Texte d'une conférence de présentation de mon livre sur Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers.
Vers un capitalisme de patriciens rentiers et de plébéiens assistés ?
Ce
que j'appelle « capitalisme de rente » l'est par opposition au
capitalisme d'industrie. Celui-ci, tel que défini « canoniquement » au
XIXe siècle, notamment par Karl Marx, caractérisait une société où
s'activaient, dans des entreprises, des « bourgeois » , propriétaires
des moyens de production, et des salariés soumis, par ces capitalistes,
au régime du travail commandé. Dans cette configuration, chacun d'entre
eux aspirait à réaliser un devenir individuel plus libre ou le hissant
socialement plus haut. De ceci pouvaient naître des antagonismes les
opposant directement les uns aux autres.
La réalisation de ce
devenir individuel se devait d'être faite par soi-même sans rien devoir à
une personne ou une instance extérieure à soi. C'est la modernité de
Kant accompagnant le capitalisme d'industrie. Si le travailleur était,
de ce fait, fier de gagner sa vie par son seul travail, le capitaliste
moderne aura, contrairement aux patriciens romains et comme le
soulignera Max Weber, une éthique caractérisée par « une aversion
pour le capitalisme illégal, politique, colonial, prédateur,
monopolistique, en quête de faveurs princières ou humaines » .
Travailleurs et capitalistes sont, dans cette phase « canonique » , des
modernes animés d'une vive hostilité aux rentiers, c'est à dire à ceux
qui, sans produire ou travailler, vivent d'une domination politique ou
juridique (la propriété, les statuts), religieuse ou théologique ( les
aristocraties, les clergés, les lettrés ), garanties militairement par
des bureaucraties.
Or, dans le dernier tiers du XXe siècle, sont
apparus deux phénomènes qui ont conduit, dans les pays industriels, à la
relégation progressive de cette configuration.
Ce fut tout
d'abord l'électronique qui, dès les années 1970, modifia,
progressivement, les modes de faire valoir du capital. Elle substitua au
cycle production-consommation-destruction du capitalisme industriel, un
nouveau cycle de valorisation, lié à l'usage, et tirant profit de
procédés de duplication à l'infini d'œuvres que la consommation ne
détruisait pas.
Le deuxième phénomène est monétaire. Le 15 août
1971, le président des États-Unis d'Amérique proclame un état
d'exception monétaire – qui dure encore. Jusqu'à cette date, le
gouvernement américain était tenu de convertir, en or et à la demande,
les dollars que lui présentaient les gouvernements étrangers signataires
des accords de Bretton-Woods ( 1944 ). Pour ce faire, les États-Unis
se devaient traditionnellement d'éviter que les gouvernements étrangers
aient des dollars inutilisés. En revenant acheter des produits
américains, ces dollars trouvaient un usage plus conforme aux intérêts
des États-Unis. Ils rentraient au pays, assuraient la vente à l'étranger
de produits américains et allaient garnir les caisses des entreprises
exportatrices. Plus ils exportaient, plus les États-Unis évitaient que
des gouvernements étrangers ne soient en possession de dollars
inutilisés et qu'ils pourraient demander à convertir en or.
Les
problèmes rencontrés par les États-Unis dans les années 1960 ( guerre
du Vietnam, crise des rapports sociaux dans l'industrie notamment ) ont
fait que leurs entreprises n'ont pu, par des exportations, absorber la
totalité des dollars se trouvant à l'étranger. Mieux, des gouvernements
étrangers, dont la France, ont demandé à convertir leurs dollars en or.
Face à cette hémorragie de leur métal précieux, les États-Unis ont alors
décidé, le 15 août 1971, de ne plus convertir en or les dollars détenus
par l'étranger. Ils découvrirent alors, avec bonheur et surprise, que,
malgré cela, les étrangers continuaient d'accepter des dollars
inconvertibles en or. Contre ce papier, les étrangers fournissaient même
les produits dont avaient besoin les États-Unis. Il suffisait, depuis
lors, d'imprimer du papier – des dollars – pour se procurer les produits
du travail d'autrui. Une situation rentière exceptionnelle se mettait
en place dont l'électronisation de la monnaie allait démultiplier les
effets.
Ces rentes électroniques et monétaires sont, depuis les
années 1980, devenues les principales sources de la capture de richesse
dans les pays capitalistes développés, reléguant l'industrie au second
plan. C'est ce que j'appelle « capitalisme de rente » , générateur
d'une société de rentes, où la compétition sociale ne s'opère plus comme
dans le capitalisme d'industrie et se substitue à la lutte de classes.
Elle vise davantage le partage des rentes capturées sur le monde et
conduit même à mettre la modernité en échec. Le « se faire soi-même »
disparaît que remplace un « plus pour moi au détriment d'autrui ».
Travailler et faire advenir l'Humain cède la place à l'égoïsme
narcissique.
Ce capitalisme rentier s'appuie aujourd'hui sur les règles fondamentales suivantes :
1. La mise au jour de nouveaux modes de capture de la richesse :
a.
L'usage de la duplication électronique infinie du même produit en lieu
et place de sa production renouvellée et de sa consommation destructive
et, par conséquent, la génération de rentes permise par la production
d'un seul exemplaire du produit d'origine, à l'instar de la terre qui,
toujours la même, produit de multiples récoltes.
b. Ces rentes, de
même nature qu'une rente foncière ou minière, exigent de nouvelles
formes de propriété juridique ( brevets ) protégées, non seulement sur
le territoire national comme l'est la propriété foncière, mais dans le
monde entier.
c. Cette protection mondiale de l'usage des produits
électroniques (puis, après, pharmaceutiques, agronomiques, culturels,
etc.) exige la projection à l'échelle planétaire d'une
souveraineté ( militaire, juridique et monétaire ) apte à faire
respecter les mêmes règlements d'usage (le plus pauvre des habitants de
la planète, où qu'il soit, même perdu au fond de la brousse, doit payer
l'usage de Windows autant que le plus riche). La capacité
militaire de projection à l'échelle planétaire peut, seule, permettre
cela et garantir, conséquemment, le rapatriement des redevances de
brevets et des profits d'usage. La souveraineté prend le pas sur la
propriété des moyens de production comme source de capture de richesse.
d.
Facilitée par la disparition concomitante du mode soviétique
industriel, l'apparition d'une telle souveraineté, exerçant son
hégémonie sur le monde, a conduit à l'épanouissement d'une économie
rentière de brevets et à l'exercice sans partage d'un seigneuriage
monétaire permettant de créer autant de monnaie que de besoin, de
l'imposer aux autres, et de jouir de rentes monétaires sans précédent
dans l'histoire humaine, rentes devenues source d'acquisition de
produits industriels fabriqués par de lointains ilotes et source
d'enrichissement miraculeux par la spéculation financière.
e. La
sécurité ainsi acquise de la circulation des marchandises et des
monnaies a permis de déléguer à autrui les antagonismes directs de
production industrielle ( des États-Unis vers la Chine par exemple ) .
Le capitalisme qui prend forme aujourd'hui dans les pays d'ancienne
industrie tend à esquiver systématiquement l'antagonisme direct de
production, préférant s'orienter vers les secteurs
rentiers ( informatique, sons et images, banque et monnaies, pharmacie,
agro-alimentaire, etc. ) et se placer, quand il le faut, en amont et
aval des segments industriels délégués aux autres.
f. Ce modèle
reprend et adapte l'organisation qu'avait mise au point un des rares
secteurs rentiers du capitalisme « canonique » , l'emblématique secteur
pétrolier. Les firmes de production des grands pays d'ancienne
industrie ont, depuis une trentaine d'années, délaissé le mode de la
transnationalisation – création de filiales de production en propre dans
les pays étrangers – pour adopter le modèle mis au point à la fin du
XIXe siècle par John D. Rockefeller avec la création de la Standard Oil
: laisser la production ( le puits – l'usine aujourd'hui ) à autrui,
déléguer à un autre capitaliste ( chinois, par exemple )
l'antagonisme direct de production et se réserver les segments amont et
aval du cycle du produit. La société Nike a été pionnière dans la mise au point de cette configuration rentière.
2.
Ce capitalisme s'accompagne d'une transformation de l'État : l'État se
désengage de la propriété des moyens de production, ne gère plus des
antagonismes directs de production ( lutte des classes ) . Il se
concentre sur le renforcement de sa souveraineté dans le système :
assurer la libre circulation mondiale des flux, imposer sa monnaie et
assurer, à travers le système fiscal, des transferts des couches
populaires vers les rentiers pour payer notamment les intérêts servis
aux détenteurs de dettes publiques. Cet État, loin de s'affaiblir, ne
fait que réorienter son action : de l'économique et du social vers le
sécuritaire, le respect des brevets, etc. C'est ce que j'appelle un État
délégataire des rentiers ( financiers, titulaires de brevets,
bénéficiaires de la redistribution, etc. ) .
3. Ce système opère
une régression sociale : du capitalisme industriel moderne ( au sens de
Kant ) vers une configuration de patriciens et de plébéiens, organisée
autour des problèmes de redistribution. Les tensions sociales opposent
les bénéficiaires de rentes au Souverain et les bénéficiaires entre eux
qui, de ce fait, doivent se regrouper, non en classes, mais en corps
(nations, communautés , associations), plus aptes à conférer de la
force sociale à des individus qui ne sont engagés dans aucun processus
de production. Ce type de capitalisme substitue l'égoïsme à
l'individualisme moderne et produit des idéologies du Corps
( corporatisme, communautarisme, nationalisme, suprémacisme,
religions ) . Il produit donc de l'anti-modernité.
Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers, Paris, L'Harmattan, 2012
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