samedi 20 février 2016

Capitalisme de rente, antagonismes de genre et islamophobie

Capitalisme de rente, antagonismes de genre et islamophobie
par Ahmed Henni

L'intensification actuelle, menée par le système médiatique dominant, de visions du monde nourrissant une résurgence discriminatoire, sinon raciste, interpelle. Ce ne sont que répétitions incessantes et insistantes, appuyées par les élites dirigeantes et dominantes, de discours visant un genre particulier d'êtres humains : les musulmans. Plus généralement, la phase actuelle du capitalisme appellerait-elle à la production d'idéologies alimentant davantage les questions de genre que les questions de classe ?
Des forces politiques se sont organisées – l'extrême-droite, mais pas seulement – pour proposer ou mettre en œuvre des politiques de genre et, s'appuyant sur l'idée gramscienne d'hégémonie culturelle, construire une doxa majoritaire hiérarchisant les humains par genres. En quoi, peut-on s'interroger, le capitalisme, ou certains capitalistes, peuvent-ils y trouver leur intérêt ? Je vais montrer que tel est le cas et que la résurgence des questions de genre correspond à la mutation du capitalisme industriel de production matérielle, construit sur l'accumulation de profits, en capitalisme consumériste, construit sur l'accaparement de rentes minières, financières, électroniques, médiatiques… [1]

La réflexion historique sur la façon dont les capitalistes « extraient » davantage que ce qu'ils misent a conduit à distinguer, depuis David Ricardo, deux situations principales : celle, où soumis à une concurrence, les capitalistes tirent un profit du travail d'autrui. Il n'y a pas d'exception individuelle en termes de salaires ou de profits. La distinction entre salariés et capitalistes est fonctionnelle : les uns travaillent et perçoivent un salaire ; les autres les commandent et s'approprient un profit résiduel, une fois tous les frais de la production payés. Ce sont des classes fonctionnelles. L'autre situation est celle où, jouissant d'un monopole, grâce à une protection politique, les capitalistes empochent des rentes supérieures au profit qu'ils auraient engrangé dans une situation de concurrence. Il n'y a pas de règle qui égalise les revenus tant des exploités que des exploiteurs.

Hors les rentes foncières, les premières rentes apparues, à grande échelle, dans le capitalisme occidental ont été les rentes liées à l’exploitation de genre : femmes et enfants, esclaves aux colonies, puis populations colonisées. Ces groupes humains sont politiquement identifiés par leur nature. Les femmes, les esclaves ou les colonisés ne sont pas identifiés par leur fonction servile – un fait politique et social –, mais par leur anatomie, la couleur de peau ou l'ethnie, un fait de nature [2]. Contrairement à deux salariés qui, individuellement, percevraient le même revenu pour le même travail, deux femmes mariées requises pour accomplir les mêmes obligations ne sont pas « traitées » de la même façon par leurs maris respectifs, ni deux esclaves par leur propriétaire, ni deux colonisés par l'occupant. Le système politique va autoriser les dominants à, selon leur gré, appliquer à chaque individu des règles particulières arbitraires construites le plus souvent sur l'exercice d'une violence individualisée (coups, viols, etc. ). Ce type de pratique infériorise individuellement les femmes comme les esclaves ou les colonisés. Il est dès lors légitime de les payer moins ou de les exploiter plus. D'en tirer des rentes.

Si les femmes battues ou violées, les esclaves ou les colonisés ont subi et subissent une violence individualisée, certaines fractions du capitalisme tentent aujourd'hui d'individualiser également les contrats de travail salarié tout en appliquant des méthodes de stress et de violence particulières : convocations surprises, contrôles totalisants, etc. D'une classe bénéficiant des mêmes règles, ils veulent faire un genre inférieur à traiter individuellement selon son propre gré – par consentement mutuel, a-t-on dit, comme pour un mariage ou un divorce. Le but est d'inférioriser les salariés – ils n'ont pas de Rolex – pour en extraire une rente, plus que ne permettrait un système de concurrence.

Au niveau international, c'est le même procédé qui est à l’œuvre : inférioriser des populations et leur faire accepter une extraction indue de rentes. Cette violence bloque l'égalisation internationale des revenus qu'aurait théoriquement provoquée un capitalisme de concurrence.
Certaines fractions du capitalisme ont donc intérêt à revivifier les cultures de genre. Ces nouvelles rentes exigent nationalement et internationalement des violences d’État forçant les individus à payer des intérêts d'emprunt et des redevances de brevets pour tout et rien et s'assurer qu'ils le font effectivement. D'où un usage nouveau des forces de sécurité : expropriations des débiteurs (subprimes) et contrôle des usages individuels des logiciels, films, chansons, médicaments, pesticides et semences brevetés, etc., et, accompagnant la mutation de l'industrie vers ce tertiaire rentier, redoublement des répressions anti-syndicales et anti-ouvrières avec une culture d'infériorisation des ouvriers à l'ancienne, une relégation des femmes dans des travaux infériorisant de petites mains (caissières, hôtesses, etc.), création de catégories infériorisées de « sans-papiers », etc.

L'idéologie qui légitime ces violences pourvoyeuses de rentes s'alimente de considérations sécuritaires construites sur des conflits de genre, telle la guerre au terrorisme islamiste. C'est ainsi qu'une conjonction s'opère entre les intérêts des élites rentières et la résurgence hégémonique de cultures hiérarchiques de genre diffusées répétitivement par un système médiatique aux mains de capitalistes et portées par des mouvements politiques ascendants valorisant les dominants comme genre et infériorisant les dominés comme autre genre.

Ahmed Henni, février 2016.

[1] Voir A. Henni, Le capitalisme de rente - De la société du travail industriel à la société des rentiers, Paris, 2012.
[2] Christine Delphy, Classer, dominer : qui sont les autres, Paris, La Fabrique, 2008.
 

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)