Capitalisme
de rente, antagonismes de genre et islamophobie
par Ahmed
Henni
L'intensification
actuelle, menée par le système médiatique dominant, de visions du monde
nourrissant une résurgence discriminatoire, sinon raciste, interpelle. Ce ne
sont que répétitions incessantes et insistantes, appuyées par les élites
dirigeantes et dominantes, de discours visant un genre particulier d'êtres
humains : les musulmans. Plus généralement, la phase actuelle du capitalisme
appellerait-elle à la production d'idéologies alimentant davantage les
questions de genre que les questions de classe ?
Des forces
politiques se sont organisées – l'extrême-droite, mais pas seulement – pour
proposer ou mettre en œuvre des politiques de genre et, s'appuyant sur l'idée
gramscienne d'hégémonie culturelle, construire une doxa majoritaire
hiérarchisant les humains par genres. En quoi, peut-on s'interroger, le
capitalisme, ou certains capitalistes, peuvent-ils y trouver leur intérêt ? Je
vais montrer que tel est le cas et que la résurgence des questions de genre
correspond à la mutation du capitalisme industriel de production matérielle,
construit sur l'accumulation de profits, en capitalisme consumériste, construit
sur l'accaparement de rentes minières, financières, électroniques, médiatiques…
[1]
La réflexion
historique sur la façon dont les capitalistes « extraient » davantage que ce
qu'ils misent a conduit à distinguer, depuis David Ricardo, deux situations
principales : celle, où soumis à une concurrence, les capitalistes tirent un
profit du travail d'autrui. Il n'y a pas d'exception individuelle en termes de
salaires ou de profits. La distinction entre salariés et capitalistes est
fonctionnelle : les uns travaillent et perçoivent un salaire ; les autres les
commandent et s'approprient un profit résiduel, une fois tous les frais de la
production payés. Ce sont des classes fonctionnelles. L'autre situation est
celle où, jouissant d'un monopole, grâce à une protection politique, les
capitalistes empochent des rentes supérieures au profit qu'ils auraient
engrangé dans une situation de concurrence. Il n'y a pas de règle qui égalise
les revenus tant des exploités que des exploiteurs.
Hors les
rentes foncières, les premières rentes apparues, à grande échelle, dans le
capitalisme occidental ont été les rentes liées à l’exploitation de genre :
femmes et enfants, esclaves aux colonies, puis populations colonisées. Ces
groupes humains sont politiquement identifiés par leur nature. Les femmes, les
esclaves ou les colonisés ne sont pas identifiés par leur fonction servile – un
fait politique et social –, mais par leur anatomie, la couleur de peau ou
l'ethnie, un fait de nature [2]. Contrairement à deux salariés qui,
individuellement, percevraient le même revenu pour le même travail, deux femmes
mariées requises pour accomplir les mêmes obligations ne sont pas « traitées »
de la même façon par leurs maris respectifs, ni deux esclaves par leur
propriétaire, ni deux colonisés par l'occupant. Le système politique va
autoriser les dominants à, selon leur gré, appliquer à chaque individu des
règles particulières arbitraires construites le plus souvent sur l'exercice
d'une violence individualisée (coups, viols, etc. ). Ce type de pratique
infériorise individuellement les femmes comme les esclaves ou les colonisés. Il
est dès lors légitime de les payer moins ou de les exploiter plus. D'en tirer
des rentes.
Si les femmes
battues ou violées, les esclaves ou les colonisés ont subi et subissent une
violence individualisée, certaines fractions du capitalisme tentent aujourd'hui
d'individualiser également les contrats de travail salarié tout en appliquant
des méthodes de stress et de violence particulières : convocations
surprises, contrôles totalisants, etc. D'une classe bénéficiant des mêmes
règles, ils veulent faire un genre inférieur à traiter individuellement selon
son propre gré – par consentement mutuel, a-t-on dit, comme pour un mariage ou
un divorce. Le but est d'inférioriser les salariés – ils n'ont pas de Rolex –
pour en extraire une rente, plus que ne permettrait un système de concurrence.
Au niveau
international, c'est le même procédé qui est à l’œuvre : inférioriser des
populations et leur faire accepter une extraction indue de rentes. Cette
violence bloque l'égalisation internationale des revenus qu'aurait
théoriquement provoquée un capitalisme de concurrence.
Certaines
fractions du capitalisme ont donc intérêt à revivifier les cultures de genre.
Ces nouvelles rentes exigent nationalement et internationalement des violences
d’État forçant les individus à payer des intérêts d'emprunt et des redevances
de brevets pour tout et rien et s'assurer qu'ils le font effectivement. D'où un
usage nouveau des forces de sécurité : expropriations des débiteurs (subprimes) et contrôle
des usages individuels des logiciels, films, chansons, médicaments, pesticides
et semences brevetés, etc., et, accompagnant la mutation de l'industrie vers ce
tertiaire rentier, redoublement des répressions anti-syndicales et
anti-ouvrières avec une culture d'infériorisation des ouvriers à l'ancienne,
une relégation des femmes dans des travaux infériorisant de petites mains
(caissières, hôtesses, etc.), création de catégories infériorisées de «
sans-papiers », etc.
L'idéologie
qui légitime ces violences pourvoyeuses de rentes s'alimente de considérations
sécuritaires construites sur des conflits de genre, telle la guerre au
terrorisme islamiste. C'est ainsi qu'une conjonction s'opère entre les intérêts
des élites rentières et la résurgence hégémonique de cultures hiérarchiques de
genre diffusées répétitivement par un système médiatique aux mains de
capitalistes et portées par des mouvements politiques ascendants valorisant les
dominants comme genre et infériorisant les dominés comme autre genre.
Ahmed Henni, février 2016.
[1] Voir A. Henni, Le capitalisme de rente - De
la société du travail industriel à la société des rentiers, Paris,
2012.
[2] Christine Delphy, Classer, dominer : qui sont
les autres, Paris, La Fabrique, 2008.
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