Mobilisation
anti-fasciste ou dévotion populaire ?
Oui
au blasphème, non au stéréotype
La
liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement
Rosa
Luxemburg, La
Révolution russe,
1918
Éditions
marxists.org
Deux
fascismes se nourrissent mutuellement : l'un, violent et
immédiat, terroriste et sanguinaire, se réclamant d'une mixture
idéologique conjuguant admonition islamique et « damnés de
la terre », étrangère à la foi et faite d'injonctions
au respect des rituels; l'autre fascisme, rampant et insidieux,
écorne, dans les pays développés, les droits et les libertés,
surtout celles acquises par la classe ouvrière, et vise à
discipliner les protestataires souffrant des dégâts d'un
capitalisme mondialisé. « Nous
sommes tous des policiers
», invite à crier le premier ministre français. Ces deux fascismes
séduisent, chacun de leur côté, une fraction minoritaire d'une
jeunesse boutonneuse, frappée également par l'exclusion et le
chômage et prête à en découdre avec un ennemi, défini d'un côté
comme un Occident corrompu et exploiteur, et de l'autre, comme un
islam obscurantiste et envahissant. Un néo-conservatisme,
intellectuellement et médiatiquement à l’œuvre, transfigure
cette dynamique politique en conflit moral de valeurs.
Je
suis de ceux qui restent attachés à l'analyse que développait en
1850 Engels dans sa Guerre
des paysans en Allemagne
à
propos des troubles liés à la Réforme protestante au XVIème
siècle.
Dans sa Note
préliminaire (1870
puis 1874),
il
écrit, à propos
de
l´exposé de Zimmermann dont il s'est inspiré, que si celui-ci «
n'arrive
pas à présenter les controverses religieuses et politiques de
l´époque comme le reflet des luttes de classes contemporaines, s´il
ne voit dans ces luttes que des oppresseurs et des opprimés, des
méchants et des bons, et finalement le triomphe des méchants, si sa
compréhension des rapports sociaux qui déterminèrent aussi bien
l'explosion que l'issue de la lutte est tout à fait déficiente, la
faute en est à l'époque où ce livre parut ».
Je dirais, de la même manière, que la vision actuelle des conflits
sociaux se moule majoritairement dans le discours néo-conservateur
développé depuis les années 1980 et devenu, depuis, idéologie
dominante du capitalisme mondialisé.
Engels
ajoute : « Les
théories politiques et religieuses de l´époque n'étaient pas des
causes, mais des résultats du degré de développement auquel
étaient arrivés (..) l'agriculture, l´industrie, les voies de
communication, le commerce des marchandises et de l'argent
». Mais, dit-il, « ce
qui distingue la bourgeoisie de toutes les classes qui régnèrent
jadis, c´est cette particularité que, dans son développement, il y
a un tournant à partir duquel tout accroissement de ses moyens de
puissance, donc en premier lieu de ses capitaux, ne fait que
contribuer à la rendre de plus en plus inapte à la domination
politique ».
Je dirais donc que le capitalisme mondialisé d'aujourd'hui,
incapable d'offrir une quelconque espérance politique, a, pour gérer
les sociétés par la consommation et la peur, besoin du terrorisme
et du contre-terrorisme qui se nourrissent l'un l'autre.
Le
lecteur aura peut-être compris que je suis de ces vieux ringards qui
restent sensibles aux conditions matérielles des gens mais qui y
ajoute l'élément tocquevillien
d'une humanité à la recherche d'une égalité politique des
conditions (Alexis de Tocqueville, l'Ancien
régime et la révolution,
1859).
Dans
l'étroit chemin des droits de l'homme que je voudrais paisible, il
existe donc une idéologie dominante qui voudrait diviser et
discipliner. Par le langage tout d'abord.
Je
suis athée. De parents musulmans croyants. Je ne suis pas musulman.
Mais de peau bronzée. On me traite de musulman à cause de ma
couleur de peau. Le mot musulman désigne donc dans le langage
majoritaire, propagé grandement par des intellectuels avertis, une
ethnie, une race, pas une religion. Je sais que cette dérive, déjà
subie par les juifs, arrange aussi les salafistes qui, comme les
intégristes juifs ou chrétiens, souhaitent eux aussi que la
religion soit racialisée, s'héritant de père et mère en fils et
fille. Adieu l'autonomie de l'individu. Or, écrit le
penseur israélien Zeev
Sternhell, « Les
Lumières franco-kantiennes mettent l'individu au centre du
monde, proclament son autonomie, et le considèrent comme le créateur
de sa propre histoire
». Elles se proposent de libérer l'individu par la Raison. (Zeev
Sternhell, Histoire
et Lumières. Changer le monde par la raison,
Albin Michel, 2014).
Je ne
suis donc pas musulman, mais un individu athée attaché aux Lumières
franco-kantiennes.
Je
ne suis pas non plus un intellectuel de culture musulmane comme se
plaisent à nous désigner certains pseudo-intellectuels. Je suis un
intellectuel de culture française qui possède quelques rudiments de
connaissance sur la religion musulmane et les sociétés où elle se
pratique. Le peu que j'en sais me dit qu'il y a déjà plusieurs
histoires musulmanes, celle des Omeyyades différente de celle des
Moghols, celle de l'Andalousie différente de celle, afro-américaine,
de Nation
of Islam,
etc. différentes les une des autres et même étrangères les unes
aux autres. Je sais aussi que, dans les sociétés où il se
pratique, l'islam est sujet à diversité et variantes, sinon dogmes
et rituels opposés : rien de commun entre un musulman
sénégalais et un musulman perse, rien de commun entre un sunnite
hanbalite et un chiîte duo-décimain. Les musulmans ne sont pas,
selon une image de Marx, un sac de pommes de terre.
J'ai
vécu quelque temps dans une sphère arabophone. Certains me disent
donc Arabe et un certain nationalisme socialiste des années 1960 me
l'a fait croire. Né au Maghreb, je sais que de façon certaine je
descends du singe, mais qui des Amazigh (Berbères), Romains,
Vandales, Arabes Yéménites, Africains, Andalous, Légionnaires
coloniaux, etc. a pu concourir à mon apparition sur cette terre, je
ne sais. J'ai cependant eu l'occasion, fortuitement, d'avoir
connaissance de l'irrévérence dont ont pu faire preuve certains
acteurs historiques ou poètes et littérateurs de cette sphère
historico-linguistique.
Devenus
musulmans, les premiers Arabes fidèles du Prophète et combattant à
ses côtés, n'ont manqué ni d'irrévérence envers lui ni même de
blasphème. Lors du partage du butin à Honayn – où Mohamed a
avantagé des notables mecquois nouveaux convertis – des fidèles
n'ont pas manqué de grogner et de blasphémer devant une telle «
manifestation éclatante de piété ». On a failli leur couper
la langue. Lors de son mariage avec Zineb, divorcée sur son ordre de
son ex-fils adoptif, les langues des fidèles eux-mêmes ne lui ont
épargné ni railleries ni blasphèmes. Et encore et encore.
Un
certain narcissisme occidental n'a aucune leçon à donner sur ce
registre. Ce sont les pouvoirs politiques tyranniques et sanguinaires
qui écrasent les pays musulmans sous les chenilles de leurs tanks
qui, aujourd'hui, sous peine de mort, interdisent le blasphème.
Aidez les musulmans à combattre ces dictatures et, en démocratie,
ils retrouveront à coup sûr l'esprit d'irrévérence et de
blasphème des premiers musulmans. L'islam, pour ce que j'en sais, se
prête aussi bien à des interprétations libérales – le soufisme,
le Bagdad des Mille
et une nuits,
les poèmes d'Abu Nawass
– que totalitaires – les unicistes Almohades
maghrébins, les wahhabites
aujourd'hui au pouvoir en Arabie.
Ce
sont les régimes politiques despotiques actuels qui en font un
totalitarisme – la monarchie saoudienne, par exemple, protégée
par les gouvernements occidentaux et terre d'asile de dictateurs
comme l'ancien despote tunisien Ben Ali. Les
pouvoirs occidentaux se déclarent au contraire leurs amis. Le
journal Le
Monde
du 29 décembre 2013 titre :
«
A
Riyad, François Hollande [socialiste]
et le roi Abdallah [wahhabite]
affichent leur entente
». Quand celui-ci décède le 22 janvier 2015, un communiqué
officiel nous dit que le président de la République « a
appris avec tristesse le décès de Sa Majesté le roi Abdallah bin
Abdelaziz Al Saoud d'Arabie Saoudite
» et qu'il ira à ses obsèques. Une grande perte en effet !
Venu
en visite en France, – c'est déjà une reconnaissance – le
maréchal-dictateur Sissi, putschiste devenu président de l’Égypte,
est traité comme un allié et s'entend dire par le président de la
République française : "Nous
devons agir ensemble pour lutter contre le terrorisme"
(26 novembre 2014).
Or,
en ne mettant que leur religion en cause et en épargnant leurs
despotes, sinon en en faisant des alliés, le néo-conservatisme
d'aujourd'hui est le premier à égarer les musulmans. Ce n'est pas
leur religion, ce sont les pouvoirs totalitaires qui les gouvernent
et qui sont soutenus par les gouvernements des pays occidentaux qui
les privent de la joie de vivre et de blasphémer.
Salman
Rushdi a, dans ses Versets
sataniques, bien
analysé les ressorts du totalitarisme des pouvoirs «
musulmans » actuels. Pour avoir défendu Rushdi, je suis donc
blasphémateur comme lui. Mais, les tribunaux aux ordres de
procureurs à la solde de l'État veillent. Jamal Eddine Bencheikh
écrivait dans « Islam et littérature » (Le
Monde,
7 avril 1989) que « Dans
les pays arabes, reconnaissons-le, la fiction est fichée
» et que « tout
tombe sous la loi de l'offense ».
« Les
voies de la rêverie sont interdites. Et même celles du plaisir
».
Combien
de condamnations par des pouvoirs absolutistes dits « laïques
»: un tribunal du Caire a ordonné la destruction de trois mille
exemplaires saisis des Mille
et Une Nuits,
un autre condamné des homosexuels pour « orgies sexuelles
», un autre encore, là hier, pendant qu'un ministre égyptien
paradait à la marche républicaine du 11 janvier 2015 à Paris, a
infligé trois ans de prison pour athéisme à un jeune homme de 21
ans. Le
Figaro
(12 janvier 2015) résume : « Après
qu’il ait annoncé être athée sur son compte Facebook, le nom du
jeune homme était apparu dans un article de la presse locale. En
réaction, ses voisins avaient multiplié les vexations, selon Ishak
Ibrahim, chercheur au sein de l’Initiative égyptienne pour les
droits individuels (EIPR) qui a suivi l’affaire. L’étudiant
s’était rendu au poste de police pour porter plainte, mais il y a
été arrêté et déféré devant la justice pour insulte à
l’Islam
». Il est en détention depuis novembre 2014.
Ce
sont donc des tribunaux où exercent des procureurs nommés par les
États qui condamnent. Mais ces États sont des
« alliés ».
On a,
en deuxième lieu, soulevé ici et là le faux problème de savoir si
l' « islam » (une sorte de bloc uniforme qui n'a
jamais existé) autorisait la représentation du prophète. Une
partie de l'islam est iconoclaste, comme une partie de la chrétienté.
Une autre non, comme dans la chrétienté. Conséquemment, il a été
débattu de la « responsabilité » des journaux de
publier ou non des caricatures du prophète. Ne pas provoquer, disent
les uns, liberté crient les autres.
Le
problème ici n’est
pas que l’islam autorise ou non la représentation du prophète --
certains musulmans le font, d’autres pas --, il est
que les médias occidentaux se donnent le droit à l'autocensure
quand ça leur plaît « pour
ne pas choquer les téléspectateurs ou les lecteurs
» mais jamais quand il s'agit ou
non de ménager la sensibilité des
anciens colonisés d'une façon générale qui, eux, considérés
encore comme des sujets, ne peuvent pas,
bien entendu, être
choqués comme les fragiles téléspectateurs de la société de
consommation. Comment voulez-vous diffuser une publicité pour un
plat cuisiné ou un poulet fermier si, après une image de cadavre
déchiqueté et sanguinolent, il ne reste plus, comme le théorisait
Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1 de place « disponible
» dans le cerveau ? Dans beaucoup de pays, les images de
guerre sont fournies par l'armée elle-même qui censure ce qu'elle
veut.
Jusqu'à
la guerre du Viet-Nam, la presse des États-Unis se targuait d'être
libre et diffusait des images contre l'avis des autorités. Et puis,
s'apercevant que la disponibilité des cerveaux pour la publicité
contredisait la morbidité, les médias américains ont cessé de
tout publier sur la guerre au Viet-Nam. Ils se sont
« responsabilisés » et autocensurés. Les médias
européens, « libres comme l'air« que
respirent leurs propriétaires fabricants d‘armes, ,
font de même. On ne va tout de même pas montrer les cadavres de
femmes et enfants déchiquetés
par les bombes que lancent les armées américaine, israélienne,
britannique ou française sur les populations civiles des pays
anciennement ou nouvellement colonisés ou occupés. Un peu de
décence et de responsabilité. D'où la question : ceux qui ne
sont pas de gentils consommateurs soumis à un matraquage
publicitaire pour enrichir les firmes multinationales, ceux qui ne
trouvent souvent ni eau ni pain, ont-ils le droit d'être choqués
? Rony Brauman écrit dans le Monde (15 janvier 2015) : «
Je
rejoins volontiers tous ceux qui considèrent le droit à l’outrance
et au mauvais goût comme des marqueurs de liberté ; mais sous la
condition expresse qu’ils soient appliqués à tous, faute de quoi
se profilent des hiérarchies dans la satire qui en pervertissent le
sens.
»
Cette
hiérarchie dans l'autocensure s'accompagne également d'une
autocensure graphique. Certains
dessinateurs ont
adopté un
stéréotype : le et les musulmans sont systématiquement symbolisés
par une femme portant niqab et tchador noirs ou un barbu enturbanné.
Est-ce que chaque fois qu'un caricaturiste veut dessiner un juif, il
lui attribue systématiquement un nez crochu ? Quel
caricaturiste s'aventurerait aujourd'hui à symboliser
systématiquement le ou les juifs par un personnage au nez crochu et
une barbe hirsute comme le faisait la presse européenne avant 1945
? ou caricaturer le premier président noir américain sous les
traits d'un Y'a
bon banania
? L'autocensure ici est de règle.
Mais
pour les musulmans, non.
Qu'ils
soient exploiteurs capitalistes ou ouvriers exploités, commerçants
ou instituteurs, généraux ou gendarmes, paysans ou informaticiens,
chanteurs ou musiciens, une seule figure. Ils sont tous pareils
: voile pour les femmes, barbe et turban pour les hommes, dessinés
pour exprimer une laideur outrancière et repoussante. Ce qui peut,
non pas choquer, mais interroger des athées comme moi qui ne suis
pas musulman. C'est davantage le stéréotype, comme celui du juif au
nez crochu et sa laideur représentée, qui peut révolter que le
contenu blasphématoire souvent primaire. C'est l'arrogance
suprémaciste qui cherche à déshumaniser pour inférioriser ce que
peut-être l'on considère encore comme des sujets.
Or,
face aux terroristes, « aux
apôtres du malheur, aux islamo-fascistes comme aux
nationaux-populistes
», la réponse, écrit Noël Mamère dans Rue
89
(19 janvier 2015), « doit
d’abord être politique ».
Je
reviens alors à Engels.
Cette
réponse ne peut en aucun cas prendre la forme d'une dévotion
populaire autour d'un nouveau culte des saints. Cette ferveur serait
religieuse. Elle nourrirait ce qu'elle veut combattre. Il convient
d'éviter la répétition de séquences historiques comme celles où
l'on divinisait Marat. Sancto
subito.
À l'époque, on chantait : « Prenons
pour Saint, Marat ; pour Dieu la Liberté ; et pour
Vierge, l'Égalité ».
Évitons que le séculier ne verse dans le sacré. Une pièce de
théâtre de Gassier Saint-Amand , L'Ami
du peuple (1793),
se termine par une cérémonie où « le ciel s'ouvre à la
lueur des éclairs » et « une pluie de roses »
tombe sur le corps de Marat.
Encourager
la dévotion populaire, c'est transformer ce qui est politique – la
lutte contre tous les fascismes – en un conflit de type moral et
religieux entre les bons et les méchants. C'est transformer les
curés et les imams en maîtres à penser paradant dans les télés à
la place des sociologues. Mais ceci est peut-être voulu. Ne lit-on
pas sous la plume du polémologue L. Danet, cité par les auteurs d'
« À
nos amis
», que « la
victoire moderne [celle
des pouvoirs et des armées]
procède de la conquête des cœurs des membres d'une population (..)
Il faut susciter la soumission par l'adhésion et l'adhésion par
l'estime. Il s'agit, en effet, de s'imposer dans l'intériorité de
chacun (..) C'est désormais dans le for intérieur de chacun (..)
que se situe le front ».
Et pour ce faire, conditionner les gens vers la dévotion en
sacralisant certaines idées et certaines personnes, en
religiosisant ce qui est politique.
L'extrême danger est d'alimenter une dynamique fasciste rampante, où
mutilés de tout esprit critique et de toute attitude protestataire,
les individus, réagissant comme un « seul homme »,
unis et unitaires dans la dévotion, excluraient précisément, sous
le prétexte sécuritaire, toute pensée différente et toute action
perturbatrice de l'ordre du capitalisme mondialisé actuel.
Ahmed
Henni
Achevé
le 23 janvier 2015
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