jeudi 16 octobre 2014

Capital, travail, femmes, nature et plus-value



Révolution prolétarienne ou révolution populaire ?


Retour sur Marx, exploitation de l'homme par l'homme, gratuité
des ressources naturelles et du travail domestique féminin


ou Capital, travail, femmes, nature et plus-value


par Ahmed HENNI



Résumé : En occultant le rôle du travail domestique dans la production et la reproduction de la force de travail, la théorie de l'exploitation de Marx donne aux femmes le même statut qu'une ressource naturelle gratuite n'intervenant pas dans la valeur des produits issus du travail industriel.



Marché et salariat, fondements de l'exploitation de l'homme par l'homme


L'économie classique, notamment dans son approfondissement marxiste, nous a livré une théorie du salaire séduisante, simple et efficace. Cette théorie peut se résumer en deux points:
1 – Le salaire est un prix. Il apparaît donc sur un marché. En tant que forme monétaire, il est étranger à une substance ontologique qui s’appellerait le travail. Celui-ci est une catégorie de l'être, non du marché. Marx, par exemple, dira que le salaire ne représente pas la valeur du travail. Celle-ci se manifeste dans une grandeur supérieure, celle de la somme des valeurs des objets produits par le travail. La différence est la plus-value.
La forme monétaire qui pourrait correspondre au travail est la valeur en travail de la production. Or, cette valeur ne se manifeste pas sur le marché. Ce sont uniquement des prix de production que traduit la forme monétaire. Le salaire lui-même n'est que le prix d'une marchandise comme les autres, la force de travail. La plus-value prend alors la forme monétaire de profit, différence entre la somme des prix des objets produits et le prix de la force de travail.
Autrement dit, le travail ne se manifeste pas et ne peut se manifester sur un marché. Seule sa source, la force de travail, ou son résultat (la production) s'y manifestent pour s'y vendre et acheter. La force de travail est une forme naturelle qui a l'apparence d'un corps humain disposant d'une vitalité intérieure physique et cérébrale.
La plus-value est une différence entre deux quantités de substance vitale, celle entre le travail nécessaire à la production de la force de travail et celle représentée par le travail qui produit les objets vendus. Tel est le fondement de l'exploitation de l'homme par l'homme. Il s'agit d'exploitation, comme on exploite une ferme, sujette à calcul et comptabilité. Marx refuse de voir dans le capitalisme un simple système d'asservissement des travailleurs s'appuyant sur des règles juridico-politiques d'oppression. Il veut prouver qu'il y a autre chose qu'un simple despotisme d'usine, autre chose qu'un travail soumis aux ordres des capitalistes et mal payé. À travers l'appropriation des objets fabriqués, il y a, pour lui, une capture de  travail vivant. En s'appropriant la plus-value, le capitaliste capture gratuitement de la substance vitale. Marx tente de le démontrer par des équations comptables. D'où l'usage de l'expression « exploitation de l' homme par l'homme ».
Or, en exprimant uniquement des prix, la monnaie cache ce processus. Sur le marché, en effet, le profit apparaît comme le résultat d'un double échange : entre capitaliste et travailleur pour fixer le prix de la force de travail ; entre capitaliste et consommateurs pour fixer les prix des objets fabriqués. Le profit n'est qu'une différence de prix. Il n'apparaît pas comme une forme équivalent monétaire d'une substance vitale. C'est ainsi que se forme une connaissance « vulgaire », occultant l'exploitation de l'homme par l'homme.
La plus-value est donc cette différence entre deux quantités de travail, celle cristallisée dans la force de travail et celle représentée dans la production des marchandises. On s'attendrait que, pour trouver cette différence, Marx, après avoir défini la valeur du travail cristallisé dans la production, aille plus amont et essaye de définir la valeur du travail producteur de force de travail. Il s'agira alors de savoir quel est ce travail, qui l'accomplit, quelle est sa valeur et comment est-il payé ?  Or, il fait tout autre chose. Pour définir la valeur de la force de travail, il va la dispenser d'être, comme toute marchandise, un produit d'un travail étranger à elle.
Il quitte le champ des catégories de l'être pour retourner au marché et fait du salaire la somme des prix des marchandises achetées par le travailleur (les subsistances). La valeur de la force de travail n'est pas en raison de la quantité de travail vivant qui la produit, mais de la quantité de travail cristallisée dans les marchandises consommées par le travailleur  qui les a lui-même produites. Bref, comme on le dit pour les machines, une quantité de travail « mort ».
En produisant des objets, le travailleur en produit une catégorie particulière, les subsistances, qui servent à produire sa propre force de travail. Outre que la force de travail n'est pas, comme les autres marchandises le produit d'une substance vitale étrangère à elle, elle devient son propre résultat mais, surtout, le salaire devient simplement une somme de prix.
2 – Le salaire est la somme des prix des subsistances nécessaires à la reproduction de la force de travail. Or, pour connaître les prix des subsistances, il convient obligatoirement de connaître au préalable les salaires versés. Marx fait même des salaires une avance en capital « variable ». Résumée ainsi, la théorie du salaire montre immédiatement sa circularité: définir un prix déjà connu à partir d'une somme de prix qu'il contribue à former.
Mais pourquoi Marx quitte-t-il à mi-chemin son raisonnement sur la plus-value en faisant de la force de travail un produit indirect de choses (les subsistances) et non un produit direct du travail vivant ? Ceci l'aurait obligé à considérer un processus de production de la force de travail. Or, celle-ci, dans le cadre du mariage bourgeois de son temps, est produite par des acteurs domestiques (les femmes) qu'il exclue de sa démonstration de l'exploitation de l'homme par l'homme. En introduisant les femmes comme productrices de force de travail, il rencontrerait une difficulté logique : si la force de travail ne se produit pas elle-même par les subsistances qu'elle produit, le surtravail que s'approprie gratuitement le capitaliste ne viendrait pas d'elle uniquement mais aussi d'ailleurs, ce qui délégitimerait le travailleur (et le prolétariat) comme unique créateur de la plus-value.
Se poser la question « Qui effectue le travail producteur de force de travail ? », c'est donc introduire une nouvelle variable (le travail domestique) et de nouveaux acteurs : les femmes. Or, évoquer la division sexuelle du travail et la gratuité du travail domestique donnerait, dans l'origine de la plus-value, une légitimité aux femmes que, malgré sa sympathie pour elles, Marx ne songe nullement à leur donner. Le sujet de l'Histoire est le prolétariat masculin, et lui seul. Malgré ses dénonciations véhémentes du patriarcat bourgeois sur le plan social privé – le mari tyrannique est comparé à un seigneur d’esclaves, Marx reste, sans aucun doute, dans son analyse économique de l'exploitation, prisonnier de l'idéologie patriarcale des patrons de son temps. Il délivre, comme l'écrit Christine Delphy, un « certificat d'oppression » à un seul groupe social appelé à se révolter de façon légitime.
Reprenons le cheminement de cette idée d'appropriation gratuite d'une partie du travail, fondement de la thèse de l'exploitation de l'homme par l'homme.


L'héritage classique : le travail est une marchandise comme les autres


Les classiques (Smith et Ricardo) considèrent que le travail est une marchandise comme les autres qui se vend et s'achète sur un marché.  Dès la première phrase de son chapitre sur les salaires, Ricardo, par exemple, affirme : "le travail, ainsi que toutes choses que l'on peut acheter ou vendre et dont la quantité peut augmenter ou diminuer, a un prix naturel et un prix courant ». Cette distinction vient de Smith qui peut être considéré comme le père de deux idées : 1) le travail seul est à l'origine de la production ; 2) le capitaliste prélève sans la payer une partie du produit du travail. Lisons Smith : "Ce qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail, c'est le produit de son travail. Dans cet état primitif qui précède l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l'ouvrier. Il n'a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager. [...] Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre. ».
L'exploitation de l'homme par l'homme n'est pas un état de nature, celui où la totalité du produit du travail revient au travailleur. Il est propre à un état de « civilisation » où un autre personnage est propriétaire des moyens de production. C'est une conséquence d'un système juridico-politique.  Marx va s'attacher à montrer que tel est précisément le cas dans le capitalisme. Le travailleur ne reçoit qu'une partie du fruit de son travail. Mais cette proposition est impossible à démontrer par les seules variables se manifestant sur le marché. Or, Marx ne veut pas se contenter de dire que le capitalisme est seulement un système de rapports juridico-politiques où le marché répartit la production entre les acteurs selon des rapports de force offre-demande. Il enfoncerait une porte ouverte.
Dans l'exemple de Smith, le propriétaire de la forêt prélève directement un morceau du daim. Le chasseur ne vend pas le daim puis reverse une redevance au propriétaire. Si tel avait été le cas, et en suivant J. B. Say, on ne verrait pas d'exploitation. Say dit que la redevance est le prix du service que rend le propriétaire au chasseur en le laissant utiliser la forêt. D'un autre côté, les consommateurs qui achètent le daim au chasseur en paient le prix d'équilibre entre offre et demande. Le chasseur n'est pas lésé.
De même, lorsque le capitaliste achète un temps de travail, il en paie le prix selon l'offre et la demande. Plus tard, il vend les produits sur d'autres marché. Son profit est la différence entre ces prix et un autre prix, le salaire qu'il a versé. On ne verrait, dans ce cas, ni de lien quantitatif direct entre le travail et le profit, ni que ce profit est du travail non payé. Dans ce cas, le marché ne mettrait pas en jeu des catégories de l'être (du travail vivant caché dans les choses), mais seulement des rapports de force entre offre et demande de marchandises.
Pour prouver qu'il y a exploitation, capture de travail vivant non payé, il ne suffit pas de dire que les marchandises vendues sont le produit du travail. Smith le disait déjà. Ce travail pourrait se résumer à un doigt qui presse un bouton mettant en branle un gigantesque complexe de machines. Say disait que ce capital a aussi droit à une rémunération. Avant eux, Quesnay montrait bien qu'il n'y avait qu'une seule classe productive (les paysans) et que les propriétaires s'appropriaient un produit net, surplus restant aux paysans une fois leur reproduction et celle de leurs outils assurée. Marx va reprendre cette idée.
Il lui faut donc montrer que le marché cache une appropriation gratuite de travail par le capitaliste. Pour ce faire, il faut passer de la forme monétaire, les prix, à quelque chose qui est étranger à la monnaie et qui est l'essence même de l'homme : sa vitalité. Il va la traduire en quantités de travail nécessaire à la production des marchandises vendues (un temps de vie) puis, pour trouver la plus-value, en retrancher la quantité de travail nécessaire à la reproduction des travailleurs et de leurs outils. Dans ce cas, le capitaliste ne capture pas une différence entre deux grandeurs monétaires (deux prix) mais bien un temps de vie (deux quantités de travail). Or, ce qui était évident dans l'économie paysanne de Quesnay, ne l'est plus dans l'économie industrielle.


Le profit : une quantité de travail non payé ?


Marx veut donc prouver que dans le capitalisme d'industrie aussi le profit est un « produit net » correspondant à du travail non payé. Le travail cristallisé dans les objets vendus est  supérieur à l'équivalent reçu sous forme de salaire. C'est cette différence physique entre deux quantités de travail (plus-value), l'une fournie dans la production, l'autre reçue à travers les biens salaires que consomme (achète) le salarié, qui fonde l'exploitation de l'homme par l'homme. Un rapport social naît de cette équation naturaliste, de cette différence entre deux quantités naturelles traduisant la vitalité de l'être humain.
Certes, si le travailleur reçoit moins qu'il ne donne en travail, c'est que les moyens de production qu'il utilise ne lui appartiennent pas (l'idée de Quesnay et Smith). Cependant, la propriété privée des moyens de production aux mains des capitalistes (le droit, l'artifice juridique) n'est pas fondatrice. Elle suffisait chez Quesnay et Smith à légitimer la capture. Chez eux, la propriété est un rapport social indépendant de l'économique, un rapport « politique ». La capture du profit est « politique ».   C'est l'artifice juridique qui est fondateur. Il n'y a aucune dialectique substantiviste, naturaliste.
Le travail [je dirai l'activité] peut-être la source de toute chose.  Mais ce sont des rapports juridiques (la propriété) ou de commandement (la domination politique ou sociale garantie par une force armée) qui sont à l'origine de l'appropriation du temps vital d'une partie de l’humanité par une autre. Or Marx voudra montrer que ce sont des lois qui transcendent l'organisation sociale humaine qui fixent les rapports de quantités physiques de travail circulant sur le marché et déterminent la capture gratuite par le capitaliste du temps humain vital.
Pour lui, cette capture de la vitalité humaine ne se fait qu'à travers le processus de production de valeur d'échange, exclusivement dans l'agriculture et l'industrie. Lorsque, par exemple, je suis riche et j'engage du personnel pour faire des travaux domestiques à ma place et m'en décharger (de cuisine, de secrétariat particulier, etc.), je capture en réalité la vitalité humaine de x personnes. Au lieu de « perdre » mon temps vital à faire ma cuisine, je le consacre à autre chose. C'est comme si, en temps vital,  je disposais du mien plus celui de ces x personnes. Je disposerai du temps de (1+x) vies.  Cette capture de temps vital empêche d'autres êtres humains de vivre pour eux. Elle est exclue par Marx du champ de l'exploitation de l'homme par l'homme. Elle ressort de la redistribution.
  Quesnay et Smith n'invoquent pas de loi économique transcendante qui régit les échanges. La capture et la distribution du « surplus » sont codifiées par des rapports sociaux. C'est l'expression des rapports de forces qui font que le profit est haut ou bas parce que le prix du travail est haut ou bas. Le marché ne cache rien. Les prix, tous les prix, sont un bricolage social dépendant du degré d'hégémonie des acteurs. Dit en termes familiers : les prix dépendent de la puissance respective des offreurs et des demandeurs. Et le salaire est un prix.
Adam Smith dit qu'il faut bien que le travail « rapporte quelque chose de plus que ce qui est précisément indispensable pour la subsistance » de l'ouvrier (Livre I, Ch. VIII, Salaires). « Mais dans quelle proportion ? C'est ce que je ne prendrais pas sur moi de décider. (..) Il y a cependant des circonstances qui sont quelquefois favorables aux ouvriers et les mettent dans le cas de hausser beaucoup leurs salaires ». En cas de rareté des bras, par exemple, « les ouvriers n'ont pas besoin de se coaliser pour faire hausser leurs salaires » (..) et « la ligue naturelle des maîtres contre l'élévation des salaires » est rompue. Coalition, ligue, le vocabulaire de Smith ne trompe pas. Ce n'est pas une loi du marché qui fixe les salaires. La seule loi qu'on puisse formuler est celle de Quesnay : il faut aux travailleurs un minimum de subsistances pour se reproduire. Le reste est rapport de forces.
Ricardo, qui semble suivre cette voie, dit que le profit est un « résidu », ce qui reste dans la caisse.  Il n'y a pas de loi transcendante propre à la production qui expliquerait que le profit est déjà déterminé dans la quantité de travail effectuée en usine – ce que dira Marx.  Ricardo pense que le profit se « réalise » sur le marché. On ne sait absolument pas s'il sera grand ou petit. Le travail en usine ne détermine rien a priori. C'est le marché et les rapports de force entre offreurs et demandeurs qui feront que ce travail en usine vaudra tant. La société pourra considérer un travail comme inutile et sans valeur en n'achetant pas les produits. Bref, le travail est à l'origine de la valeur mais il ne la détermine pas. Pour Ricardo, le travail effectué dans la production ne détermine pas le volume du profit à venir : c'est le salaire versé et le prix de vente des marchandises qui le font. Grand profit, petit profit, perte, rien n'est déterminé à l'avance. Tout se joue sur le marché.  Les  seules lois qu'on connaisse en concurrence sont que le salaire doit, au minimum, assurer la reproduction des travailleurs et, qu'en moyenne, des capitaux égaux retirent des profits égaux.
Pour faire bouger les prix en leur faveur, les agriculteurs d'aujourd'hui, par exemple, ont bien compris que l'affaire dépend des rapports de force et non d'une quelconque détermination scientifique transcendante des prix. Ils brûlent des sous-préfectures. Pour relever leurs salaires, les travailleurs mènent aussi des actions de force. Les capitalistes, eux, se concentrent, visent au monopole ou demandent l'intervention des troupes.


Surplus et ressources naturelles


Marx était admiratif du docteur François Quesnay qui, dans son Tableau économique (1758), avait forgé la notion de "produit net", différence quantitative entre ce que produisent en grains les paysans et ce qu'ils en consomment pour les obtenir (semences, nourriture, bêtes de somme, contrepartie des outils). Leur travail  est à l'origine de ce "surplus" mais il ne transforme pas un grain en épi. La nature seule peut le faire. Le produit (l'épi) contient donc une contrepartie en travail (à reconstituer par ce que prennent les paysans) et un « don » de la Nature. C'est ici que Marx s'écarte de Quesnay. Pour Marx, c'est la totalité du produit qui est le fruit du travail. Chez Quesnay, lorsque le « surplus » est accaparé par les propriétaires fonciers et les appareils de domination (État, Églises), on ne peut savoir ce qui y vient du travail et ce qui vient de la Nature. La seule chose qu'on peut dire est que, pour obtenir la production, les paysans ont consommé tant de nourriture, de semences, d'outils, etc. Il n'y a pas exploitation de l'homme par l'homme. Ce sont les rapports de propriété et de domination qui modulent la part qui revient aux paysans, au dessus ou en dessous de ce qu'ils ont consommé. Cette part doit obligatoirement assurer la reproduction du travail (le capital variable de Marx) et des outils des travailleurs (le capital constant de Marx). Le reste ou surplus est le produit net (la plus-value de Marx).
"Jamais, écrit Marx, l'économie politique n'avait eu une pareille idée de génie". C'est ce schéma qu'il veut reprendre pour démontrer mathématiquement que le capitalisme procède de la même façon. Il élimine la Nature du processus, veut montrer que la totalité du produit est le fruit du seul travail, de telle sorte que le produit net, devenant la plus-value, corresponde, non à un « don » de la Nature, mais à du travail. Dans ce cas, les propriétaires qui capturent la plus-value s'approprient en réalité un équivalent de travail vivant. Il y a alors exploitation de l'homme par l'homme.
Or, il va se heurter à une difficulté inextricable. La démonstration de Quesnay est, en effet, propre à une économie agricole où on produit du blé pour manger du blé. Sa transposition mécanique à une économie industrielle où l'ouvrier produit de l'acier pour manger du blé n'est pas possible. Elle se heurte à un obstacle de taille: la monnaie.
Quesnay procède de manière naturaliste en faisant la différence entre deux quantités de blé. Le produit net est égal à la quantité récoltée de blé diminuée de la quantité nécessaire du même blé pour le produire (semences, nourriture des paysans et des bêtes de somme, livraison aux artisans qui fabriquent les outils de travail). L'opération est mathématiquement possible: une différence entre deux quantités physiques de blé. On n'a pas besoin d'évaluation monétaire. Le blé joue le rôle d'équivalent général pour lui-même.
Or, lorsqu'il s'agit de l'ouvrier d'industrie, on ne peut pas opérer de soustraction entre la quantité d'acier produite et la quantité de blé consommée par l'ouvrier. Il faut avoir recours à une évaluation par une unité de mesure qui soit commune aux deux. C'est ce que Marx appelle un équivalent général, autrement dit une monnaie. À son époque, il existait une matière naturelle, l'or, qui jouait ce rôle. Il suffisait de convertir l'acier et le blé en or et de faire la différence entre ces deux quantités. On pouvait alors retrouver le schéma de Quesnay. La plus-value pourrait être une différence entre deux quantités de la même matière (l'or) : celle que reçoit le capitaliste pour l'acier, celle qu'il donne à l'ouvrier pour l'achat de blé.
Mais cela ne prouve en rien que ce soit le travail de l'ouvrier qui est la source de cette plus-value. Ce sont les prix de marché de l'acier et du blé qui en déterminent le volume grand ou petit. Il n'y a pas d'exploitation mais uniquement des rapports de marché favorables ou défavorables exprimant des rapports de force entre capitalistes ou entre capitalistes et ouvriers lorsqu'il s'agit du taux de salaire. Aucune preuve mathématique naturaliste n'est à chercher pour prouver une exploitation de l'homme par l'homme. Celle-ci est la conséquence de rapports sociaux de domination dans la production et dans les marchés. Mais, dire cela, serait pour Marx, enfoncer, encore une fois, une porte ouverte. Il veut, à tout prix, et y consacrera toute sa vie, prouver mathématiquement que l'ouvrier est seul à l'origine de la valeur de l'acier et qu'il reçoit moins que ce qu'il ne produit. Le profit est pour lui un équivalent d'une partie du travail vivant accompli dans la production.


La conversion de l'acier et du blé en or ne suffit donc pas. Elle ne traite que de formes qui pourraient manifester la quantité de travail, le temps vital mais sans prouver que le profit monétaire (une différence entre deux quantités d'or) soit une contrepartie d'un temps vital non payé accompli par le travailleur engagé dans la production des marchandises vendues. Certes, on peut estimer que toute quantité d'or est le produit d'un travail. Donc que le profit exprimé en or représente du travail. Mais, en disant cela, comme le faisait Ricardo, on ne fait que reculer le problème d'un cran. Qui dit en effet que la quantité d'or considérée exprime du travail cristallisé dans la matière et non la somme d'une certaine quantité de travail (comme le labour de Quesnay) et d'un « don » de la Nature (le minerai comme l'épi de Quesnay) ? Ricardo n'avait pas trouvé de solution satisfaisante pour définir un étalon-or lié à une quantité de travail. Le problème est circulaire. Ou toute production matérielle est conjointement le fruit d'un travail et de quelque chose qui s’appellerait la Nature et le profit est alors aussi bien une capture de travail vivant que de quelque chose que le travail ne produit pas (l'épi, le minerai) mais fait seulement advenir (un geste suffirait avec l'automatisme). Dans ce cas, le profit est l'expression d'une prédation capitaliste de la Nature. De cela, Marx ne veut pas. Il n'y aurait plus de messianisme prolétarien.
À la fin du XXème siècle, des réflexions « écosocialistes » ou « écomarxistes » se sont multipliées mais qui évitent de poser la question de savoir si le profit vient du travail ou de la prédation de la Nature. En 1997, un auteur marxiste américain, James O'Connor, publie un livre où il tente d'occulter l'assimilation du profit à une prédation de la Nature. Il ramène ce problème aux "conditions de production" indispensables au fonctionnement du capitalisme (principalement l'existence de ressources naturelles auxquelles j'ajouterai le temps vital aussi comme ressource naturelle). Le capital a besoin de ces ressources mais les détruit et épuise en même temps. Cette seconde contradiction du capitalisme entre le capital et la nature vient s'ajouter à la première entre le capital et le travail.  La reproduction des conditions de production et des ressources naturelles exige des dépenses environnementales. Celles-ci viendrait donc en soustraction du « produit net » et provoqueraient une baisse du taux de profit. Le capitalisme a donc intérêt à faire financer la reproduction des conditions de production par l’État et les contribuables. Or, rien de neuf dans ce genre d'analyse. Le même problème s'est posé pour l'instruction. Elle est l'un des éléments nécessaires à la reproduction de la force de travail et est, souvent, payée non par le profit mais par l'impôt.  L’État capitaliste a toujours été là pour assurer la production et la reproduction des conditions de production du capitalisme (services publics d’éducation, de santé, de transport, de conquête de territoires et colonisation, sécurité de ces conditions, etc.).
Dans ce cas, l’État joue le rôle de délégataire du capital qui prélève sur les populations des impôts au lieu de faire financer par les capitalistes la reproduction des conditions de production.


Suivons Quesnay. On peut émettre une hypothèse, fondatrice de l'écologisme contemporain – Sauvons la planète – qui mettrait en opposition le profit capitaliste industriel et la préservation des ressources naturelles (le secteur primaire dirions-nous). Le capitalisme serait un prédateur de la Nature et le profit un gain généré par la gratuité des ressources naturelles. En faisant payer ces ressources (taxation), on diminuerait le taux de profit. Le capitalisme irait alors polluer ou chercher ces ressources ailleurs. Les délocalisations conséquentes montrent alors que ce n'est pas le travail qui crée le profit mais bien le droit de polluer. D'où la question de l’État et de la nature des rapports juridiques et sociaux qui permettent ou interdisent la pollution et la prédation de la nature.
Pour prendre un exemple, l'usine Ford de River Rouge, que crée Henry Ford dans les années 1920 à Detroit, pompait gratuitement des millions de m3 d'eau dans la Detroit River, autant que la consommation réunie des villes de Detroit, Cincinnati et Nouvelle Orléans. Les exemples spectaculaires sont innombrables qui montrent la dévastation prédatrice et l'épuisement des ressources naturelles (charbon, minerais, pétrole, forêts, poissons, air pur, etc.). Le capitalisme industriel fonctionnerait selon les principes de la comptabilité nationale: en détruisant une forêt, on augmente le produit national brut. Il n'y a plus forêt mais on a du bois et des meubles en plus. Comme le disait Karl Marx: plus la richesse matérielle augmente, plus la richesse humaine diminue.
La conclusion serait que la valeur des marchandises produites par l'industrie se compose de trois éléments: la valeur de marché des machines, la valeur que paie le capitaliste aux travailleurs, et le reste (le profit) qui correspond, non pas au travail non payé comme disait Marx, mais aux ressources naturelles ou primaires non payées ou payées à bas prix – parmi les ressources gratuites, il convient d'inclure le travail domestique féminin.
Je reviendrai plus bas sur la question du travail domestique, rabaissé au statut de ressource « naturelle » gratuite. Concernant les ressources naturelles, on pourra ici se référer aux travaux innombrables sur le "pillage" des matières premières par les puissances capitalistes et publiés aussi bien du temps de Marx que depuis lors. Là aussi, ce sont les rapports de force (rapports d’État à État, colonisation) qui font ces bas prix. Un exemple : en 2010, les activités africaines de la firme pétrolière Total dégageaient   46% de son bénéfice brut total pour un chiffre d’affaires inférieur à celui réalisé en Europe. Le profit correspondrait à la valeur capturée grâce à la mise en œuvre de rapports juridiques et sociaux (des travailleurs africains moins bien payés et des États garantissant cet état de fait). Il ne correspond pas à une quantité physique de travail. La valeur des produits industriels serait donc, selon la formule de Quesnay, égale aux avances en capital augmentée de ce qui sert à entretenir les travailleurs et d'un reste, le produit net, ou plus-value, provenant de la prédation de la nature ou de ses fruits. Il n'y a pas, en ce cas, exploitation de l'homme par l'homme.
Il n'y aurait qu'une domination de l'homme par l'homme et des formes d'asservissement découlant de rapports politiques et juridiques. Le profit n'est pas préalable au marché, caché dans une quantité de travail accomplie dans la production. Il apparaît dans la sphère des échanges où des rapports de force déterminent le prix du capital, le prix du travail et, à travers le prix des marchandises produites, le volume monétaire représentant la prédation plus ou moins grande de la Nature. Poussant plus loin, on peut considérer le temps de travail lui-même comme une ressource naturelle particulière sujette, selon les rapports de force, à prédation ou à bas prix. Plus grave encore, en occultant, comme nous le verrons plus loin, le rôle du travail domestique dans la production et la reproduction de la force de travail, la théorie de l'exploitation de Marx donne aux femmes le même statut qu'une ressource naturelle gratuite n'intervenant pas dans la valeur des produits issus du travail industriel.


Le temps de travail, unité monétaire, ou l'industrie malade de la monnaie


Marx va reprendre une idée déjà présente chez ses prédécesseurs, Ricardo notamment. L'or est lui-même une matière que l'on produit comme on le fait pour l'acier et le blé. Au lieu de chercher un élément commun aux seuls acier et blé (ils sont mesurés par l'or), on va chercher un élément commun aux trois. La solution est évidente: ils sont tous les trois des produits du travail.  Le vrai équivalent général n'est pas l'or – la monnaie courante, manifeste – mais le travail – la monnaie réelle, mais cachée dans les produits fabriqués. Le problème change de nature. Faire la différence entre deux quantités de travail (celle donnée par l'ouvrier dans l'acier et celle reçue par lui dans ce qu'il consomme) ne poserait aucun problème. On retrouverait le schéma de Quesnay. Seulement, un nouveau problème très ardu surgit: comment manifester ces quantités de travail contenues dans les objets ?
Ricardo, moins philosophe, avait déjà perçu l'extrême difficulté de mettre au jour la manifestation des valeurs en quantité de travail. Si, disait-il, le prix d'une marchandise varie, est-ce sa valeur propre qui a varié (son coût de production en travail) ou la valeur (le coût de production en travail) de l'or ? Impossible de le savoir puisque les quantités de travail nécessaires à la production de l'une et de l'autre ne sont pas manifestes. Ceci sans soulever le problème de la diversité des travaux qui ont concouru à leur production. Samuelson parlera au XXème siècle de travail-gelée, homogène et qu'on peut étaler, mesurer, comparer ou fractionner sans problème. Conception reprise au XXème siècle par des programmes de partis politiques de gauche, français notamment,  et qui visent à lutter contre le chômage en partageant le travail et en le distribuant comme des chocolats.
Faire de l'unité de travail un équivalent général n'est pas impossible en soi. On sait que les pays communistes n'ont jamais pu mettre en œuvre un tel équivalent général et qu'ils ont continué à utiliser des monnaies qui manifestent uniquement le prix arbitraire que donne le pouvoir politique au travail et aux produits. La confection du plan soviétique partait de principes simples: on définissait le taux d'accumulation (quantités à investir) puis on en déduisait ce qui restait à consommer d'où salaires et prix et on émettait la quantité de monnaie correspondante.
La première et unique expérience historique connue de mettre en œuvre un équivalent général-travail fut tentée en Angleterre par Robert Owen (1771-1858). Il ouvrit des boutiques de travail où l'on pouvait se procurer des produits évalués en temps de travail  contre des bons attestant qu'on avait effectué tant de travail. Il fonda d'abord en 1822 une banque d'échange où la monnaie était remplacée par des bons de travail. Puis, entre 1832 et 1834, il anima l'expérience d'un « marché national équitable » du travail, boutiques où l'on échangeait des billets de travail contre des produits.  Malgré un d'estime succès initial, l'expérience échoua rapidement parce qu'elle se heurtait précisément au problème de la manifestation des quantités de travail et de l'équivalence des différents travaux.
Imaginons une entreprise qui délivre des attestations de travail. Premier problème: Huit heures de travail du gardien seront-elles comptées huit heures comme les huit heures de l'ingénieur ? (non pas parce que l'un est supérieur à l'autre mais parce que le coût social de formation d'un ingénieur est bien plus grand que celui de la formation d'un gardien). Comment mesurer en unités homogènes (heures et minutes) la quantité des travaux hétérogènes accomplis par des travailleurs de professions hétéroclites qui concourent à produire pain, huile et carottes échangées dans les boutiques contre ces bons ? Ici, Marx a inventé la notion d'unités de travail simple servant à mesurer tous les autres travaux dits complexes.
Deuxième problème: qui prouvera l'authenticité des attestations ? En termes philosophiques: qui, pour éviter les "passagers clandestins", fera manifester indiscutablement la valeur en travail ? L'existence d'une autorité, d'un appareil légitime, reconnu et autorisé par tous, est obligatoire. Dans la pratique historique, ce bureau qui délivre des bons officiellement tamponnés, c'est tout simplement l’État et ces attestations sont des billets de banque. La valeur en travail ne peut pas se manifester comme monnaie s'il n'existe pas une instance (démocratique ou non, peu importe) qui authentifie cette transformation. L'Union soviétique ne faisait rien d'autre. Or, dans son modèle, Marx élude la question de l’État.
S'obstinant à ne pas considérer la part d'arbitraire et de rapports de force qu'il y a dans les prix, il  évacue toute question relative à l’État comme instrument de la manifestation du travail comme monnaie. Il n'aboutit qu'à une impasse technique. Rosa Luxembourg, la première, a montré dans L'accumulation du capital (1913) que le modèle ne marchait pas. J'ai montré moi-même (Capital, capitaux et concurrence) que la formation automatique des prix de marché qu'il essaie d'établir dans le Livre III (non publié par lui, il est vrai) aboutissait elle-aussi à une impasse technique et un contre-sens historique qui ferait que les capitaux aillent s'investir dans les branches les moins rentables.
Ricardo avait procédé autrement. Il a cherché toute sa vie l'étalon "neutre" qui permettrait de mesurer à coup sûr la valeur en travail relative des marchandises. Son disciple Sraffa a, en 1960, proposé la solution qui consiste à considérer chaque marchandise comme une fraction de la richesse globale et, dans ce cas, l'étalon serait le produit national brut. Chaque marchandise contient une fraction de la quantité  nationale de travail, son prix en monnaie rapporté au produit national exprimerait ce rapport.
Le problème, on le voit, réside dans la manifestation monétaire de la quantité de travail contenue dans les marchandises.
Quesnay a eu le bonheur de ne pas se soucier de ce problème. Le paysan produit du blé, en mange une partie et verse le reste en redevances et impôts. Le système peut fonctionner sans monnaie, le blé se mesurant par lui-même en gerbes, boisseaux ou quintaux. L'unité de volume ou de poids est totalement indifférente. Mieux: l'agriculture ajoute matériellement un plus: un grain en donne dix (la Providence, disait Quesnay ou la Nature tout en considérant les paysans comme la seule classe productive – il a inventé le mot).  
Avec l'industrie, l'affaire se corse. Le travail n'ajoute pas de matière, il ne fait que la transformer  (le minerai de fer devient acier). Quesnay considérait ce type d'activité comme "stérile", n'apportant que ce qu'elle coûte. Marx reprendra l'idée mais pour l'infliger au seul capital. Celui-ci circule de manière stérile et garde une valeur constante. Seul le travail est productif, doublement: il transforme le fer en acier et il ajoute de la valeur au produit fini. Comment sait-on, aurait dit Quesnay, qu'il ajoute de la valeur puisqu'il n'ajoute aucune matière ? Ce qui était clair et limpide pour l'agriculture devient obscur dans l'industrie.
Quesnay distingue bien la richesse "réelle" (la matière) de la richesse qu'il appelle "pécuniaire" (la valeur monétaire de la matière). La production pour lui est un plus de matière et non un plus de valeur. Dans le cas de l'acier, on aurait des mines de fer où le travail mettrait au jour du minerai. Les mineurs n'ajoutent pas de matière, la nature la donne gratuitement. Ils n'ajoutent que ce que coûte leur travail (et non ce qu'il vaudrait selon Marx) et ce que coûte l'usure des outils. La différence entre la valeur du minerai et ces coûts de production est le « produit net » de Quesnay. Le reste de la chaîne serait "stérile" et l'industrie ne ferait que transformer le fer en n'ajoutant, à chaque fois, que le coût de production. Les capitalistes s'approprient le minerai, paient les ouvriers, transforment le minerai et s'approprie et se partagent un « produit net » offert par la Nature.   
À suivre Quesnay, l'industrie assure seulement la circulation de matières nouvelles (les minerais, par exemple, ou le blé pour la boulangerie) et, en les transformant, ne leur ajoute que la valeur des subsistances consommées par les ouvriers et celle de l'usure des outils. La conclusion "quesnayienne" qu'on pourrait en tirer est que le produit net ne surgit que là où apparaît de la matière nouvelle (agriculture, mines, pêche, etc.). Il circule ensuite pour être partagé selon les rapports de forces dominant, comme il se partageait, du temps du blé, entre les propriétaires fonciers et le roi.  Dans l'industrie, il est capturé et partagé sous forme de profit en fonction des rapports de force entre agriculteurs et industriels et entre industriels.
Ces rapports de force apparaissent dans la circulation des matières premières nouvelles (blé, fer, etc.) et les échanges obligés en monnaie de ces matières agricoles et minérales contre machines et engrais industriels à des prix relatifs imposés par l'industrie. C'est donc le profit industriel qui représente une partie des rentes primaires et non, comme le dira Marx, ces rentes primaires qui constituent une partie du profit industriel. J'ai déjà montré (2001) que c'est historiquement la branche qui réussit à imposer son propre étalon d'échange dans le système de prix relatif qui capture la plus grande part du produit net.  
Marx a eu une intuition similaire lorsque, dans son brouillon d'analyse des prix de production, il envisageait des transferts de valeur d'une branche industrielle à une autre. Dans ma démonstration, il s'agissait plutôt de séquences historiques : l'industrie, d'abord, qui réussit à imposer dans les échanges un étalon défavorable à l'agriculture puis, à la fin du XXème siècle, la sphère financière qui, à son tour, impose son étalon et réduit la part de produit net capturée par l'industrie. Un exemple : l'agriculture nourrit en France tout le monde  et exporte mais ne produit en valeur monétaire que 2% de la richesse nationale. Son produit net est, à travers un système de prix défavorable, transféré et partagé entre les autres branches.
Le partage du produit net et l'imposition d'un étalon propre sont un enjeu historique, politique et social majeur. Dire que le profit est seulement un transfert des secteurs primaires vers l'industrie ou dire que le profit naît dans l'industrie par le travail qui s'y exerce, c'est légitimer ou non la bourgeoisie industrielle contre la féodalité et le prolétariat comme unique sujet.


Du travail à la force de travail


Une solution à la Quesnay – considérer le produit net comme un fruit mixte du travail et de la Nature –  ne peut pas satisfaire Karl Marx. Son objectif n'est pas de démontrer que le capitalisme est un système d'asservissement historiquement banal. Il n'est pas non plus d'appeler à une Révolution visant l’État, comme en 1789 – ce que feront pourtant ses disciples bolcheviques en 1917. Il veut démontrer qu'il y a un nouveau Sujet de l'histoire – la classe ouvrière – qui est dépossédée d'une partie du fruit de son travail, que des capitalistes – les propriétaires de fabriques – s'accaparent sous forme de profit. La question de la légitimité de cette capture pourrait se résumer à l'existence de la propriété privée des moyens de production. Dans ce cas, l’État et le droit seraient seuls en cause. Il suffirait de s'emparer de l’État pour changer les lois. Marx ne veut pas de ce putschisme.
Pour que la classe ouvrière soit le sujet unique de l'histoire, il faut démontrer qu'elle est la seule "exploitée", au sens d'une exploitation agricole, qu'elle produit plus qu'elle ne reçoit, qu'elle est à l'origine par son travail de tout le produit net et, de ce fait, entretient toute la société, capitalistes, État, Églises, artistes etc. et autres asservis compris. Il ne s'agit donc pas de théoriser une révolution "populaire". Il n'y a qu'une partie du peuple qui, au regard de l'Histoire, doit réconcilier l'homme avec lui-même, éradiquer l'exploitation de l'homme par l'homme et toute forme d'asservissement, fonder une nouvelle Humanité et s'approprier la nature de façon humaine. Cette classe tire sa légitimité d'une réalité scientifiquement prouvée: elle produit par son travail toute la richesse sociale et, par conséquent, doit être la classe hégémonique – dictature du prolétariat. La question est bien celle de la preuve que la valeur de la richesse sociale est bien celle du travail accompli par la classe ouvrière et que, de ce fait, le salaire reçu n'est qu'une partie de ce travail et que celui-ci n'est pas payé à sa valeur. Or, le marché cache tout et cette vérité ne se manifeste nulle part.
La monnaie est là, c'est à dire les rapports politiques et juridiques, qui empêche Marx de conclure sa physique de la production. Il tente alors un détour par le marché et invente la notion de force de travail. Ce qu'achète le capitaliste contre salaire, ce n'est pas le travail de l'ouvrier – dans ce cas, il n'y aurait pas de travail non payé, et pas d'exploitation. Le capitaliste achète seulement la force de travail. On revient à la nature. Cette force de travail, dont le prix monétaire (le salaire) se manifeste directement sur le marché, est étrangère au travail tel que conçu par Marx, "le travail, dans son absolu achevé", c'est-à-dire son "abstraction", son "principe" (Troisième manuscrit de 1844), celui qui, comme la gelée, est homogène, social, addition et fusion abstraite de tous les travaux particuliers dans un travail social. La force de travail, elle, est particulière et comme toute marchandise particulière se vend et s'achète sur un marché. Le travail, lui, ne le peut pas. Il n'a aucune particularité car il est immédiatement social.
En avançant cela, Marx ne voit pas, ou ne veut pas voir, que la force de travail est elle-même un produit du travail domestique. Certes, elle se reproduit grâce à la consommation des biens salaires qu'elle fait apparaître, mais elle est surtout le résultat d'un travail domestique, accompli par les femmes en particulier.  Et ce travail n'est pas payé. Le travailleur vend sa force de travail contre un seul salaire qui, dans le cadre d'un mariage bourgeois tel que défini par Marx, lui permet de subsister, lui, sa femme et ses enfants (futurs travailleurs). Grâce à l'institution politico-juridique du mariage, la femme travaille gratuitement. On pourrait dire qu'à travers la force de travail, le capitaliste capture cette ressource "naturelle" que sont les femmes. La valeur du travail domestique serait également, dans ce cas, une rente, source du profit capitaliste.
La force de travail est une sorte d'énergie particulière et les différentes forces de travail sont différemment payées et chacune a son prix particulier. Seul le taux d'exploitation est uniforme (rapport de la plus-value au capital variable avancé aux travailleurs) dans  une configuration capitaliste particulière (une nation, par exemple). La force de travail ne peut être cet achevé absolu social et abstrait qu'est le travail. Si, au contraire, elle est elle-même le produit du travail domestique, elle devient alors du travail cristallisé dans un homme. Comme le travail d'usine qui se cristallise dans de l'acier. Elle n'est plus étrangère au travail. Dans ce cas, comme dans le cas général, la valeur de ce travail ne peut pas se manifester sur le marché. Comme tout prix de marché, le salaire ne peut manifester la valeur du travail domestique producteur de force de travail. Le problème est insoluble. D'un autre côté, les ouvriers ne feraient que transférer ce travail de la sphère domestique à la sphère d'usine.
Le prix de la force de travail (salaire) ne manifeste pas le travail domestique. Celui-ci reste inconnu. Pour trouver le profit, il suffit de soustraire le salaire (les charges de personnel) et les amortissements du prix des biens vendus. C'est enfoncer une porte ouverte et cela ne prouve pas que le profit est un équivalent d'un travail non payé. Il faudrait encore démontrer que la plus-value, différence entre le travail contenu dans les objets et le travail payé, se manifeste monétairement sous forme de profit. Or, même l'introduction de la notion naturaliste de force de travail ne résout pas ce problème, même si elle permet à Marx de quitter la physique de la production et de n'utiliser que les variables manifestes de marché. L'origine du profit  peut aussi bien se trouver dans les ressources naturelles gratuites ou mal payées que dans le travail domestique non payé. Bref, dans des rentes permises par les systèmes politico-juridiques de domination.
 
La force de travail, une marchandise comme les autres


Pour prouver l'exploitation, Marx ne peut pas, comme Smith ou Ricardo, considérer le travail comme une marchandise. Sinon, on dirait que le profit est la différence entre le prix des objets vendus et le prix du travail acheté pour les fabriquer. Le profit serait ce qui reste en caisse en fonction des rapports de force du marché. Il n'y aurait pas exploitation mais seulement asservissement. Ceci donnerait aux travailleurs le même statut social et historique que les autres couches sociales asservies et dominées. La Révolution serait populaire et se ferait contre l’État. De cette révolution populaire, Marx n'en veut pas. Il y a, dans le capitalisme, ce Sujet unique qu'est le prolétariat, Messie vivant et souffrant, appelé à libérer toute l'Humanité. Il faut donc prouver qu'en vendant les objets produits le capitaliste encaisse la valeur d'un travail supérieur à celui qu'il a acheté au travailleur. Le capitaliste ne se contente pas d'encaisser une différence monétaire, il capture de la vitalité humaine. Ce n'est pas seulement un système despotique, il est ontologiquement inhumain. Le capitaliste n'est pas un filou mais un exploiteur : il ne vole personne et verse au travailleur la vraie valeur de quelque chose qui n'est pas le travail et que Marx appelle la force de travail, une marchandise manifeste qui se vend et s'achète sur le marché.
À première vue, rien n'oblige à considérer le travail comme une marchandise. Bien des sociétés contemporaines nous montrent que le travail (ou la force de travail) sont, non des marchandises, mais des activités salariées qui n'ont pas un prix mais un salaire. Le salaire est versé en fonction de la place de l'individu dans l'organisation  socio-politique de la distribution des revenus. C'est la société bourgeoise européenne qui a universellement considéré l'activité humaine comme marchandise et lui a donné un prix.
Considérer la force de travail comme une marchandise, permet d'en fixer la valeur d'échange. « Nous entendons par là, écrit Marx, les quantités proportionnelles suivant lesquelles elle s'échange contre toutes les autres marchandises ». Ceci permet d'évaluer le prix de la force de travail relativement au prix des autres marchandises et, plus particulièrement, d'en faire une somme de prix, ceux des marchandises consommées par l'ouvrier. L'idée est ancienne.
Adam Smith y ajoutait, comme on l'a vu, un plus arbitraire, dépendant des rapports de force. Il disait  qu' « il faut nécessairement que le travail du mari et de la femme puisse leur rapporter quelque chose de plus que ce qui est précisément indispensable pour leur propre subsistance". Mais comment déterminer ce "plus" ? À part les enfants, l'éducation, les loisirs, etc ... , dans quelle proportion sera ce "plus" ? « C'est ce que je ne prendrai pas sur moi de décider", concluait-il.
Ricardo va, lui, décider et Marx le suivre. "Le prix nature1 est celui qui fournit aux ouvriers, en général, les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution ». Et Marx: "La valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des moyens de subsistance nécessaires pour produire, développer, entretenir et perpétuer la force de travail".
Le prix du travail (Ricardo) ou de la force de travail (Marx) sera déterminé par le prix des subsistances.
On découvre ici une curiosité logique tout à fait remarquable:
a) La valeur des choses est déterminée par la quantité directe de travail humain nécessaire à leur production.
b) La valeur de la force de travail est la seule valeur déterminée non pas par du travail direct, mais par une quantité de choses (les subsistances).
C'est étrange pour un marxiste : la force de travail n'est pas produite directement par du travail humain mais par un ensemble de choses. Il est tout à fait extraordinaire qu'un penseur de la puissance de Marx ait pu poser une équivalence entre l'énergie vitale de l'être humain et un ensemble de choses matérielles sans se poser la question de savoir comment les subsistances se transforment en force de travail.
En second lieu, il admet que la valeur des subsistances ne peut être connue qu'après qu'elles soient produites et mises en vente. Après donc l'exécution d'un travail et produites avec un usage de force de travail qu'on a déjà payée. Le prix de la force de travail est donc connu avant la production (c'est même une avance en capital variable). Pour trouver le prix de la force de travail, on additionne les prix des subsistances et le prix de ces subsistances ne peut être connu que si le salaire l'est au préalable. On essaie par conséquent de connaître un prix déjà connu.
Dire que la valeur de la force de travail  n'est pas déterminée par la quantité directe de travail nécessaire à sa production (dans la sphère domestique) mais par la quantité de subsistances produites par l'ouvrier lui-même et qu'il achète, c'est la définir comme une quantité égale à la quantité qu'elle peut commander, égale à la quantité de subsistances qu'elle peut acheter. C'est un retour pur et simple à la valeur commandée de Smith.
Conclusion : la valeur d'une marchandise (la force de travail) est déterminée par celle d'autres marchandises (les subsistances) et non par la quantité de travail direct nécessaire à sa production.
L'ordre d'apparition des grandeurs est le suivant:
1) Prix de la force de travail (marché du travail) [embauche].
2) Production de subsistances (effectivité du travail et cristallisation d'une quantité de travail dans les subsistances).
3) Mise des subsistances sur le marché et apparition du prix des subsistances (qui ne peuvent être demandées que si les ouvriers disposent déjà d'un salaire déjà connu).
4) Prix de la force de travail comme somme des prix des subsistances. (Fermeture du cercle).
D'où les questions:
a) Ou bien le prix de la force de travail est connu avant celui des subsistances –  ce qui est d'ailleurs indispensable pour pouvoir constituer une demande et un prix de ces subsistances –  et alors le problème est résolu avant d'être posé.
b) Ou bien le prix de la force de travail dépend du prix des subsistances et il est inconnu avant la formation du prix des subsistances et on se demande comment:
sur quelle base l'embauche a-t-elle été effectuée (embauche préalable à toute production et qui exige un contrat de paiement) ?
comment se forme le prix de ces mêmes subsistances si le salaire est encore inconnu et si aucune demande ne se manifeste, les salaires n'étant encore ni connus ni versés.
Marx détermine ainsi la valeur de la force de travail par la quantité de marchandises qu'elle peut obtenir et produites par cette même force de travail. C'est la seule marchandise à s'auto-produire.
Dans ce cas, elle n'obéit pas à la "loi générale" qu'il se fixe lui-même. Sa valeur n'est pas en "raison directe" du temps de travail employé dans sa production, mais, indirectement, en raison de la quantité de travail incorporée dans la quantité de subsistances qu'elle produit et que le salaire peut acheter.
Ce n'est pas une quantité de travail incorporée par un producteur (qui ?) lors d'un procès de production (lequel ?) de la force de travail.
Elle enfreint toutes les lois générales de la production de marchandises:
1) Sa valeur en travail est inconnue lors de son usage.
2) Sa valeur en travail est déterminée après usage, lors de la mise des subsistances sur le marché.
3) Sa valeur est déterminée par son propre produit.
4) Elle est produite par des choses et non directement par du travail humain.
5) Elle n'a pas de producteur direct. Elle se produit indirectement par elle-même.
6) Il n'y a pas de procès de production de cette marchandise.
7) Elle n'a pas de valeur en un travail étranger à elle.
8) Elle a seulement un prix de marché.
9) Fondamentalement, toutes les marchandises sont produites par une entité étrangère à elles-mêmes: le travail vivant. Or, quel est le travail vivant, étranger à la force de travail, et qui en assure la production ? Le travail domestique en premier lieu et tous les travaux assurant la production et la reproduction de cette marchandise (santé, éducation, etc .).
Définir le prix de la force de travail par le marché des subsistances, c'est exclure du champ de l'analyse le travail domestique (et les autres travaux) producteurs de force de travail. C'est conforter la 1égitimation bourgeoise de la gratuité de ce travail domestique.
En outre, pour maintenir la nature de "capital" de l'avance en salaires, connus au préalable de toute production, il faut rendre le salaire indépendant du marché des biens que le travail va produire. Si son montant a priori n'est pas déterminée par des prix connus a posteriori, le salaire sera le résultat de la "lutte de classes". On revient à Quesnay et Smith. Il n'y a pas exploitation au sens comptable mais asservissement de la classe ouvrière. Dans ce cas, la répartition des revenus est indépendante de lois transcendantes du capital qui régiraient la production. Les rapports de répartition sont des rapports de force et l'antagonisme direct dans la production n'est pas un mode d'exploitation mais un mode social d'asservissement d'une catégorie humaine par une autre. Tout dépend de l'action concrète d'hommes subjectifs concrets dans le champ de la "lutte de classes" et de la répartition dans le cadre d'un ordre social donné.
La valeur de l'unité de travail se détermine de façon particulière, par le biais d'une dynamique sociale, irréductible à une loi générale de détermination du prix des autres marchandises.


Travail domestique, salaire et plus-value


La force de travail ne fait pas l'objet d'un processus de production qui met en œuvre un travail vivant étranger à elle. Le sucre est produit par du travail étranger au sucre. La force de  travail est produite par elle-même, par le biais des subsistances qu'elle produit. Elle évite les séquences du "saut périlleux" de la transformation de la valeur en prix de production puis en prix de marché. Son prix est immédiat : c'est celui des subsistances.
C'est une marchandise qui s'auto-offre et s'auto-évalue toute seule sur le marché. Imaginons le sucre s'offrir à la vente et non pas être offert. Dans le cas de la force de travail, l'offreur de la marchandise est la marchandise elle-même.
Le sucre est produit, est offert et vendu.
La force de travail s'auto-produit, s'offre toute seule et se vend elle-même.
Cette spécificité de la force de travail ne prévient pas de sa nature (la vitalité qui est étrangère à la marchandise). Elle traduit la négation du travail domestique féminin,  authentique producteur de force de travail.
Les producteurs de force de travail (les personnes assurant les travaux de maternité, nourriture, éducation, santé, etc.), c'est-à-dire ceux qui assurent la reproduction biologique et sociale, constituent un vrai secteur de production.
De celui-ci naît une offre de main d’œuvre qui se présente sur le marché.
Or, Marx occulte délibérément la question de la production de force de travail, de l'existence d'un secteur producteur de main d’œuvre où s'activent principalement des femmes – le travail domestique et certains services.
Si on suivait son propre raisonnement, on dirait que le salaire (prix de marché)  n'est que l'expression phénoménale d'une valeur en travail direct, encore à "dévoiler" par le dévoilement des conditions de production de la marchandise-force de travail. Ceci conduirait à s'interroger sur la nature du travail domestique.
Dévoiler les conditions directes de production de la force de travail, c'est banaliser cette marchandise. Les producteurs de cette marchandise, les femmes principalement , ne perçoivent donc pas sa valeur entière, mais seulement une partie, celle qui leur permet de se reproduire. Le reste est du surtravail non payé, inclus dans la valeur finale de la marchandise-force de travail.
On peut même retourner le raisonnement de Marx contre lui. Si la valeur produite par les ouvriers ne fait, par la suite, que circuler, alors une fois sortie du procès de production domestique, la valeur de la force de travail ne fait aussi que circuler. L'analyse du salaire se banaliserait dans le cadre d'un échange entre les producteurs domestiques qui offrent sur le marché une force de travail qu'ils ont produite et qui reçoivent en contrepartie d'autres marchandises, la part des subsistances qui leur revient. Seulement ces producteurs ne perçoivent pas le salaire, prix de leur marchandise. C'est le travailleur produit qui le reçoit en leur lieu de place et leur reverse une partie en nature (subsistances) ou sous forme de cotisations (sécurité sociale, etc.). Les salariés n'achètent pas la marchandise qu'ils offrent sur le marché du travail. Ils ne paient pas entièrement le travail domestique producteur et ne lui donnent en retour que ce qui est nécessaire à sa reproduction.
Mieux, si la force de travail est une marchandise banale, son commerce ne peut être créateur de valeur. Ce serait seulement sa production qui en serait créatrice.
Il y aurait donc pour le travail domestique, comme pour tout travail productif dont le produit se vend sur un marché, une certaine quantité de non payé : la différence entre ce que produit le travail domestique et ce qui est nécessaire pour le reproduire , un surtravail qui circulerait et apparaîtrait comme plus-value au bout de la circulation. On pourrait aller plus loin encore. Faire comme Marx et, pour dévoiler la nature réelle de la plus-value, quitter le lieu de sa réalisation pour pénétrer dans le lieu de sa production. Le marché du travail apparaît alors seulement comme un lieu qui assure la circulation d'une marchandise (la force de travail) produite ailleurs et cette circulation ne peut être féconde de plus-value. En clair, une telle remise en cause contraindrait à déplacer l'origine de la plus-value vers la sphère domestique et naturelle.
On peut appliquer au travail domestique producteur direct de force de travail le schéma général de production de la valeur.
    1. Ce travail met deux protagonistes en antagonisme, le producteur de force de travail (la femme) et le bénéficiaire direct (le travailleur qui va vendre sa force de travail sur le marché). De même que le capitaliste perçoit à la place des producteurs de marchandises le prix de vente de ces marchandises, le salarié produit par le procès de production domestique perçoit à la place des producteurs domestiques le prix de vente de leur marchandise (le salaire). Par la famille de type bourgeois, le capitalisme institue donc entre les sexes, une dialectique d'asservissement et d'authentique exploitation (au sens comptable).
    2. La légitimité du prolétariat d'entreprise comme seul producteur de valeur et donc Sujet unique de l'Histoire future disparaît. Le travailleur, fruit lui-même d'un travail domestique, apparaît comme un médiateur marchand entre les producteurs domestiques et les autres marchandises. Le marché du travail devient alors un lieu de circulation seulement d'une valeur du travail déjà constituée dans la sphère de production domestique.
    3. Marx, comme on le sait, définit toute valeur produite par la somme :
–  des quantités de travail contenues dans le capital constant (moyens de production et matières circulantes),
celles représentées par les avances en capital variable (valeur de la force de travail ou travail nécessaire à la reproduction de cette force de travail)
et, enfin, quantité de travail non payé ou plus-value et qui ne se manifeste (sous forme de profit) qu'une fois les choses vendues.
        En laissant de côté l'usure des moyens de production et la valeur des matières circulantes, on peut schématiser l'intervention du travail domestique féminin comme suit :
En supposant un taux d'exploitation général de 100% (temps de travail nécessaire équivalent au temps de travail non payé), le processus de production en entreprise permet d'obtenir la valeur suivante :
Travail nécessaire à la reproduction de la force de travail
Valeur en travail des subsistances
Surtravail ou travail non payé ou encore plus-value
Processus de production en entreprise


La valeur du travail nécessaire étant égale à celle des subsistances, le travailleur, supposé vivant du temps de Marx, marié avec femme au foyer, partage ces subsistances avec son épouse et ses enfants. Celle-ci, par son activité domestique (cuisine, maternage, blanchissage, etc.) assure ainsi la reproduction de la force de travail.

Part de l’homme
dans les
subsistances



Partage des subsistances dans la famille

Part de la femme dans les
subsistances



Comme dans la production de toute marchandise, la femme effectue un travail nécessaire lui permettant de se reproduire et équivalent à la quantité de subsistances que lui fournit son mari. Comme toute marchandise, la force de travail va contenir une quantité de surtravail équivalente mais qui, comme la plus-value, ne peut se manifester que sur le marché, lors de la vente de la force de travail.
Processus de production de la force de travail par le travail domestique féminin
Part de la femme dans les
subsistances ou valeur de la force de travail domestique
 
Surtravail féminin ou travail domestique non payé par l’obtention de subsistances

Or, le surtravail domestique contenu dans la force de travail ne se manifeste pas sur le marché alors que la plus-value s’y manifeste sous forme de profit. Ce qui prouve que le surtravail domestique est une ressource « naturelle » gratuite
Finalement, le capitaliste qui recrute le travailleur capture à travers lui un surtravail domestique gratuit qui vient s'ajouter à la plus-value obtenue en entreprise. En appliquant le sens donné à ce processus par Marx, on en conclue que le capitaliste exploite non pas indirectement mais directement le travail domestique féminin.
Résultat final et valeur en travail totale de la production
Part de l’homme
dans les
subsistances
Part de la femme dans les
subsistances
Surtravail domestique ou travail domestique non payé que l’obtention de subsistances ne couvre pas
Surtravail ou travail non payé ou encore plus-value dans la production en entreprise

Valeur en travail des subsistances




Total du travail non payé capturé par le capitaliste



Évidemment, dans la pratique historique et sociale, le travailleur, avec son salaire, n'entretient pas seulement sa femme et ses enfants. Il a, avec le temps, pris des assurances pour se faire soigner et, avec les augmentations de salaire et la réduction de la durée du travail, pris des loisirs. Il paie aussi des impôts dont une partie sert à entretenir un service d'instruction publique dont il bénéficie, lui, sa femme et ses enfants, et d'autres services publics.


Révolution prolétarienne ou révolution populaire ?


On peut donc considérer que, dans une logique marxiste, la force de travail reçoit un salaire brut amputé de cotisations et d'impôts qui servent à la reproduire et à financer les soins de santé, l'instruction publique, etc. D'un autre côté, le salarié n'utilise pas son salaire pour subsister seulement (se nourrir, se vêtir et se loger) mais aussi pour se divertir, par exemple. Il peut aussi avoir recours pour subsister à des services d'hôtellerie et de restauration. Toutes ces activités concourent par conséquent à la reproduction de la force de travail.
De ce fait, les travaux effectués dans la sphère domestique mais aussi dans les services de santé, d'instruction, de restauration ou de divertissement ne sont pas improductifs. Certes, ils ne produisent pas de valeur d'échange matérielle mais ils concourent tous à la production et reproduction de cette marchandise spéciale qu'est la force de travail. Ils sont donc productifs de valeur puisque cette marchandise a une valeur en échange sur le marché.
L'impasse qu'opère Marx sur le processus de production de la force de travail lui permet par conséquent d'éliminer toutes ces activités de la catégorie des travaux productifs de valeur. Pour lui, ils ne sont source ni de valeur ni de plus-value. Ce sont pour lui des travaux improductifs rémunérés par des opérations de redistribution et au premier rang desquels se trouve le travail domestique féminin.
Le processus d'exploitation de l'homme par l'homme ne les concerne pas. C'est ici que réapparaît la catégorie de la classe « stérile » inventée par Quesnay. Les sommes que reçoivent la famille et les autres secteurs de production de la force de travail ne font que transformer des produits provenant de la fabrication productive. Cuire un aliment, prendre le pouls, apprendre à lire, faire rire, etc. ont le même statut que les activités des artisans de Quesnay. Chez celui-ci, seuls les paysans, à l'origine de l'apparition de matière nouvelle (l'épi), sont producteurs. Les artisans ne font que transformer une matière apparue ailleurs. Ils sont stériles. Chez Marx, seuls les ouvriers sont productifs et s'auto-produisent en produisant des subsistances. Les autres actifs sont, par conséquent, stériles. Par leur activité, ils ne font que faire circuler sans ajout la valeur nouvelle créée par le travail des ouvriers.
Si l'on considère, au contraire, que les travaux humains qui produisent la force de travail sont productifs, alors ils sont soumis à la loi générale du travail dans le capitalisme. Étant des activités médiatisées par des mécanismes de marché, leur valeur ne se manifeste pas par les prix. Sur le marché, le surtravail qu'ils effectuent reste caché et vient s'ajouter à la plus-value globale. Dans ce cas, les capitalistes capturent directement ce surtravail et s'en partagent la valeur. Le processus pourrait s'apparenter aux transferts de valeur imaginés par Marx dans le Livre III et relatif à la formation des prix de production. Les travailleurs qui exercent les activités productrices de force de travail, et en premier lieu les femmes au foyer, seraient, dans ce cas, dans un antagonisme direct avec le capital et tout autant exploités, au sens comptable, que les travailleurs s'activant sur la matière.
Dans ce cas, ils deviennent sujets de l'Histoire comme le prolétariat industriel. Qui de ce fait perd son monopole révolutionnaire. La Révolution à venir serait donc l’œuvre d'un ensemble de catégories sociales incluant le prolétariat et tous ceux qui concourent à la production de la force de travail. Ce sera une Révolution non pas prolétarienne mais populaire.


La théorie classique et marxiste du salaire montre bien le procédé de légitimation du salaire et de la position sociale des travailleurs (ils produisent tout: les marchandises et eux-mêmes) par exclusion du travail producteur de force de travail.
Le champ domestique est extérieur à l'analyse. La fertilité féminine est, à l'instar de la fertilité de la terre ou de la valeur du travail intellectuel (médecine, etc. ) ou de service, extérieure à l'explication de l'origine de la richesse.
Le champ de la production de richesses est réservé à l'un des deux éléments fondamentaux du système: les capitalistes et les ouvriers. Le reste est stérile. La nature comme la femme sont des données gratuites du système.

Septembre 1988
(version électronique corrigée en avril 2014)









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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)