se
contentent de répéter ou d'adhérer aux visions dominantes, souvent
tronquées. En octobre 1968, après l'intervention militaire
soviétique à Prague, Aragon, face à certains aveuglements, a
utilisé en son temps l'expression « Biafra de l'esprit ».
S'étonnera-t-on donc que des esprits civilisés, cultivés que des
esthètes aussi brillants que lui aient pu répéter la propagande
stalinienne sans mot dire, ou que von Karajan, chef d'orchestre
prestigieux, ait pu adhérer au parti nazi ?
C'est comme cela que des visions tronquées deviennent hégémoniques
et qu'on les propage comme on dit machinalement bonjour.
Réactualisation du généalogisme comme mode
d'explication et de gouvernance
Dans la mise en place en France des méthodes d'analyse
sociale, la modernité fait son entrée avec les travaux de l'école
physiocratique et ceux, notamment, du docteur François Quesnay. Dans
son Tableau économique de la France (1758), il rompt avec la
tradition généalogique. Il inaugure un nouveau système de
classification qui ne rattache plus les individus à une succession
naturaliste, biologique et parentale mais les identifie à une
fonction sociale (économique ou politique). Chacun d'entre eux
appartient à une classe d'humains selon qu'il soit producteur
paysan, artisan, fermier ou souverain. Quesnay inaugure une tradition
qui libère l'Histoire de son côté naturaliste et plus ou moins
incestueux rattachant chacun à une lignée de parents seulement en
leur attribuant des parcours glorieux. Dorénavant, l'individu
s'appartient. Son destin n'est plus conditionné par une lignée
généalogique mais par son activité économique, sociale ou
politique propre. Ce sera le credo de la modernité.
Cependant, les tenants de la classification généalogiste
naturaliste ne désarment pas pour autant. Depuis lors, nous aurons
donc en France deux courants qui alternativement occuperont le devant
de la scène : d'un côté un ensemble d'auteurs reproduisant
inlassablement des visions et des analyses généalogistes
naturalistes, fondatrices des conservatismes et des nationalismes,
et, d'un autre côté, un mouvement moderniste, souvent porté par
des courants dits de « gauche », qui affirme, après
Kant, la nécessité de libérer l'individu de la domination de toute
instance tierce, d'une lignée généalogique par exemple, ou qui le
replace dans son utilité sociale (Saint-Simon) sinon sa stricte
fonction économique (les bourgeois et les prolétaires). L'Histoire
des mouvements d'opinion et d’analyse va ainsi balancer de l'un à
l’autre selon les circonstances et la nature des forces dominantes
au pouvoir ou dans les médias.
Lorsque, par exemple, sous le Second Empire, face à une
Angleterre plus industrielle, les nécessités du développement
économique et technique du pays occuperont les esprits et les
politiques, ce seront les « modernes » individualistes,
industrialistes, qu'ils soient capitalistes ou socialistes, qui
porteront les visions dominantes. Mais lorsqu'en 1870 se produit le
désastre militaire de Sedan puis l'annexion par l'Allemagne
triomphante de l'Alsace-Lorraine, c'est un courant « revanchiste »
nationaliste qui occupe le devant et devient même hégémonique. Ce
courant remet à l'honneur les visions généalogistes, naturalistes,
sinon, racialistes, de l'Histoire. Ce mouvement de balancier semble
se reproduire aujourd'hui où, après des Trente glorieuses où
même la « droite » devient moderniste avec un président
comme Giscard d'Estaing, ce sont les visions nationalistes qui
reprennent le dessus avec les transformations socialement régressives
du capitalisme depuis les années 1980, assimilées par certains à
des défaites face à une puissante Allemagne dominant économiquement
l'Europe. S'ajoutant à cela, le terrorisme islamiste, le fait de
descendants d'allogènes, vient surdéterminer vision et analyses
par un référent généalogiste.
Après la défaite de 1870, la vision nationaliste se
déplaça du domaine économique et social au domaine patriotique et
militariste. Dans ce climat, l'esprit généalogiste refit surface,
marqué à l'approche du 20ème siècle par l'affaire Dreyfus, accusé
de trahison parce que d'ascendance juive (1894). L'apparition
simultané d'un terrorisme anarchiste (décembre 1911) fut,
cependant, traitée différemment.
Son instituteur dira simplement de Jules Bonnot qu'il était "il
était paresseux, indiscipliné, insolent". Nul référent
généalogique mais une caractérisation criminelle exprimant plus
une révolte anti-capitaliste qu'un atavisme naturaliste. Cela ne
pesait pas lourd face à l'imprégnation nationaliste-généalogiste
qui étendait son hégémonie jusqu'aux élites dirigeantes et aux
institutions. Se positionnant à contre-courant, Jaurès fut
assassiné (juillet 1914) et les crédits de guerre votés haut la
main.
Les visions généalogistes, en honneur hier et
aujourd'hui, marient le culte des lignées et le culte des morts.
C'est ainsi que des initiatives privées furent à l’origine de
l'érection de monuments aux morts (900 environ entre 1870 et 1914),
inaugurées lors de fêtes mémorielles,
devenues banales aujourd'hui où le système médiatique n'a pour
informations nouvelles à transmettre que la commémoration des
événements passés. L'école de la République utilisait les
célèbres manuels d'Ernest Lavisse véhiculant l’image naturaliste
d’une France éternelle à qui l'on doit un amour absolu. Lavisse
écrit en 1912 : « En défendant la France, nous
défendons la terre où nous sommes nés, la plus belle et la plus
généreuse du monde. En défendant la France, nous nous conduisons
comme de bons fils. Nous remplissons un devoir envers nos pères, qui
se sont donné tant de mal depuis des siècles pour créer notre
patrie. »
Pierre Nora qui cite ce passage ajoute que le maître à penser de
Lavisse n'était autre que Michelet qui en 1846, déjà, écrivait
dans Le Peuple: « Le jour où se souvenant qu’elle fut et
qu’elle doit être le salut du genre humain, la France s’entourera
de ses enfants et leur enseignera la France comme foi et religion,
elle se retrouvera vivante et solide comme le globe. »
Ce modèle, centré autour de l'idée d'une filiation
naturelle entre les citoyens, réactualise la vision qui existait
dans l'ancienne Rome. Celle-ci, écrit Françoise Thelamon, se
pensait « plus comme une cité de parents que comme une cité
de frères».
Or, en adoptant pour devise la liberté, l'égalité et la
fraternité, les fondateurs de la République française avaient
voulu marquer, face à l'aristocratie de sang bleu, que la France
n'est pas une société de parents inégaux mais en une société de
frères, libres et égaux. Ils substituaient ainsi l'idée citoyenne
du semblable à l'idée naturaliste du même. La modernité fait
advenir l'individu créateur en lieu et place de l'individu seulement
procréateur.
Le patriotisme revanchard est, lui, fondé sur des
généalogies naturalistes qui doivent assurer religieusement la
fusion des individus dans un seul Corps, physiquement et
idéologiquement. Mais cette répétition liturgique des souvenirs du
passé repose aussi sur la peur et la méfiance de l'étranger,
aujourd’hui de l'individu d'ascendance allogène. Ce que ne
manquent pas d'exploiter les politiques. Paul Déroulède avait fondé
en 1882 une Ligue des patriotes, ancêtre des partis
nationalistes, et qui va soutenir la campagne populiste du général
Boulanger. La Ligue appelle au militarisme et au patriotisme, bientôt
suivis d'un anti-parlementarisme antisémite et xénophobe.
On sait que cet appel à la renaissance d'une grandeur
perdue a conduit à entreprendre une série de conquêtes coloniales,
en compensation a-t-on dit à la perte de l'Alsace-Lorraine. Ce
réflexe renaît aujourd'hui où l'impuissance dans la mondialisation
a conduit à montrer sa grandeur face aux bandes armées du Mali par
exemple.
Aujourd'hui encore, le modèle généalogique et le
recours à la filiation naturelle des citoyens à leur terre
(Français de souche), s'est d'abord inscrit dans des visions par en
bas : mode des recherches généalogiques familiales,
valorisation des terroirs, identification aux équipes sportives
nationales, etc. Il s'est ensuite propagé dans les pratiques
institutionnelles dont la plus récente – la déchéance de
nationalité pour les bi-nationaux – vient du sommet de l’État.
On a aussi habitué la population à certaines pratiques associant
dans les esprits criminalité et liens de parenté (parents de
criminels convoqués par la justice – épouse, époux, frères et
sœurs, etc.) comme on a pris l'habitude de faire croire que le
président de la République qui s'auto-proclame « père de la
Nation » défendrait tout Français, même assassin, arrêté à
l'étranger. Écrivant
sur la pratique romaine, Francoise Thelamon estime que :« Le
recours au modèle de parenté place d'emblée la relation qui doit
s'en inspirer au sommet d'une hiérarchie des devoirs, et dans une
sphère où l'ordre social se confond avec un ordre « naturel » .
Aujourd'hui les descendants d'allogènes en seraient exclus. Mieux :
elle cite un exemple où, pour Cicéron, celui qui, n'étant pas lié
par le sang mais seulement par la coutume ou le droit, viole cette
pseudo-filiation devient « un portentum, un être hors
norme, qui doit être expulsé loin de toute société humaine, tout
comme les monstres biologiques (androgynes, etc.) ou sociaux
(parricides) ».
Tel est le cas des jeunes terroristes islamistes
français. On considère qu'ils n'ont pas pour Tout majuscule la
société française, mais une généalogie étrangère. Cependant,
même si cela était, cette généalogie s'inscrit, comme la société
française, dans un monde nouveau, celui du capitalisme mondialisé
qui devient le Tout majuscule d'aujourd'hui. Hier, le capitalisme
industriel se voulait compatible avec la Nation. Aujourd'hui, au
moment même où le gouvernement français inaugure une dispute sur
la déchéance de nationalité, on apprend, écrit le journal Le
Monde,
que « l’année 2015 restera dans les annales comme celle où
trois groupes du CAC 40 – Lafarge, Alstom et Alcatel-Lucent –
seront passés sous contrôle étranger », et
de conclure : « Une première dans l’histoire du
capitalisme français ».
De gré ou de force, la mondialisation consumériste
actuelle dissoudra les identitarismes aussi bien nationaux que
religieux. C'est elle qui fascine les peuples, progresse et
s'universalise. Voyez les transformations de style de vie en Chine ou
dans les pays musulmans. Cela n'ira pas sans inégalités et
injustices ni soubresauts guerriers et terroristes, ni phases
barbares peut-être. Dans cette marche vers l'hégémonie mondiale
consumériste, ce capitalisme laissera de nombreuses victimes. La
plus oubliée, peut être, sera la modernité.
Janvier 2016
Ahmed Henni est l'auteur de
* Fin de la modernité ? Une mutation capitaliste : le
retour des sociétés de statut et de rente, Les Temps Modernes,
2006/6 (n° 640)
http://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2006-6-page-190.htm
* Le Syndrome islamiste et les mutations du
capitalisme, Non Lieu, 2007
* Le capitalisme de rente - De la société du
travail industriel à la société des rentiers, L'Harmattan,
2012