samedi 20 février 2016

Mobilisation anti-fasciste ou dévotion populaire ? Oui au blasphème, non au stéréotype

Mobilisation anti-fasciste ou dévotion populaire  ?
Oui au blasphème, non au stéréotype

La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement
Rosa Luxemburg, La Révolution russe, 1918
Éditions marxists.org

Deux fascismes se nourrissent mutuellement  : l'un, violent et immédiat, terroriste et sanguinaire, se réclamant d'une mixture idéologique conjuguant admonition islamique et «  damnés de la terre  », étrangère à la foi  et faite d'injonctions au respect des rituels; l'autre fascisme, rampant et insidieux, écorne, dans les pays développés, les droits et les libertés, surtout celles acquises par la classe ouvrière, et vise à discipliner les protestataires souffrant des dégâts d'un capitalisme mondialisé. «  Nous sommes tous des policiers  », invite à crier le premier ministre français. Ces deux fascismes séduisent, chacun de leur côté, une fraction minoritaire d'une jeunesse boutonneuse, frappée également par l'exclusion et le chômage et prête à en découdre avec un ennemi, défini d'un côté comme un Occident corrompu et exploiteur, et de l'autre, comme un islam obscurantiste et envahissant. Un néo-conservatisme, intellectuellement et médiatiquement à l’œuvre, transfigure cette dynamique politique en conflit moral de valeurs.

Je suis de ceux qui restent attachés à l'analyse que développait en 1850 Engels dans sa Guerre des paysans en Allemagne à propos des troubles liés à la Réforme protestante au XVIème siècle. Dans sa Note préliminaire (1870 puis 1874), il écrit, à propos de l´exposé de Zimmermann dont il s'est inspiré, que si celui-ci «  n'arrive pas à présenter les controverses religieuses et politiques de l´époque comme le reflet des luttes de classes contemporaines, s´il ne voit dans ces luttes que des oppresseurs et des opprimés, des méchants et des bons, et finalement le triomphe des méchants, si sa compréhension des rapports sociaux qui déterminèrent aussi bien l'explosion que l'issue de la lutte est tout à fait déficiente, la faute en est à l'époque où ce livre parut  ». Je dirais, de la même manière, que la vision actuelle des conflits sociaux se moule majoritairement dans le discours néo-conservateur développé depuis les années 1980 et devenu, depuis, idéologie dominante du capitalisme mondialisé.

Engels ajoute  : «  Les théories politiques et religieuses de l´époque n'étaient pas des causes, mais des résultats du degré de développement auquel étaient arrivés (..) l'agriculture, l´industrie, les voies de communication, le commerce des marchandises et de l'argent  ». Mais, dit-il, «  ce qui distingue la bourgeoisie de toutes les classes qui régnèrent jadis, c´est cette particularité que, dans son développement, il y a un tournant à partir duquel tout accroissement de ses moyens de puissance, donc en premier lieu de ses capitaux, ne fait que contribuer à la rendre de plus en plus inapte à la domination politique ». Je dirais donc que le capitalisme mondialisé d'aujourd'hui, incapable d'offrir une quelconque espérance politique, a, pour gérer les sociétés par la consommation et la peur, besoin du terrorisme et du contre-terrorisme qui se nourrissent l'un l'autre.

Le lecteur aura peut-être compris que je suis de ces vieux ringards qui restent sensibles aux conditions matérielles des gens mais qui y ajoute l'élément tocquevillien d'une humanité à la recherche d'une égalité politique des conditions (Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la révolution, 1859).

Dans l'étroit chemin des droits de l'homme que je voudrais paisible, il existe donc une idéologie dominante qui voudrait diviser et discipliner. Par le langage tout d'abord.

Je suis athée. De parents musulmans croyants. Je ne suis pas musulman. Mais de peau bronzée. On me traite de musulman à cause de ma couleur de peau. Le mot musulman désigne donc dans le langage majoritaire, propagé grandement par des intellectuels avertis, une ethnie, une race, pas une religion. Je sais que cette dérive, déjà subie par les juifs, arrange aussi les salafistes qui, comme les intégristes juifs ou chrétiens, souhaitent eux aussi que la religion soit racialisée, s'héritant de père et mère en fils et fille. Adieu l'autonomie de l'individu. Or, écrit le penseur israélien Zeev Sternhell, « Les Lumières franco-kantiennes mettent l'individu au centre du monde, proclament son autonomie, et le considèrent comme le créateur de sa propre histoire  ». Elles se proposent de libérer l'individu par la Raison. (Zeev Sternhell, Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison, Albin Michel, 2014).

Je ne suis donc pas musulman, mais un individu athée attaché aux Lumières franco-kantiennes.
Je ne suis pas non plus un intellectuel de culture musulmane comme se plaisent à nous désigner certains pseudo-intellectuels. Je suis un intellectuel de culture française qui possède quelques rudiments de connaissance sur la religion musulmane et les sociétés où elle se pratique. Le peu que j'en sais me dit qu'il y a déjà plusieurs histoires musulmanes, celle des Omeyyades différente de celle des Moghols, celle de l'Andalousie différente de celle, afro-américaine, de Nation of Islam, etc. différentes les une des autres et même étrangères les unes aux autres. Je sais aussi que, dans les sociétés où il se pratique, l'islam est sujet à diversité et variantes, sinon dogmes et rituels opposés  : rien de commun entre un musulman sénégalais et un musulman perse, rien de commun entre un sunnite hanbalite et un chiîte duo-décimain. Les musulmans ne sont pas, selon une image de Marx, un sac de pommes de terre.

J'ai vécu quelque temps dans une sphère arabophone. Certains me disent donc Arabe et un certain nationalisme socialiste des années 1960 me l'a fait croire. Né au Maghreb, je sais que de façon certaine je descends du singe, mais qui des Amazigh (Berbères), Romains, Vandales, Arabes Yéménites, Africains, Andalous, Légionnaires coloniaux, etc. a pu concourir à mon apparition sur cette terre, je ne sais. J'ai cependant eu l'occasion, fortuitement, d'avoir connaissance de l'irrévérence dont ont pu faire preuve certains acteurs historiques ou poètes et littérateurs de cette sphère historico-linguistique.

Devenus musulmans, les premiers Arabes fidèles du Prophète et combattant à ses côtés, n'ont manqué ni d'irrévérence envers lui ni même de blasphème. Lors du partage du butin à Honayn – où Mohamed a avantagé des notables mecquois nouveaux convertis – des fidèles n'ont pas manqué de grogner et de blasphémer devant une telle «  manifestation éclatante de piété  ». On a failli leur couper la langue. Lors de son mariage avec Zineb, divorcée sur son ordre de son ex-fils adoptif, les langues des fidèles eux-mêmes ne lui ont épargné ni railleries ni blasphèmes. Et encore et encore.
Un certain narcissisme occidental n'a aucune leçon à donner sur ce registre. Ce sont les pouvoirs politiques tyranniques et sanguinaires qui écrasent les pays musulmans sous les chenilles de leurs tanks qui, aujourd'hui, sous peine de mort, interdisent le blasphème. Aidez les musulmans à combattre ces dictatures et, en démocratie, ils retrouveront à coup sûr l'esprit d'irrévérence et de blasphème des premiers musulmans. L'islam, pour ce que j'en sais, se prête aussi bien à des interprétations libérales – le soufisme, le Bagdad des Mille et une nuits, les poèmes d'Abu Nawass – que totalitaires – les unicistes Almohades maghrébins, les wahhabites aujourd'hui au pouvoir en Arabie.
Ce sont les régimes politiques despotiques actuels qui en font un totalitarisme – la monarchie saoudienne, par exemple, protégée par les gouvernements occidentaux et terre d'asile de dictateurs comme l'ancien despote tunisien Ben Ali. Les pouvoirs occidentaux se déclarent au contraire leurs amis. Le journal Le Monde du 29 décembre 2013 titre :
«  A Riyad, François Hollande [socialiste] et le roi Abdallah [wahhabite] affichent leur entente  ». Quand celui-ci décède le 22 janvier 2015, un communiqué officiel nous dit que le président de la République «  a appris avec tristesse le décès de Sa Majesté le roi Abdallah bin Abdelaziz Al Saoud d'Arabie Saoudite  » et qu'il ira à ses obsèques. Une grande perte en effet  !
Venu en visite en France, – c'est déjà une reconnaissance – le maréchal-dictateur Sissi, putschiste devenu président de l’Égypte, est traité comme un allié et s'entend dire par le président de la République française  : "Nous devons agir ensemble pour lutter contre le terrorisme" (26 novembre 2014).
Or, en ne mettant que leur religion en cause et en épargnant leurs despotes, sinon en en faisant des alliés, le néo-conservatisme d'aujourd'hui est le premier à égarer les musulmans. Ce n'est pas leur religion, ce sont les pouvoirs totalitaires qui les gouvernent et qui sont soutenus par les gouvernements des pays occidentaux qui les privent de la joie de vivre et de blasphémer.
Salman Rushdi a, dans ses Versets sataniques, bien analysé les ressorts du totalitarisme des pouvoirs «  musulmans  » actuels. Pour avoir défendu Rushdi, je suis donc blasphémateur comme lui. Mais, les tribunaux aux ordres de procureurs à la solde de l'État veillent. Jamal Eddine Bencheikh écrivait dans «  Islam et littérature  » (Le Monde, 7 avril 1989) que «  Dans les pays arabes, reconnaissons-le, la fiction est fichée  » et que «  tout tombe sous la loi de l'offense  ». «  Les voies de la rêverie sont interdites. Et même celles du plaisir  ».
Combien de condamnations par des pouvoirs absolutistes dits «  laïques  »: un tribunal du Caire a ordonné la destruction de trois mille exemplaires saisis des Mille et Une Nuits, un autre condamné des homosexuels pour «  orgies sexuelles  », un autre encore, là hier, pendant qu'un ministre égyptien paradait à la marche républicaine du 11 janvier 2015 à Paris, a infligé trois ans de prison pour athéisme à un jeune homme de 21 ans. Le Figaro (12 janvier 2015) résume  : «  Après qu’il ait annoncé être athée sur son compte Facebook, le nom du jeune homme était apparu dans un article de la presse locale. En réaction, ses voisins avaient multiplié les vexations, selon Ishak Ibrahim, chercheur au sein de l’Initiative égyptienne pour les droits individuels (EIPR) qui a suivi l’affaire. L’étudiant s’était rendu au poste de police pour porter plainte, mais il y a été arrêté et déféré devant la justice pour insulte à l’Islam  ». Il est en détention depuis novembre 2014.
Ce sont donc des tribunaux où exercent des procureurs nommés par les États qui condamnent. Mais ces États sont des «  alliés  ».

On a, en deuxième lieu, soulevé ici et là le faux problème de savoir si l'  «  islam  » (une sorte de bloc uniforme qui n'a jamais existé) autorisait la représentation du prophète. Une partie de l'islam est iconoclaste, comme une partie de la chrétienté. Une autre non, comme dans la chrétienté. Conséquemment, il a été débattu de la «  responsabilité  » des journaux de publier ou non des caricatures du prophète. Ne pas provoquer, disent les uns, liberté crient les autres.
Le problème ici n’est pas que l’islam autorise ou non la représentation du prophète -- certains musulmans le font, d’autres pas --, il est que les médias occidentaux se donnent le droit à l'autocensure quand ça leur plaît «  pour ne pas choquer les téléspectateurs  ou les lecteurs  » mais jamais quand il s'agit ou non de ménager la sensibilité des anciens colonisés d'une façon générale qui, eux, considérés encore comme des sujets, ne peuvent pas, bien entendu, être choqués comme les fragiles téléspectateurs de la société de consommation. Comment voulez-vous diffuser une publicité pour un plat cuisiné ou un poulet fermier si, après une image de cadavre déchiqueté et sanguinolent, il ne reste plus, comme le théorisait Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1 de place «  disponible  » dans le cerveau  ? Dans beaucoup de pays, les images de guerre sont fournies par l'armée elle-même qui censure ce qu'elle veut.
Jusqu'à la guerre du Viet-Nam, la presse des États-Unis se targuait d'être libre et diffusait des images contre l'avis des autorités. Et puis, s'apercevant que la disponibilité des cerveaux pour la publicité contredisait la morbidité, les médias américains ont cessé de tout publier sur la guerre au Viet-Nam. Ils se sont « responsabilisés » et autocensurés. Les médias européens, « libres comme l'air« que respirent leurs propriétaires fabricants d‘armes, , font de même. On ne va tout de même pas montrer les cadavres de femmes et enfants déchiquetés par les bombes que lancent les armées américaine, israélienne, britannique ou française sur les populations civiles des pays anciennement ou nouvellement colonisés ou occupés. Un peu de décence et de responsabilité. D'où la question  : ceux qui ne sont pas de gentils consommateurs soumis à un matraquage publicitaire pour enrichir les firmes multinationales, ceux qui ne trouvent souvent ni eau ni pain, ont-ils le droit d'être choqués  ? Rony Brauman écrit dans le Monde (15 janvier 2015)  : «  Je rejoins volontiers tous ceux qui considèrent le droit à l’outrance et au mauvais goût comme des marqueurs de liberté ; mais sous la condition expresse qu’ils soient appliqués à tous, faute de quoi se profilent des hiérarchies dans la satire qui en pervertissent le sens.  »

Cette hiérarchie dans l'autocensure s'accompagne également d'une autocensure graphique. Certains dessinateurs  ont adopté un stéréotype : le et les musulmans sont systématiquement symbolisés par une femme portant niqab et tchador noirs ou un barbu enturbanné. Est-ce que chaque fois qu'un caricaturiste veut dessiner un juif, il lui attribue systématiquement un nez crochu  ? Quel caricaturiste s'aventurerait aujourd'hui à symboliser systématiquement le ou les juifs par un personnage au nez crochu et une barbe hirsute comme le faisait la presse européenne avant 1945  ? ou caricaturer le premier président noir américain sous les traits d'un Y'a bon banania  ? L'autocensure ici est de règle.
Mais pour les musulmans, non. Qu'ils soient exploiteurs capitalistes ou ouvriers exploités, commerçants ou instituteurs, généraux ou gendarmes, paysans ou informaticiens, chanteurs ou musiciens, une seule figure. Ils sont tous pareils  : voile pour les femmes, barbe et turban pour les hommes, dessinés pour exprimer une laideur outrancière et repoussante. Ce qui peut, non pas choquer, mais interroger des athées comme moi qui ne suis pas musulman. C'est davantage le stéréotype, comme celui du juif au nez crochu et sa laideur représentée, qui peut révolter que le contenu blasphématoire souvent primaire. C'est l'arrogance suprémaciste qui cherche à déshumaniser pour inférioriser ce que peut-être l'on considère encore comme des sujets.
Or, face aux terroristes, «  aux apôtres du malheur, aux islamo-fascistes comme aux nationaux-populistes  », la réponse, écrit Noël Mamère dans Rue 89 (19 janvier 2015), «  doit d’abord être politique  ».
Je reviens alors à Engels.
Cette réponse ne peut en aucun cas prendre la forme d'une dévotion populaire autour d'un nouveau culte des saints. Cette ferveur serait religieuse. Elle nourrirait ce qu'elle veut combattre. Il convient d'éviter la répétition de séquences historiques comme celles où l'on divinisait Marat. Sancto subito. À l'époque, on chantait  : «  Prenons pour Saint, Marat  ; pour Dieu la Liberté  ; et pour Vierge, l'Égalité  ». Évitons que le séculier ne verse dans le sacré. Une pièce de théâtre de Gassier Saint-Amand , L'Ami du peuple (1793), se termine par une cérémonie où «  le ciel s'ouvre à la lueur des éclairs  » et «  une pluie de roses  »  tombe sur le corps de Marat.

Encourager la dévotion populaire, c'est transformer ce qui est politique – la lutte contre tous les fascismes – en un conflit de type moral et religieux entre les bons et les méchants. C'est transformer les curés et les imams en maîtres à penser paradant dans les télés à la place des sociologues. Mais ceci est peut-être voulu. Ne lit-on pas sous la plume du polémologue L. Danet, cité par les auteurs d'  «  À nos amis  », que «  la victoire moderne [celle des pouvoirs et des armées] procède de la conquête des cœurs des membres d'une population (..) Il faut susciter la soumission par l'adhésion et l'adhésion par l'estime. Il s'agit, en effet, de s'imposer dans l'intériorité de chacun (..) C'est désormais dans le for intérieur de chacun (..) que se situe le front  ». Et pour ce faire, conditionner les gens vers la dévotion en sacralisant certaines idées et certaines personnes, en religiosisant ce qui est politique. L'extrême danger est d'alimenter une dynamique fasciste rampante, où mutilés de tout esprit critique et de toute attitude protestataire, les individus, réagissant comme un «  seul homme  », unis et unitaires dans la dévotion, excluraient précisément, sous le prétexte sécuritaire, toute pensée différente et toute action perturbatrice de l'ordre du capitalisme mondialisé actuel.
Ahmed Henni
Achevé le 23 janvier 2015

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)