samedi 20 février 2016

Vers un capitalisme de patriciens rentiers et de plébéiens assistés ?

Texte d'une conférence de présentation de mon livre sur Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers.
 Vers un capitalisme de patriciens rentiers et de plébéiens assistés ?
Ce que j'appelle  « capitalisme de rente » l'est par opposition au capitalisme d'industrie. Celui-ci, tel que défini  « canoniquement »  au XIXe siècle, notamment par Karl Marx, caractérisait une société où s'activaient, dans des entreprises, des « bourgeois » , propriétaires des moyens de production, et des salariés soumis, par ces capitalistes, au régime du travail commandé. Dans cette configuration, chacun d'entre eux aspirait à réaliser un devenir individuel plus libre ou le hissant socialement plus haut. De ceci pouvaient naître des antagonismes les opposant directement les uns aux autres.
La réalisation de ce devenir individuel se devait d'être faite par soi-même sans rien devoir à une personne ou une instance extérieure à soi. C'est la modernité de Kant accompagnant le capitalisme d'industrie. Si le travailleur était, de ce fait, fier de gagner sa vie par son seul travail, le capitaliste moderne aura, contrairement aux patriciens romains et comme le soulignera Max Weber, une éthique caractérisée par  « une aversion pour le capitalisme illégal, politique, colonial, prédateur, monopolistique, en quête de faveurs princières ou humaines » . Travailleurs et capitalistes sont, dans cette phase  « canonique » , des modernes animés d'une vive hostilité aux rentiers, c'est à dire à ceux qui, sans produire ou travailler, vivent d'une domination politique ou juridique (la propriété, les statuts), religieuse ou théologique  ( les aristocraties, les clergés, les lettrés ), garanties militairement par des bureaucraties.
Or, dans le dernier tiers du XXe siècle, sont apparus deux phénomènes qui ont conduit, dans les pays industriels, à la relégation progressive de cette configuration.
Ce fut tout d'abord l'électronique qui, dès les années 1970, modifia, progressivement, les modes de faire valoir du capital. Elle substitua au cycle production-consommation-destruction du capitalisme industriel, un nouveau cycle de valorisation, lié à l'usage, et tirant profit de procédés de duplication à l'infini d'œuvres que la consommation ne détruisait pas.
Le deuxième phénomène est monétaire. Le 15 août 1971, le président des États-Unis d'Amérique proclame un état d'exception monétaire – qui dure encore. Jusqu'à cette date, le gouvernement américain était tenu de convertir, en or et à la demande, les dollars que lui présentaient les gouvernements étrangers signataires des accords de Bretton-Woods  ( 1944 ). Pour ce faire, les États-Unis se devaient traditionnellement d'éviter que les gouvernements étrangers aient des dollars inutilisés. En revenant acheter des produits américains, ces dollars trouvaient un usage plus conforme aux intérêts des États-Unis. Ils rentraient au pays, assuraient la vente à l'étranger de produits américains et allaient garnir les caisses des entreprises exportatrices. Plus ils exportaient, plus les États-Unis évitaient que des gouvernements étrangers ne soient en possession de dollars inutilisés et qu'ils pourraient demander à convertir en or.
Les problèmes rencontrés par les États-Unis dans les années 1960  ( guerre du Vietnam, crise des rapports sociaux dans l'industrie notamment )  ont fait que leurs entreprises n'ont pu, par des exportations, absorber la totalité des dollars se trouvant à l'étranger. Mieux, des gouvernements étrangers, dont la France, ont demandé à convertir leurs dollars en or. Face à cette hémorragie de leur métal précieux, les États-Unis ont alors décidé, le 15 août 1971, de ne plus convertir en or les dollars détenus par l'étranger. Ils découvrirent alors, avec bonheur et surprise, que, malgré cela, les étrangers continuaient d'accepter des dollars inconvertibles en or. Contre ce papier, les étrangers fournissaient même les produits dont avaient besoin les États-Unis. Il suffisait, depuis lors, d'imprimer du papier – des dollars – pour se procurer les produits du travail d'autrui. Une situation rentière exceptionnelle se mettait en place dont l'électronisation de la monnaie allait démultiplier les effets.
Ces rentes électroniques et monétaires sont, depuis les années 1980, devenues les principales sources de la capture de richesse dans les pays capitalistes développés, reléguant l'industrie au second plan. C'est ce que j'appelle  « capitalisme de rente » , générateur d'une société de rentes, où la compétition sociale ne s'opère plus comme dans le capitalisme d'industrie et se substitue à la lutte de classes. Elle vise davantage le partage des rentes capturées sur le monde et conduit même à mettre la modernité en échec. Le « se faire soi-même » disparaît que remplace un « plus pour moi au détriment d'autrui ». Travailler et faire advenir l'Humain cède la place à l'égoïsme narcissique.
Ce capitalisme rentier s'appuie aujourd'hui sur les règles fondamentales suivantes : 
1. La mise au jour de nouveaux modes de capture de la richesse :
a. L'usage de la duplication électronique infinie du même produit en lieu et place de sa production renouvellée et de sa consommation destructive et, par conséquent, la génération de rentes permise par la production d'un seul exemplaire du produit d'origine, à l'instar de la terre qui, toujours la même, produit de multiples récoltes.
b. Ces rentes, de même nature qu'une rente foncière ou minière, exigent de nouvelles formes de propriété juridique  ( brevets )  protégées, non seulement sur le territoire national comme l'est la propriété foncière, mais dans le monde entier.
c. Cette protection mondiale de l'usage des produits électroniques (puis, après, pharmaceutiques, agronomiques, culturels, etc.) exige la projection à l'échelle planétaire d'une souveraineté  ( militaire, juridique et monétaire )  apte à faire respecter les mêmes règlements d'usage (le plus pauvre des habitants de la planète, où qu'il soit, même perdu au fond de la brousse, doit payer l'usage de Windows autant que le plus riche). La capacité militaire de projection à l'échelle planétaire peut, seule, permettre cela et garantir, conséquemment, le rapatriement des redevances de brevets et des profits d'usage. La souveraineté prend le pas sur la propriété des moyens de production comme source de capture de richesse.
d. Facilitée par la disparition concomitante du mode soviétique industriel, l'apparition d'une telle souveraineté, exerçant son hégémonie sur le monde, a conduit à l'épanouissement d'une économie rentière de brevets et à l'exercice sans partage d'un seigneuriage monétaire permettant de créer autant de monnaie que de besoin, de l'imposer aux autres, et de jouir de rentes monétaires sans précédent dans l'histoire humaine, rentes devenues source d'acquisition de produits industriels fabriqués par de lointains ilotes et source d'enrichissement miraculeux par la spéculation financière.
e. La sécurité ainsi acquise de la circulation des marchandises et des monnaies a permis de déléguer à autrui les antagonismes directs de production industrielle  ( des États-Unis vers la Chine par exemple ) . Le capitalisme qui prend forme aujourd'hui dans les pays d'ancienne industrie tend à esquiver systématiquement l'antagonisme direct de production, préférant s'orienter vers les secteurs rentiers  ( informatique, sons et images, banque et monnaies, pharmacie, agro-alimentaire, etc. )   et se placer, quand il le faut, en amont et aval des segments industriels délégués aux autres.
f.  Ce modèle reprend et adapte l'organisation qu'avait mise au point un des rares secteurs rentiers du capitalisme  « canonique » , l'emblématique secteur pétrolier. Les firmes de production des grands pays d'ancienne industrie ont, depuis une trentaine d'années, délaissé le mode de la transnationalisation – création de filiales de production en propre dans les pays étrangers – pour adopter le modèle mis au point à la fin du XIXe siècle par John D. Rockefeller avec la création de la Standard Oil  : laisser la production  ( le puits – l'usine aujourd'hui )  à autrui, déléguer à un autre capitaliste  ( chinois, par exemple )  l'antagonisme direct de production et se réserver les segments amont et aval du cycle du produit. La société Nike a été pionnière dans la mise au point de cette configuration rentière.
2. Ce capitalisme s'accompagne d'une transformation de l'État : l'État se désengage de la propriété des moyens de production, ne gère plus des antagonismes directs de production  ( lutte des classes ) . Il se concentre sur le renforcement de sa souveraineté dans le système :  assurer la libre circulation mondiale des flux, imposer sa monnaie et assurer, à travers le système fiscal, des transferts des couches populaires vers les rentiers pour payer notamment les intérêts servis aux détenteurs de dettes publiques. Cet État, loin de s'affaiblir, ne fait que réorienter son action :  de l'économique et du social vers le sécuritaire, le respect des brevets, etc. C'est ce que j'appelle un État délégataire des rentiers  ( financiers, titulaires de brevets, bénéficiaires de la redistribution, etc. ) .
3. Ce système opère une régression sociale : du capitalisme industriel moderne ( au sens de Kant ) vers une configuration de patriciens et de plébéiens, organisée autour des problèmes de redistribution. Les tensions sociales opposent les bénéficiaires de rentes au Souverain et les bénéficiaires entre eux qui, de ce fait, doivent se regrouper, non en classes, mais en corps  (nations, communautés , associations), plus aptes à conférer de la force sociale à des individus qui ne sont engagés dans aucun processus de production. Ce type de capitalisme substitue l'égoïsme à l'individualisme moderne et produit des idéologies du Corps  ( corporatisme, communautarisme, nationalisme, suprémacisme, religions ) . Il produit donc de l'anti-modernité.

Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers, Paris, L'Harmattan, 2012

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)