Révolution
prolétarienne ou révolution populaire ?
Retour
sur Marx, exploitation de l'homme par l'homme, gratuité
des
ressources naturelles et du travail domestique féminin
ou
Capital,
travail, femmes, nature et plus-value
par
Ahmed HENNI
Résumé :
En occultant le rôle du travail domestique dans la production et la
reproduction de la force de travail, la théorie de l'exploitation de
Marx donne aux femmes le même statut qu'une ressource naturelle
gratuite n'intervenant pas dans la valeur des produits issus du
travail industriel.
Marché
et salariat, fondements de l'exploitation de l'homme par l'homme
L'économie
classique, notamment dans son approfondissement marxiste, nous a
livré une théorie du salaire séduisante, simple et efficace. Cette
théorie peut se résumer en deux points:
1
– Le salaire est un prix. Il apparaît donc sur un marché. En tant
que forme monétaire, il est étranger à une substance ontologique
qui s’appellerait le travail. Celui-ci est une catégorie de
l'être, non du marché. Marx, par exemple, dira que le salaire ne
représente pas la valeur du travail. Celle-ci se manifeste dans une
grandeur supérieure, celle de la somme des valeurs des objets
produits par le travail. La différence est la plus-value.
La
forme monétaire qui pourrait correspondre au travail est la valeur
en travail de la production. Or, cette valeur ne se manifeste pas sur
le marché. Ce sont uniquement des prix de production que traduit la
forme monétaire. Le salaire lui-même n'est que le prix d'une
marchandise comme les autres, la force de travail. La plus-value
prend alors la forme monétaire de profit, différence entre la somme
des prix des objets produits et le prix de la force de travail.
Autrement
dit, le travail ne se manifeste pas et ne peut se manifester sur un
marché. Seule sa source, la force de travail, ou son résultat (la
production) s'y manifestent pour s'y vendre et acheter. La force de
travail est une forme naturelle qui a l'apparence d'un corps humain
disposant d'une vitalité intérieure physique et cérébrale.
La
plus-value est une différence entre deux quantités de substance
vitale, celle entre le travail nécessaire à la production de la
force de travail et celle représentée par le travail qui produit
les objets vendus. Tel est le fondement de l'exploitation de l'homme
par l'homme. Il s'agit d'exploitation, comme on exploite une ferme,
sujette à calcul et comptabilité. Marx refuse de voir dans le
capitalisme un simple système d'asservissement des travailleurs
s'appuyant sur des règles juridico-politiques d'oppression. Il veut
prouver qu'il y a autre chose qu'un simple despotisme d'usine,
autre chose qu'un travail soumis aux ordres des capitalistes et mal
payé. À travers l'appropriation des objets fabriqués, il y a, pour
lui, une capture de travail vivant. En s'appropriant la
plus-value, le capitaliste capture gratuitement de la substance
vitale. Marx tente de le démontrer par des équations comptables.
D'où l'usage de l'expression « exploitation de l' homme
par l'homme ».
Or,
en exprimant uniquement des prix, la monnaie cache ce processus. Sur
le marché, en effet, le profit apparaît comme le résultat d'un
double échange : entre capitaliste et travailleur pour fixer le
prix de la force de travail ; entre capitaliste et consommateurs
pour fixer les prix des objets fabriqués. Le profit n'est qu'une
différence de prix. Il n'apparaît pas comme une forme équivalent
monétaire d'une substance vitale. C'est ainsi que se forme une
connaissance « vulgaire », occultant l'exploitation de
l'homme par l'homme.
La
plus-value est donc cette différence entre deux quantités de
travail, celle cristallisée dans la force de travail et celle
représentée dans la production des marchandises. On s'attendrait
que, pour trouver cette différence, Marx, après avoir défini la
valeur du travail cristallisé dans la production, aille plus amont
et essaye de définir la valeur du travail producteur de force de
travail. Il s'agira alors de savoir quel est ce travail, qui
l'accomplit, quelle est sa valeur et comment est-il payé ? Or,
il fait tout autre chose. Pour définir la valeur de la force de
travail, il va la dispenser d'être, comme toute marchandise, un
produit d'un travail étranger à elle.
Il
quitte le champ des catégories de l'être pour retourner au marché
et fait du salaire la somme des prix des marchandises achetées par
le travailleur (les subsistances). La valeur de la force de travail
n'est pas en raison de la quantité de travail vivant qui la produit,
mais de la quantité de travail cristallisée dans les marchandises
consommées par le travailleur qui les a lui-même produites.
Bref, comme on le dit pour les machines, une quantité de travail
« mort ».
En
produisant des objets, le travailleur en produit une catégorie
particulière, les subsistances, qui servent à produire sa propre
force de travail. Outre que la force de travail n'est pas, comme les
autres marchandises le produit d'une substance vitale étrangère à
elle, elle devient son propre résultat mais, surtout, le salaire
devient simplement une somme de prix.
2
– Le salaire est la somme des prix des subsistances nécessaires à
la reproduction de la force de travail. Or, pour connaître les prix
des subsistances, il convient obligatoirement de connaître au
préalable les salaires versés. Marx fait même des salaires une
avance en capital « variable ». Résumée ainsi, la
théorie du salaire montre immédiatement sa circularité: définir
un prix déjà connu à partir d'une somme de prix qu'il contribue à
former.
Mais
pourquoi Marx quitte-t-il à mi-chemin son raisonnement sur la
plus-value en faisant de la force de travail un produit indirect de
choses (les subsistances) et non un produit direct du travail
vivant ? Ceci l'aurait obligé à considérer un processus de
production de la force de travail. Or, celle-ci, dans le cadre du
mariage bourgeois de son temps, est produite par des acteurs
domestiques (les femmes) qu'il exclue de sa démonstration de
l'exploitation de l'homme par l'homme. En introduisant les femmes
comme productrices de force de travail, il rencontrerait une
difficulté logique : si la force de travail ne se produit pas
elle-même par les subsistances qu'elle produit, le surtravail que
s'approprie gratuitement le capitaliste ne viendrait pas d'elle
uniquement mais aussi d'ailleurs, ce qui délégitimerait le
travailleur (et le prolétariat) comme unique créateur de la
plus-value.
Se
poser la question « Qui effectue le travail producteur de
force de travail ? », c'est donc introduire une nouvelle
variable (le travail domestique) et de nouveaux acteurs : les
femmes. Or, évoquer la division sexuelle du travail et la gratuité
du travail domestique donnerait, dans l'origine de la plus-value, une
légitimité aux femmes que, malgré sa sympathie pour elles, Marx ne
songe nullement à leur donner. Le sujet de l'Histoire est le
prolétariat masculin, et lui seul. Malgré ses dénonciations
véhémentes du patriarcat bourgeois sur le plan social privé –
le
mari tyrannique est comparé à un seigneur d’esclaves
– ,
Marx reste, sans aucun doute, dans son analyse économique de
l'exploitation, prisonnier de l'idéologie patriarcale des patrons de
son temps. Il délivre, comme l'écrit Christine Delphy, un
« certificat d'oppression » à un seul groupe social
appelé à se révolter de façon légitime.
Reprenons
le cheminement de cette idée d'appropriation gratuite d'une partie
du travail, fondement de la thèse de l'exploitation de l'homme par
l'homme.
L'héritage
classique : le travail est une marchandise comme les autres
Les
classiques (Smith et Ricardo) considèrent que le travail est une
marchandise comme les autres qui se vend et s'achète sur un marché.
Dès la première phrase de son chapitre sur les salaires,
Ricardo, par exemple, affirme : "le
travail, ainsi que toutes choses que l'on peut acheter ou vendre et
dont la quantité peut augmenter ou diminuer, a un prix naturel et un
prix courant ».
Cette distinction vient de Smith qui peut être considéré comme le
père de deux idées : 1) le travail seul est à l'origine de la
production ; 2) le capitaliste prélève sans la payer une
partie du produit du travail. Lisons Smith : "Ce
qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail,
c'est le produit de son travail. Dans cet état primitif qui précède
l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux, le produit
entier du travail appartient à l'ouvrier. Il n'a ni propriétaire ni
maître avec qui il doive partager.
[...]
Aussitôt
que la terre devient une propriété privée, le propriétaire
demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut
y faire croître ou y recueillir. Sa rente est la première déduction
que souffre le produit du travail appliqué à la terre. ».
L'exploitation
de l'homme par l'homme n'est pas un état de nature, celui où la
totalité du produit du travail revient au travailleur. Il est propre
à un état de « civilisation » où un autre personnage
est propriétaire des moyens de production. C'est une conséquence
d'un système juridico-politique. Marx va s'attacher à montrer
que tel est précisément le cas dans le capitalisme. Le travailleur
ne reçoit qu'une partie du fruit de son travail. Mais cette
proposition est impossible à démontrer par les seules variables se
manifestant sur le marché. Or, Marx ne veut pas se contenter de dire
que le capitalisme est seulement un système de rapports
juridico-politiques où le marché répartit la production entre les
acteurs selon des rapports de force offre-demande. Il enfoncerait une
porte ouverte.
Dans
l'exemple de Smith, le propriétaire de la forêt prélève
directement un morceau du daim. Le chasseur ne vend pas le daim puis
reverse une redevance au propriétaire. Si tel avait été le cas, et
en suivant J. B. Say, on ne verrait pas d'exploitation. Say dit que
la redevance est le prix du service que rend le propriétaire au
chasseur en le laissant utiliser la forêt. D'un autre côté, les
consommateurs qui achètent le daim au chasseur en paient le prix
d'équilibre entre offre et demande. Le chasseur n'est pas lésé.
De
même, lorsque le capitaliste achète un temps de travail, il en paie
le prix selon l'offre et la demande. Plus tard, il vend les produits
sur d'autres marché. Son profit est la différence entre ces prix et
un autre prix, le salaire qu'il a versé. On ne verrait, dans ce cas,
ni de lien quantitatif direct entre le travail et le profit, ni que
ce profit est du travail non payé. Dans ce cas, le marché ne
mettrait pas en jeu des catégories de l'être (du travail vivant
caché dans les choses), mais seulement des rapports de force entre
offre et demande de marchandises.
Pour
prouver qu'il y a exploitation, capture de travail vivant non payé,
il ne suffit pas de dire que les marchandises vendues sont le produit
du travail. Smith le disait déjà. Ce travail pourrait se résumer à
un doigt qui presse un bouton mettant en branle un gigantesque
complexe de machines. Say disait que ce capital a aussi droit à une
rémunération. Avant eux, Quesnay montrait bien qu'il n'y avait
qu'une seule classe productive (les paysans) et que les propriétaires
s'appropriaient un produit net, surplus restant aux paysans une fois
leur reproduction et celle de leurs outils assurée. Marx va
reprendre cette idée.
Il
lui faut donc montrer que le marché cache une appropriation gratuite
de travail par le capitaliste. Pour ce faire, il faut passer de la
forme monétaire, les prix, à quelque chose qui est étranger à la
monnaie et qui est l'essence même de l'homme : sa vitalité. Il
va la traduire en quantités de travail nécessaire à la production
des marchandises vendues (un temps de vie) puis, pour trouver la
plus-value, en retrancher la quantité de travail nécessaire à la
reproduction des travailleurs et de leurs outils. Dans ce cas, le
capitaliste ne capture pas une différence entre deux grandeurs
monétaires (deux prix) mais bien un temps de vie (deux quantités de
travail). Or, ce qui était évident dans l'économie paysanne de
Quesnay, ne l'est plus dans l'économie industrielle.
Le
profit : une quantité de travail non payé ?
Marx
veut donc prouver que dans le capitalisme d'industrie aussi le profit
est un « produit net » correspondant à du travail non
payé. Le travail cristallisé dans les objets vendus est supérieur
à l'équivalent reçu sous forme de salaire. C'est cette différence
physique entre deux quantités de travail (plus-value), l'une fournie
dans la production, l'autre reçue à travers les biens salaires que
consomme (achète) le salarié, qui fonde l'exploitation de l'homme
par l'homme. Un rapport social naît de cette équation naturaliste,
de cette différence entre deux quantités naturelles traduisant la
vitalité de l'être humain.
Certes,
si le travailleur reçoit moins qu'il ne donne en travail, c'est que
les moyens de production qu'il utilise ne lui appartiennent pas
(l'idée de Quesnay et Smith). Cependant, la propriété privée des
moyens de production aux mains des capitalistes (le droit, l'artifice
juridique) n'est pas fondatrice. Elle suffisait chez Quesnay et Smith
à légitimer la capture. Chez eux, la propriété est un rapport
social indépendant de l'économique, un rapport « politique ».
La capture du profit est « politique ». C'est
l'artifice juridique qui est fondateur. Il n'y a aucune dialectique
substantiviste, naturaliste.
Le
travail [je dirai l'activité] peut-être la source de toute chose.
Mais ce sont des rapports juridiques (la propriété) ou de
commandement (la domination politique ou sociale garantie par une
force armée) qui sont à l'origine de l'appropriation du temps vital
d'une partie de l’humanité par une autre. Or Marx voudra montrer
que ce sont des lois qui transcendent l'organisation sociale humaine
qui fixent les rapports de quantités physiques de travail circulant
sur le marché et déterminent la capture gratuite par le capitaliste
du temps humain vital.
Pour
lui, cette capture de la vitalité humaine ne se fait qu'à travers
le processus de production de valeur d'échange, exclusivement dans
l'agriculture et l'industrie. Lorsque, par exemple, je suis riche et
j'engage du personnel pour faire des travaux domestiques à ma place
et m'en décharger (de cuisine, de secrétariat particulier, etc.),
je capture en réalité la vitalité humaine de x personnes. Au lieu
de « perdre » mon temps vital à faire ma cuisine, je le
consacre à autre chose. C'est comme si, en temps vital, je
disposais du mien plus celui de ces x personnes. Je disposerai du
temps de (1+x) vies. Cette capture de temps vital empêche
d'autres êtres humains de vivre pour eux. Elle est exclue par Marx
du champ de l'exploitation de l'homme par l'homme. Elle ressort de la
redistribution.
Quesnay
et Smith n'invoquent pas de loi économique transcendante qui régit
les échanges. La capture et la distribution du « surplus »
sont codifiées par des rapports sociaux. C'est l'expression des
rapports de forces qui font que le profit est haut ou bas parce que
le prix du travail est haut ou bas. Le marché ne cache rien. Les
prix, tous les prix, sont un bricolage social dépendant du degré
d'hégémonie des acteurs. Dit en termes familiers : les prix
dépendent de la puissance respective des offreurs et des demandeurs.
Et le salaire est un prix.
Adam
Smith dit qu'il faut bien que le travail « rapporte
quelque chose de plus que ce qui est précisément indispensable pour
la subsistance »
de
l'ouvrier (Livre I, Ch. VIII, Salaires). « Mais
dans quelle proportion ? C'est ce que je ne prendrais pas sur
moi de décider. (..) Il y a cependant des circonstances qui sont
quelquefois favorables aux ouvriers et les mettent dans le cas de
hausser beaucoup leurs salaires ».
En cas de rareté des bras, par exemple, « les
ouvriers n'ont pas besoin de se coaliser pour faire hausser leurs
salaires »
(..) et « la
ligue naturelle des maîtres contre l'élévation des salaires »
est rompue. Coalition, ligue, le vocabulaire de Smith ne trompe pas.
Ce n'est pas une loi du marché qui fixe les salaires. La seule loi
qu'on puisse formuler est celle de Quesnay : il faut aux
travailleurs un minimum de subsistances pour se reproduire. Le reste
est rapport de forces.
Ricardo,
qui semble suivre cette voie, dit que le profit est un « résidu »,
ce qui reste dans la caisse. Il n'y a pas de loi transcendante
propre à la production qui expliquerait que le profit est déjà
déterminé dans la quantité de travail effectuée en usine – ce
que dira Marx. Ricardo pense que le profit se « réalise »
sur le marché. On ne sait absolument pas s'il sera grand ou petit.
Le travail en usine ne détermine rien
a
priori.
C'est le marché et les rapports de force entre offreurs et
demandeurs qui feront que ce travail en usine vaudra tant. La société
pourra considérer un travail comme inutile et sans valeur en
n'achetant pas les produits. Bref, le travail est à l'origine de la
valeur mais il ne la détermine pas. Pour Ricardo, le travail
effectué dans la production ne détermine pas le volume du profit à
venir : c'est le salaire versé et le prix de vente des
marchandises qui le font. Grand profit, petit profit, perte, rien
n'est déterminé à l'avance. Tout se joue sur le marché. Les
seules lois qu'on connaisse en concurrence sont que le salaire
doit, au minimum, assurer la reproduction des travailleurs et, qu'en
moyenne, des capitaux égaux retirent des profits égaux.
Pour
faire bouger les prix en leur faveur, les agriculteurs d'aujourd'hui,
par exemple, ont bien compris que l'affaire dépend des rapports de
force et non d'une quelconque détermination scientifique
transcendante des prix. Ils brûlent des sous-préfectures. Pour
relever leurs salaires, les travailleurs mènent aussi des actions de
force. Les capitalistes, eux, se concentrent, visent au monopole ou
demandent l'intervention des troupes.
Surplus
et ressources naturelles
Marx
était admiratif du docteur François Quesnay qui, dans son
Tableau
économique
(1758),
avait forgé la notion de "produit net", différence
quantitative entre ce que produisent en grains les paysans et ce
qu'ils en consomment pour les obtenir (semences, nourriture, bêtes
de somme, contrepartie des outils). Leur travail est à
l'origine de ce "surplus" mais il ne transforme pas un
grain en épi. La nature seule peut le faire. Le produit (l'épi)
contient donc une contrepartie en travail (à reconstituer par ce que
prennent les paysans) et un « don » de la Nature. C'est
ici que Marx s'écarte de Quesnay. Pour Marx, c'est la totalité du
produit qui est le fruit du travail. Chez Quesnay, lorsque le
« surplus » est accaparé par les propriétaires fonciers
et les appareils de domination (État, Églises), on ne peut savoir
ce qui y vient du travail et ce qui vient de la Nature. La seule
chose qu'on peut dire est que, pour obtenir la production, les
paysans ont consommé tant de nourriture, de semences, d'outils, etc.
Il n'y a pas exploitation de l'homme par l'homme. Ce sont les
rapports de propriété et de domination qui modulent la part qui
revient aux paysans, au dessus ou en dessous de ce qu'ils ont
consommé. Cette part doit obligatoirement assurer la reproduction du
travail (le capital variable de Marx) et des outils des travailleurs
(le capital constant de Marx). Le reste ou surplus est le produit net
(la plus-value de Marx).
"Jamais,
écrit Marx,
l'économie
politique n'avait eu une pareille idée de génie".
C'est ce schéma qu'il veut reprendre pour démontrer
mathématiquement que le capitalisme procède de la même façon. Il
élimine la Nature du processus, veut montrer que la totalité du
produit est le fruit du seul travail, de telle sorte que le produit
net, devenant la plus-value, corresponde, non à un « don »
de la Nature, mais à du travail. Dans ce cas, les propriétaires qui
capturent la plus-value s'approprient en réalité un équivalent de
travail vivant. Il y a alors exploitation de l'homme par l'homme.
Or,
il va se heurter à une difficulté inextricable. La démonstration
de Quesnay est, en effet, propre à une économie agricole où on
produit du blé pour manger du blé. Sa transposition mécanique à
une économie industrielle où l'ouvrier produit de l'acier pour
manger du blé n'est pas possible. Elle se heurte à un obstacle de
taille: la monnaie.
Quesnay
procède de manière naturaliste en faisant la différence entre deux
quantités de blé. Le produit net est égal à la quantité récoltée
de blé diminuée de la quantité nécessaire du même blé pour le
produire (semences, nourriture des paysans et des bêtes de somme,
livraison aux artisans qui fabriquent les outils de travail).
L'opération est mathématiquement possible: une différence entre
deux quantités physiques de blé. On n'a pas besoin d'évaluation
monétaire. Le blé joue le rôle d'équivalent général pour
lui-même.
Or,
lorsqu'il s'agit de l'ouvrier d'industrie, on ne peut pas opérer de
soustraction entre la quantité d'acier produite et la quantité de
blé consommée par l'ouvrier. Il faut avoir recours à une
évaluation par une unité de mesure qui soit commune aux deux. C'est
ce que Marx appelle un équivalent général, autrement dit une
monnaie. À son époque, il existait une matière naturelle, l'or,
qui jouait ce rôle. Il suffisait de convertir l'acier et le blé en
or et de faire la différence entre ces deux quantités. On pouvait
alors retrouver le schéma de Quesnay. La plus-value pourrait être
une différence entre deux quantités de la même matière (l'or) :
celle que reçoit le capitaliste pour l'acier, celle qu'il donne à
l'ouvrier pour l'achat de blé.
Mais
cela ne prouve en rien que ce soit le travail de l'ouvrier qui est la
source de cette plus-value. Ce sont les prix de marché de l'acier et
du blé qui en déterminent le volume grand ou petit. Il n'y a pas
d'exploitation mais uniquement des rapports de marché favorables ou
défavorables exprimant des rapports de force entre capitalistes ou
entre capitalistes et ouvriers lorsqu'il s'agit du taux de salaire.
Aucune preuve mathématique naturaliste n'est à chercher pour
prouver une exploitation de l'homme par l'homme. Celle-ci est la
conséquence de rapports sociaux de domination dans la production et
dans les marchés. Mais, dire cela, serait pour Marx, enfoncer,
encore une fois, une porte ouverte. Il veut, à tout prix, et y
consacrera toute sa vie, prouver mathématiquement que l'ouvrier est
seul à l'origine de la valeur de l'acier et qu'il reçoit moins que
ce qu'il ne produit. Le profit est pour lui un équivalent d'une
partie du travail vivant accompli dans la production.
La
conversion de l'acier et du blé en or ne suffit donc pas. Elle ne
traite que de formes qui pourraient manifester la quantité de
travail, le temps vital mais sans prouver que le profit monétaire
(une différence entre deux quantités d'or) soit une contrepartie
d'un temps vital non payé accompli par le travailleur engagé dans
la production des marchandises vendues. Certes, on peut estimer que
toute quantité d'or est le produit d'un travail. Donc que le profit
exprimé en or représente du travail. Mais, en disant cela, comme le
faisait Ricardo, on ne fait que reculer le problème d'un cran. Qui
dit en effet que la quantité d'or considérée exprime du travail
cristallisé dans la matière et non la somme d'une certaine quantité
de travail (comme le labour de Quesnay) et d'un « don »
de la Nature (le minerai comme l'épi de Quesnay) ? Ricardo
n'avait pas trouvé de solution satisfaisante pour définir un
étalon-or lié à une quantité de travail. Le problème est
circulaire. Ou toute production matérielle est conjointement le
fruit d'un travail et de quelque chose qui s’appellerait la Nature
et le profit est alors aussi bien une capture de travail vivant que
de quelque chose que le travail ne produit pas (l'épi, le minerai)
mais fait seulement advenir (un geste suffirait avec l'automatisme).
Dans ce cas, le profit est l'expression d'une prédation capitaliste
de la Nature. De cela, Marx ne veut pas. Il n'y aurait plus de
messianisme prolétarien.
À
la fin du XXème siècle, des réflexions « écosocialistes »
ou « écomarxistes » se sont multipliées mais qui
évitent de poser la question de savoir si le profit vient du travail
ou de la prédation de la Nature. En 1997, un auteur marxiste
américain, James O'Connor, publie un livre où il tente d'occulter
l'assimilation du profit à une prédation de la Nature. Il ramène
ce problème aux "conditions de production" indispensables
au fonctionnement du capitalisme (principalement l'existence de
ressources naturelles auxquelles j'ajouterai le temps vital aussi
comme ressource naturelle). Le capital a besoin de ces ressources
mais les détruit et épuise en même temps. Cette seconde
contradiction du capitalisme entre le capital et la nature vient
s'ajouter à la première entre le capital et le travail. La
reproduction des conditions de production et des ressources
naturelles exige des dépenses environnementales. Celles-ci viendrait
donc en soustraction du « produit net » et provoqueraient
une baisse du taux de profit. Le capitalisme a donc intérêt à
faire financer la reproduction des conditions de production par
l’État et les contribuables. Or, rien de neuf dans ce genre
d'analyse. Le même problème s'est posé pour l'instruction. Elle
est l'un des éléments nécessaires à la reproduction de la force
de travail et est, souvent, payée non par le profit mais par
l'impôt. L’État capitaliste a toujours été là pour
assurer la production et la reproduction des conditions de production
du capitalisme (services publics d’éducation, de santé, de
transport, de conquête de territoires et colonisation, sécurité de
ces conditions, etc.).
Dans
ce cas, l’État joue le rôle de délégataire du capital qui
prélève sur les populations des impôts au lieu de faire financer
par les capitalistes la reproduction des conditions de production.
Suivons
Quesnay. On peut émettre une hypothèse, fondatrice de l'écologisme
contemporain – Sauvons la planète – qui mettrait en opposition
le profit capitaliste industriel et la préservation des ressources
naturelles (le secteur primaire dirions-nous). Le capitalisme serait
un prédateur de la Nature et le profit un gain généré par la
gratuité des ressources naturelles. En faisant payer ces ressources
(taxation), on diminuerait le taux de profit. Le capitalisme irait
alors polluer ou chercher ces ressources ailleurs. Les
délocalisations conséquentes montrent alors que ce n'est pas le
travail qui crée le profit mais bien le droit de polluer. D'où la
question de l’État et de la nature des rapports juridiques et
sociaux qui permettent ou interdisent la pollution et la prédation
de la nature.
Pour
prendre un exemple, l'usine Ford de River Rouge, que crée Henry Ford
dans les années 1920 à Detroit, pompait gratuitement des millions
de m3 d'eau dans la Detroit River, autant que la consommation réunie
des villes de Detroit, Cincinnati et Nouvelle Orléans. Les exemples
spectaculaires sont innombrables qui montrent la dévastation
prédatrice et l'épuisement des ressources naturelles (charbon,
minerais, pétrole, forêts, poissons, air pur, etc.). Le capitalisme
industriel fonctionnerait selon les principes de la comptabilité
nationale: en détruisant une forêt, on augmente le produit national
brut. Il n'y a plus forêt mais on a du bois et des meubles en plus.
Comme le disait Karl Marx: plus la richesse matérielle augmente,
plus la richesse humaine diminue.
La
conclusion serait que la valeur des marchandises produites par
l'industrie se compose de trois éléments: la valeur de marché des
machines, la valeur que paie le capitaliste aux travailleurs, et le
reste (le profit) qui correspond, non pas au travail non payé comme
disait Marx, mais aux ressources naturelles ou primaires non payées
ou payées à bas prix – parmi les ressources gratuites, il
convient d'inclure le travail domestique féminin.
Je
reviendrai plus bas sur la question du travail domestique, rabaissé
au statut de ressource « naturelle » gratuite. Concernant
les ressources naturelles, on pourra ici se référer aux travaux
innombrables sur le "pillage" des matières premières par
les puissances capitalistes et publiés aussi bien du temps de Marx
que depuis lors. Là aussi, ce sont les rapports de force (rapports
d’État à État, colonisation) qui font ces bas prix. Un exemple :
en 2010, les activités africaines de la firme pétrolière Total
dégageaient 46% de son bénéfice brut total pour un
chiffre d’affaires inférieur à celui réalisé en Europe. Le
profit correspondrait à la valeur capturée grâce à la mise en
œuvre de rapports juridiques et sociaux (des travailleurs africains
moins bien payés et des États garantissant cet état de fait). Il
ne correspond pas à une quantité physique de travail. La valeur des
produits industriels serait donc, selon la formule de Quesnay, égale
aux avances en capital augmentée de ce qui sert à entretenir les
travailleurs et d'un reste, le produit net, ou plus-value, provenant
de la prédation de la nature ou de ses fruits. Il n'y a pas, en ce
cas, exploitation de l'homme par l'homme.
Il
n'y aurait qu'une domination de l'homme par l'homme et des formes
d'asservissement découlant de rapports politiques et juridiques. Le
profit n'est pas préalable au marché, caché dans une quantité de
travail accomplie dans la production. Il apparaît dans la sphère
des échanges où des rapports de force déterminent le prix du
capital, le prix du travail et, à travers le prix des marchandises
produites, le volume monétaire représentant la prédation plus ou
moins grande de la Nature. Poussant plus loin, on peut considérer le
temps de travail lui-même comme une ressource naturelle particulière
sujette, selon les rapports de force, à prédation ou à bas prix.
Plus grave encore, en occultant, comme nous le verrons plus loin, le
rôle du travail domestique dans la production et la reproduction de
la force de travail, la théorie de l'exploitation de Marx donne aux
femmes le même statut qu'une ressource naturelle gratuite
n'intervenant pas dans la valeur des produits issus du travail
industriel.
Le
temps de travail, unité monétaire, ou l'industrie malade de la
monnaie
Marx
va reprendre une idée déjà présente chez ses prédécesseurs,
Ricardo notamment. L'or est lui-même une matière que l'on produit
comme on le fait pour l'acier et le blé. Au lieu de chercher un
élément commun aux seuls acier et blé (ils sont mesurés par
l'or), on va chercher un élément commun aux trois. La solution est
évidente: ils sont tous les trois des produits du travail. Le
vrai équivalent général n'est pas l'or – la monnaie courante,
manifeste – mais le travail – la monnaie réelle, mais cachée
dans les produits fabriqués. Le problème change de nature. Faire la
différence entre deux quantités de travail (celle donnée par
l'ouvrier dans l'acier et celle reçue par lui dans ce qu'il
consomme) ne poserait aucun problème. On retrouverait le schéma de
Quesnay. Seulement, un nouveau problème très ardu surgit: comment
manifester ces quantités de travail contenues dans les objets ?
Ricardo,
moins philosophe, avait déjà perçu l'extrême difficulté de
mettre au jour la manifestation des valeurs en quantité de travail.
Si, disait-il, le prix d'une marchandise varie, est-ce sa valeur
propre qui a varié (son coût de production en travail) ou la valeur
(le coût de production en travail) de l'or ? Impossible de le savoir
puisque les quantités de travail nécessaires à la production de
l'une et de l'autre ne sont pas manifestes. Ceci sans soulever le
problème de la diversité des travaux qui ont concouru à leur
production. Samuelson parlera au XXème siècle de travail-gelée,
homogène et qu'on peut étaler, mesurer, comparer ou fractionner
sans problème. Conception reprise au XXème siècle par des
programmes de partis politiques de gauche, français notamment, et
qui visent à lutter contre le chômage en partageant le travail et
en le distribuant comme des chocolats.
Faire
de l'unité de travail un équivalent général n'est pas impossible
en soi. On sait que les pays communistes n'ont jamais pu mettre en
œuvre un tel équivalent général et qu'ils ont continué à
utiliser des monnaies qui manifestent uniquement le prix arbitraire
que donne le pouvoir politique au travail et aux produits. La
confection du plan soviétique partait de principes simples: on
définissait le taux d'accumulation (quantités à investir) puis on
en déduisait ce qui restait à consommer d'où salaires et prix et
on émettait la quantité de monnaie correspondante.
La
première et unique expérience historique connue de mettre en œuvre
un équivalent général-travail fut tentée en Angleterre par Robert
Owen (1771-1858). Il ouvrit des boutiques de travail où l'on pouvait
se procurer des produits évalués en temps de travail contre
des bons attestant qu'on avait effectué tant de travail. Il fonda
d'abord en 1822 une banque d'échange où la monnaie était remplacée
par des bons de travail. Puis, entre 1832 et 1834, il anima
l'expérience d'un « marché national équitable » du
travail, boutiques où l'on échangeait des billets de travail contre
des produits. Malgré un d'estime succès initial, l'expérience
échoua rapidement parce qu'elle se heurtait précisément au
problème de la manifestation des quantités de travail et de
l'équivalence des différents travaux.
Imaginons
une entreprise qui délivre des attestations de travail. Premier
problème: Huit heures de travail du gardien seront-elles comptées
huit heures comme les huit heures de l'ingénieur ? (non pas parce
que l'un est supérieur à l'autre mais parce que le coût social de
formation d'un ingénieur est bien plus grand que celui de la
formation d'un gardien). Comment mesurer en unités homogènes
(heures et minutes) la quantité des travaux hétérogènes accomplis
par des travailleurs de professions hétéroclites qui concourent à
produire pain, huile et carottes échangées dans les boutiques
contre ces bons ? Ici, Marx a inventé la notion d'unités de travail
simple servant à mesurer tous les autres travaux dits complexes.
Deuxième
problème: qui prouvera l'authenticité des attestations ? En termes
philosophiques: qui, pour éviter les "passagers clandestins",
fera manifester indiscutablement la valeur en travail ? L'existence
d'une autorité, d'un appareil légitime, reconnu et autorisé par
tous, est obligatoire. Dans la pratique historique, ce bureau qui
délivre des bons officiellement tamponnés, c'est tout simplement
l’État et ces attestations sont des billets de banque. La valeur
en travail ne peut pas se manifester comme monnaie s'il n'existe pas
une instance (démocratique ou non, peu importe) qui authentifie
cette transformation. L'Union soviétique ne faisait rien d'autre.
Or, dans son modèle, Marx élude la question de l’État.
S'obstinant
à ne pas considérer la part d'arbitraire et de rapports de force
qu'il y a dans les prix, il évacue toute question relative à
l’État comme instrument de la manifestation du travail comme
monnaie. Il n'aboutit qu'à une impasse technique. Rosa Luxembourg,
la première, a montré dans
L'accumulation
du capital
(1913)
que le modèle ne marchait pas. J'ai montré moi-même (Capital,
capitaux et concurrence)
que la formation automatique des prix de marché qu'il essaie
d'établir dans le Livre III (non publié par lui, il est vrai)
aboutissait elle-aussi à une impasse technique et un contre-sens
historique qui ferait que les capitaux aillent s'investir dans les
branches les moins rentables.
Ricardo
avait procédé autrement. Il a cherché toute sa vie l'étalon
"neutre" qui permettrait de mesurer à coup sûr la valeur
en travail relative des marchandises. Son disciple Sraffa a, en 1960,
proposé la solution qui consiste à considérer chaque marchandise
comme une fraction de la richesse globale et, dans ce cas, l'étalon
serait le produit national brut. Chaque marchandise contient une
fraction de la quantité nationale de travail, son prix en
monnaie rapporté au produit national exprimerait ce rapport.
Le
problème, on le voit, réside dans la manifestation monétaire de la
quantité de travail contenue dans les marchandises.
Quesnay
a eu le bonheur de ne pas se soucier de ce problème. Le paysan
produit du blé, en mange une partie et verse le reste en redevances
et impôts. Le système peut fonctionner sans monnaie, le blé se
mesurant par lui-même en gerbes, boisseaux ou quintaux. L'unité de
volume ou de poids est totalement indifférente. Mieux: l'agriculture
ajoute matériellement un plus: un grain en donne dix (la Providence,
disait Quesnay ou la Nature tout en considérant les paysans comme la
seule classe productive – il a inventé le mot).
Avec
l'industrie, l'affaire se corse. Le travail n'ajoute pas de matière,
il ne fait que la transformer (le minerai de fer devient
acier). Quesnay considérait ce type d'activité comme "stérile",
n'apportant que ce qu'elle coûte. Marx reprendra l'idée mais pour
l'infliger au seul capital. Celui-ci circule de manière stérile et
garde une valeur constante. Seul le travail est productif,
doublement: il transforme le fer en acier et il ajoute de la valeur
au produit fini. Comment sait-on, aurait dit Quesnay, qu'il ajoute de
la valeur puisqu'il n'ajoute aucune matière ? Ce qui était clair et
limpide pour l'agriculture devient obscur dans l'industrie.
Quesnay
distingue bien la richesse "réelle" (la matière) de la
richesse qu'il appelle "pécuniaire" (la valeur monétaire
de la matière). La production pour lui est un plus de matière et
non un plus de valeur. Dans le cas de l'acier, on aurait des mines de
fer où le travail mettrait au jour du minerai. Les mineurs
n'ajoutent pas de matière, la nature la donne gratuitement. Ils
n'ajoutent que ce que coûte leur travail (et non ce qu'il vaudrait
selon Marx) et ce que coûte l'usure des outils. La différence entre
la valeur du minerai et ces coûts de production est le « produit
net » de Quesnay. Le reste de la chaîne serait "stérile"
et l'industrie ne ferait que transformer le fer en n'ajoutant, à
chaque fois, que le coût de production. Les capitalistes
s'approprient le minerai, paient les ouvriers, transforment le
minerai et s'approprie et se partagent un « produit net »
offert par la Nature.
À
suivre Quesnay, l'industrie assure seulement la circulation de
matières nouvelles (les minerais, par exemple, ou le blé pour la
boulangerie) et, en les transformant, ne leur ajoute que la valeur
des subsistances consommées par les ouvriers et celle de l'usure des
outils. La conclusion "quesnayienne" qu'on pourrait en
tirer est que le produit net ne surgit que là où apparaît de la
matière nouvelle (agriculture, mines, pêche, etc.). Il circule
ensuite pour être partagé selon les rapports de forces dominant,
comme il se partageait, du temps du blé, entre les propriétaires
fonciers et le roi. Dans l'industrie, il est capturé et
partagé sous forme de profit en fonction des rapports de force entre
agriculteurs et industriels et entre industriels.
Ces
rapports de force apparaissent dans la circulation des matières
premières nouvelles (blé, fer, etc.) et les échanges obligés en
monnaie de ces matières agricoles et minérales contre machines et
engrais industriels à des prix relatifs imposés par l'industrie.
C'est donc le profit industriel qui représente une partie des rentes
primaires et non, comme le dira Marx, ces rentes primaires qui
constituent une partie du profit industriel. J'ai déjà montré
(2001) que c'est historiquement la branche qui réussit à imposer
son propre étalon d'échange dans le système de prix relatif qui
capture la plus grande part du produit net.
Marx
a eu une intuition similaire lorsque, dans son brouillon d'analyse
des prix de production, il envisageait des transferts de valeur d'une
branche industrielle à une autre. Dans ma démonstration, il
s'agissait plutôt de séquences historiques : l'industrie,
d'abord, qui réussit à imposer dans les échanges un étalon
défavorable à l'agriculture puis, à la fin du XXème siècle, la
sphère financière qui, à son tour, impose son étalon et réduit
la part de produit net capturée par l'industrie. Un exemple :
l'agriculture nourrit en France tout le monde et exporte mais
ne produit en valeur monétaire que 2% de la richesse nationale. Son
produit net est, à travers un système de prix défavorable,
transféré et partagé entre les autres branches.
Le
partage du produit net et l'imposition d'un étalon propre sont un
enjeu historique, politique et social majeur. Dire que le profit est
seulement un transfert des secteurs primaires vers l'industrie ou
dire que le profit naît dans l'industrie par le travail qui s'y
exerce, c'est légitimer ou non la bourgeoisie industrielle contre la
féodalité et le prolétariat comme unique sujet.
Du
travail à la force de travail
Une
solution à la Quesnay – considérer le produit net comme un fruit
mixte du travail et de la Nature – ne peut pas satisfaire
Karl Marx. Son objectif n'est pas de démontrer que le capitalisme
est un système d'asservissement historiquement banal. Il n'est pas
non plus d'appeler à une Révolution visant l’État, comme en 1789
– ce que feront pourtant ses disciples bolcheviques en 1917. Il
veut démontrer qu'il y a un nouveau Sujet de l'histoire – la
classe ouvrière – qui est dépossédée d'une partie du fruit de
son travail, que des capitalistes – les propriétaires de fabriques
– s'accaparent sous forme de profit. La question de la légitimité
de cette capture pourrait se résumer à l'existence de la propriété
privée des moyens de production. Dans ce cas, l’État et le droit
seraient seuls en cause. Il suffirait de s'emparer de l’État pour
changer les lois. Marx ne veut pas de ce putschisme.
Pour
que la classe ouvrière soit le sujet unique de l'histoire, il faut
démontrer qu'elle est la seule "exploitée", au sens d'une
exploitation agricole, qu'elle produit plus qu'elle ne reçoit,
qu'elle est à l'origine par son travail de tout le produit net et,
de ce fait, entretient toute la société, capitalistes, État,
Églises, artistes etc. et autres asservis compris. Il ne s'agit donc
pas de théoriser une révolution "populaire". Il n'y a
qu'une partie du peuple qui, au regard de l'Histoire, doit
réconcilier l'homme avec lui-même, éradiquer l'exploitation de
l'homme par l'homme et toute forme d'asservissement, fonder une
nouvelle Humanité et s'approprier la nature de façon humaine. Cette
classe tire sa légitimité d'une réalité scientifiquement prouvée:
elle produit par son travail toute la richesse sociale et, par
conséquent, doit être la classe hégémonique – dictature du
prolétariat. La question est bien celle de la preuve que la valeur
de la richesse sociale est bien celle du travail accompli par la
classe ouvrière et que, de ce fait, le salaire reçu n'est qu'une
partie de ce travail et que celui-ci n'est pas payé à sa valeur.
Or, le marché cache tout et cette vérité ne se manifeste nulle
part.
La
monnaie est là, c'est à dire les rapports politiques et juridiques,
qui empêche Marx de conclure sa physique de la production. Il tente
alors un détour par le marché et invente la notion de force de
travail. Ce qu'achète le capitaliste contre salaire, ce n'est pas le
travail de l'ouvrier – dans ce cas, il n'y aurait pas de travail
non payé, et pas d'exploitation. Le capitaliste achète seulement la
force de travail. On revient à la nature. Cette force de travail,
dont le prix monétaire (le salaire) se manifeste directement sur le
marché, est étrangère au travail tel que conçu par Marx, "le
travail, dans son absolu achevé",
c'est-à-dire son "abstraction",
son "principe"
(Troisième manuscrit de 1844), celui qui, comme la gelée, est
homogène, social, addition et fusion abstraite de tous les travaux
particuliers dans un travail social. La force de travail, elle, est
particulière et comme toute marchandise particulière se vend et
s'achète sur un marché. Le travail, lui, ne le peut pas. Il n'a
aucune particularité car il est immédiatement social.
En
avançant cela, Marx ne voit pas, ou ne veut pas voir, que la force
de travail est elle-même un produit du travail domestique. Certes,
elle se reproduit grâce à la consommation des biens salaires
qu'elle fait apparaître, mais elle est surtout le résultat d'un
travail domestique, accompli par les femmes en particulier. Et
ce travail n'est pas payé. Le travailleur vend sa force de travail
contre un seul salaire qui, dans le cadre d'un mariage bourgeois tel
que défini par Marx, lui permet de subsister, lui, sa femme et ses
enfants (futurs travailleurs). Grâce à l'institution
politico-juridique du mariage, la femme travaille gratuitement. On
pourrait dire qu'à travers la force de travail, le capitaliste
capture cette ressource "naturelle" que sont les femmes. La
valeur du travail domestique serait également, dans ce cas, une
rente, source du profit capitaliste.
La
force de travail est une sorte d'énergie particulière et les
différentes forces de travail sont différemment payées et chacune
a son prix particulier. Seul le taux d'exploitation est uniforme
(rapport de la plus-value au capital variable avancé aux
travailleurs) dans une configuration capitaliste particulière
(une nation, par exemple). La force de travail ne peut être cet
achevé absolu social et abstrait qu'est le travail. Si, au
contraire, elle est elle-même le produit du travail domestique, elle
devient alors du travail cristallisé dans un homme. Comme le travail
d'usine qui se cristallise dans de l'acier. Elle n'est plus étrangère
au travail. Dans ce cas, comme dans le cas général, la valeur de ce
travail ne peut pas se manifester sur le marché. Comme tout prix de
marché, le salaire ne peut manifester la valeur du travail
domestique producteur de force de travail. Le problème est
insoluble. D'un autre côté, les ouvriers ne feraient que transférer
ce travail de la sphère domestique à la sphère d'usine.
Le
prix de la force de travail (salaire) ne manifeste pas le travail
domestique. Celui-ci reste inconnu. Pour trouver le profit, il suffit
de soustraire le salaire (les charges de personnel) et les
amortissements du prix des biens vendus. C'est enfoncer une porte
ouverte et cela ne prouve pas que le profit est un équivalent d'un
travail non payé. Il faudrait encore démontrer que la plus-value,
différence entre le travail contenu dans les objets et le travail
payé, se manifeste monétairement sous forme de profit. Or, même
l'introduction de la notion naturaliste de force de travail ne résout
pas ce problème, même si elle permet à Marx de quitter la physique
de la production et de n'utiliser que les variables manifestes de
marché. L'origine du profit peut aussi bien se trouver dans
les ressources naturelles gratuites ou mal payées que dans le
travail domestique non payé. Bref, dans des rentes permises par les
systèmes politico-juridiques de domination.
La
force de travail, une marchandise comme les autres
Pour
prouver l'exploitation, Marx ne peut pas, comme Smith ou Ricardo,
considérer le travail comme une marchandise. Sinon, on dirait que le
profit est la différence entre le prix des objets vendus et le prix
du travail acheté pour les fabriquer. Le profit serait ce qui reste
en caisse en fonction des rapports de force du marché. Il n'y aurait
pas exploitation mais seulement asservissement. Ceci donnerait aux
travailleurs le même statut social et historique que les autres
couches sociales asservies et dominées. La Révolution serait
populaire et se ferait contre l’État. De cette révolution
populaire, Marx n'en veut pas. Il y a, dans le capitalisme, ce Sujet
unique qu'est le prolétariat, Messie vivant et souffrant, appelé à
libérer toute l'Humanité. Il faut donc prouver qu'en vendant les
objets produits le capitaliste encaisse la valeur d'un travail
supérieur à celui qu'il a acheté au travailleur. Le capitaliste ne
se contente pas d'encaisser une différence monétaire, il capture de
la vitalité humaine. Ce n'est pas seulement un système despotique,
il est ontologiquement inhumain. Le capitaliste n'est pas un filou
mais un exploiteur : il ne vole personne et verse au travailleur
la vraie valeur de quelque chose qui n'est pas le travail et que Marx
appelle la force de travail, une marchandise manifeste qui se vend et
s'achète sur le marché.
À
première vue, rien n'oblige à considérer le travail comme une
marchandise. Bien des sociétés contemporaines nous montrent que le
travail (ou la force de travail) sont, non des marchandises, mais des
activités salariées qui n'ont pas un prix mais un salaire. Le
salaire est versé en fonction de la place de l'individu dans
l'organisation socio-politique de la distribution des revenus.
C'est la société bourgeoise européenne qui a universellement
considéré l'activité humaine comme marchandise et lui a donné un
prix.
Considérer
la force de travail comme une marchandise, permet d'en fixer la
valeur d'échange. « Nous
entendons par là,
écrit Marx,
les
quantités proportionnelles suivant lesquelles elle s'échange contre
toutes les autres marchandises ».
Ceci permet d'évaluer le prix de la force de travail relativement au
prix des autres marchandises et, plus particulièrement, d'en faire
une somme de prix, ceux des marchandises consommées par l'ouvrier.
L'idée est ancienne.
Adam
Smith y ajoutait, comme on l'a vu, un plus arbitraire, dépendant des
rapports de force. Il disait qu' « il
faut nécessairement que le travail du mari et de la femme puisse
leur rapporter quelque chose de plus que ce qui est précisément
indispensable pour leur propre subsistance".
Mais comment déterminer ce "plus" ? À part les enfants,
l'éducation, les loisirs, etc ... , dans quelle proportion sera ce
"plus" ? « C'est
ce que je ne prendrai pas sur moi de décider",
concluait-il.
Ricardo
va, lui, décider et Marx le suivre. "Le
prix nature1 est celui qui fournit aux ouvriers, en général, les
moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement
ni diminution ».
Et Marx: "La
valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des
moyens de subsistance nécessaires pour produire, développer,
entretenir et perpétuer la force de travail".
Le
prix du travail (Ricardo) ou de la force de travail (Marx) sera
déterminé par le prix des subsistances.
On
découvre ici une curiosité logique tout à fait remarquable:
a)
La valeur des choses est déterminée par la quantité directe de
travail humain nécessaire à leur production.
b)
La valeur de la force de travail est la seule valeur déterminée non
pas par du travail direct, mais par une quantité de choses (les
subsistances).
C'est
étrange pour un marxiste : la force de travail n'est pas
produite directement par du travail humain mais par un ensemble de
choses. Il est tout à fait extraordinaire qu'un penseur de la
puissance de Marx ait pu poser une équivalence entre l'énergie
vitale de l'être humain et un ensemble de choses matérielles sans
se poser la question de savoir comment les subsistances se
transforment en force de travail.
En
second lieu, il admet que la valeur des subsistances ne peut être
connue qu'après qu'elles soient produites et mises en vente. Après
donc l'exécution d'un travail et produites avec un usage de force de
travail qu'on a déjà payée. Le prix de la force de travail est
donc connu avant la production (c'est même une avance en capital
variable). Pour trouver le prix de la force de travail, on additionne
les prix des subsistances et le prix de ces subsistances ne peut être
connu que si le salaire l'est au préalable. On essaie par conséquent
de connaître un prix déjà connu.
Dire
que la valeur de la force de travail n'est pas déterminée par
la quantité directe de travail nécessaire à sa production (dans la
sphère domestique) mais par la quantité de subsistances produites
par l'ouvrier lui-même et qu'il achète, c'est la définir comme une
quantité égale à la quantité qu'elle peut commander, égale à la
quantité de subsistances qu'elle peut acheter. C'est un retour pur
et simple à la valeur commandée de Smith.
Conclusion :
la valeur d'une marchandise (la force de travail) est déterminée
par celle d'autres marchandises (les subsistances) et non par la
quantité de travail direct nécessaire à sa production.
L'ordre
d'apparition des grandeurs est le suivant:
1)
Prix de la force de travail (marché du travail) [embauche].
2)
Production de subsistances (effectivité du travail et
cristallisation d'une quantité de travail dans les subsistances).
3)
Mise des subsistances sur le marché et apparition du prix des
subsistances (qui ne peuvent être demandées que si les ouvriers
disposent déjà d'un salaire déjà connu).
4)
Prix de la force de travail comme somme des prix des subsistances.
(Fermeture du cercle).
D'où
les questions:
a)
Ou bien le prix de la force de travail est connu avant celui des
subsistances – ce qui est d'ailleurs indispensable pour
pouvoir constituer une demande et un prix de ces subsistances – et
alors le problème est résolu avant d'être posé.
b)
Ou bien le prix de la force de travail dépend du prix des
subsistances et il est inconnu avant la formation du prix des
subsistances et on se demande comment:
– sur
quelle base l'embauche a-t-elle été effectuée (embauche préalable
à toute production et qui exige un contrat de paiement) ?
–
comment
se forme le prix de ces mêmes subsistances si le salaire est encore
inconnu et si aucune demande ne se manifeste, les salaires n'étant
encore ni connus ni versés.
Marx
détermine ainsi la valeur de la force de travail par la quantité de
marchandises qu'elle peut obtenir et produites par cette même force
de travail. C'est la seule marchandise à s'auto-produire.
Dans
ce cas, elle n'obéit pas à la "loi générale" qu'il se
fixe lui-même. Sa valeur n'est pas en "raison
directe"
du temps de travail employé dans sa production, mais, indirectement,
en raison de la quantité de travail incorporée dans la quantité de
subsistances qu'elle produit et que le salaire peut acheter.
Ce
n'est pas une quantité de travail incorporée par un producteur (qui
?) lors d'un procès de production (lequel ?) de la force de travail.
Elle
enfreint toutes les lois générales de la production de
marchandises:
1)
Sa valeur en travail est inconnue lors de son usage.
2)
Sa valeur en travail est déterminée après usage, lors de la mise
des subsistances sur le marché.
3)
Sa valeur est déterminée par son propre produit.
4)
Elle est produite par des choses et non directement par du travail
humain.
5)
Elle n'a pas de producteur direct. Elle se produit indirectement par
elle-même.
6)
Il n'y a pas de procès de production de cette marchandise.
7)
Elle n'a pas de valeur en un travail étranger à elle.
8)
Elle a seulement un prix de marché.
9)
Fondamentalement, toutes les marchandises sont produites par une
entité étrangère à elles-mêmes: le travail vivant. Or, quel est
le travail vivant, étranger à la force de travail, et qui en assure
la production ? Le travail domestique en premier lieu et tous
les travaux assurant la production et la reproduction de cette
marchandise (santé, éducation, etc .).
Définir
le prix de la force de travail par le marché des subsistances, c'est
exclure du champ de l'analyse le travail domestique (et les autres
travaux) producteurs de force de travail. C'est conforter la
1égitimation bourgeoise de la gratuité de ce travail domestique.
En
outre, pour maintenir la nature de "capital" de l'avance en
salaires, connus au préalable de toute production, il faut rendre le
salaire indépendant du marché des biens que le travail va produire.
Si son montant
a
priori
n'est
pas déterminée par des prix connus
a
posteriori,
le salaire sera le résultat de la "lutte de classes". On
revient à Quesnay et Smith. Il n'y a pas exploitation au sens
comptable mais asservissement de la classe ouvrière. Dans ce cas, la
répartition des revenus est indépendante de lois transcendantes du
capital qui régiraient la production. Les rapports de répartition
sont des rapports de force et l'antagonisme direct dans la production
n'est pas un mode d'exploitation mais un mode social d'asservissement
d'une catégorie humaine par une autre. Tout dépend de l'action
concrète d'hommes subjectifs concrets dans le champ de la "lutte
de classes" et de la répartition dans le cadre d'un ordre
social donné.
La
valeur de l'unité de travail se détermine de façon particulière,
par le biais d'une dynamique sociale, irréductible à une loi
générale de détermination du prix des autres marchandises.
Travail
domestique, salaire et plus-value
La
force de travail ne fait pas l'objet d'un processus de production qui
met en œuvre un travail vivant étranger à elle. Le sucre est
produit par du travail étranger au sucre. La force de travail
est produite par elle-même, par le biais des subsistances qu'elle
produit. Elle évite les séquences du "saut périlleux" de
la transformation de la valeur en prix de production puis en prix de
marché. Son prix est immédiat : c'est celui des subsistances.
C'est
une marchandise qui s'auto-offre et s'auto-évalue toute seule sur le
marché. Imaginons le sucre s'offrir à la vente et non pas être
offert. Dans le cas de la force de travail, l'offreur de la
marchandise est la marchandise elle-même.
Le
sucre est produit, est offert et vendu.
La
force de travail s'auto-produit, s'offre toute seule et se vend
elle-même.
Cette
spécificité de la force de travail ne prévient pas de sa nature
(la vitalité qui est étrangère à la marchandise). Elle traduit la
négation du travail domestique féminin, authentique
producteur de force de travail.
Les
producteurs de force de travail (les personnes assurant les travaux
de maternité, nourriture, éducation, santé, etc.), c'est-à-dire
ceux qui assurent la reproduction biologique et sociale, constituent
un vrai secteur de production.
De
celui-ci naît une offre de main d’œuvre qui se présente sur le
marché.
Or,
Marx occulte délibérément la question de la production de force de
travail, de l'existence d'un secteur producteur de main d’œuvre où
s'activent principalement des femmes – le travail domestique et
certains services.
Si
on suivait son propre raisonnement, on dirait que le salaire (prix de
marché) n'est que l'expression phénoménale d'une valeur en
travail direct, encore à "dévoiler" par le dévoilement
des conditions de production de la marchandise-force de travail. Ceci
conduirait à s'interroger sur la nature du travail domestique.
Dévoiler
les conditions
directes
de
production de la force de travail, c'est banaliser cette marchandise.
Les producteurs de cette marchandise, les femmes principalement ,
ne perçoivent donc pas sa valeur entière, mais seulement une
partie, celle qui leur permet de se reproduire. Le reste est du
surtravail non payé, inclus dans la valeur finale de la
marchandise-force de travail.
On
peut même retourner le raisonnement de Marx contre lui. Si la valeur
produite par les ouvriers ne fait, par la suite, que circuler, alors
une fois sortie du procès de production domestique, la valeur de la
force de travail ne fait aussi que
circuler.
L'analyse du salaire se banaliserait dans le cadre d'un échange
entre les producteurs domestiques qui offrent sur le marché une
force de travail qu'ils ont produite et qui reçoivent en
contrepartie d'autres marchandises, la part des subsistances qui leur
revient. Seulement ces producteurs ne perçoivent pas le salaire,
prix de leur marchandise. C'est le travailleur produit qui le reçoit
en leur lieu de place et leur reverse une partie en nature
(subsistances) ou sous forme de cotisations (sécurité sociale,
etc.). Les salariés n'achètent pas la marchandise qu'ils offrent
sur le marché du travail. Ils ne paient pas entièrement le travail
domestique producteur et ne lui donnent en retour que ce qui est
nécessaire à sa reproduction.
Mieux,
si la force de travail est une marchandise banale, son commerce ne
peut être créateur de valeur. Ce serait seulement sa production qui
en serait créatrice.
Il
y aurait donc pour le travail domestique, comme pour tout travail
productif dont le produit se vend sur un marché, une certaine
quantité de non payé : la différence entre ce que produit le
travail domestique et ce qui est nécessaire pour le reproduire , un
surtravail qui circulerait et apparaîtrait comme plus-value au bout
de la circulation. On pourrait aller plus loin encore. Faire comme
Marx et, pour dévoiler la nature réelle de la plus-value, quitter
le lieu de sa réalisation pour pénétrer dans le lieu de sa
production. Le marché du travail apparaît alors seulement comme un
lieu qui assure la circulation d'une marchandise (la force de
travail) produite ailleurs et cette circulation ne peut être féconde
de plus-value. En clair, une telle remise en cause contraindrait à
déplacer l'origine de la plus-value vers la sphère domestique et
naturelle.
On
peut appliquer au travail domestique producteur direct de force de
travail le schéma général de production de la valeur.
- Ce travail met deux protagonistes en antagonisme, le producteur de force de travail (la femme) et le bénéficiaire direct (le travailleur qui va vendre sa force de travail sur le marché). De même que le capitaliste perçoit à la place des producteurs de marchandises le prix de vente de ces marchandises, le salarié produit par le procès de production domestique perçoit à la place des producteurs domestiques le prix de vente de leur marchandise (le salaire). Par la famille de type bourgeois, le capitalisme institue donc entre les sexes, une dialectique d'asservissement et d'authentique exploitation (au sens comptable).
- La légitimité du prolétariat d'entreprise comme seul producteur de valeur et donc Sujet unique de l'Histoire future disparaît. Le travailleur, fruit lui-même d'un travail domestique, apparaît comme un médiateur marchand entre les producteurs domestiques et les autres marchandises. Le marché du travail devient alors un lieu de circulation seulement d'une valeur du travail déjà constituée dans la sphère de production domestique.
- Marx, comme on le sait, définit toute valeur produite par la somme :
– des
quantités de travail contenues dans le capital constant (moyens de
production et matières circulantes),
–
celles
représentées par les avances en capital variable (valeur de la
force de travail ou travail nécessaire à la reproduction de cette
force de travail)
– et,
enfin, quantité de travail non payé ou plus-value et qui ne se
manifeste (sous forme de profit) qu'une fois les choses vendues.
En
laissant de côté l'usure des moyens de production et la valeur des
matières circulantes, on peut schématiser l'intervention du travail
domestique féminin comme suit :
En
supposant un taux d'exploitation général de 100% (temps de travail
nécessaire équivalent au temps de travail non payé), le processus
de production en entreprise permet d'obtenir la valeur suivante :
Travail
nécessaire à la reproduction de la force de travail
Valeur
en travail des subsistances
|
Surtravail
ou travail non payé ou encore plus-value
|
Processus
de production en entreprise
|
La
valeur du travail nécessaire étant égale à celle des
subsistances, le travailleur, supposé vivant du temps de Marx, marié
avec femme au foyer, partage ces subsistances avec son épouse et ses
enfants. Celle-ci, par son activité domestique (cuisine, maternage,
blanchissage, etc.) assure ainsi la reproduction de la force de
travail.
Part
de l’homme
dans
les
subsistances
|
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Partage
des subsistances dans la famille
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Part
de la femme dans les
subsistances
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Comme
dans la production de toute marchandise, la femme effectue un travail
nécessaire lui permettant de se reproduire et équivalent à la
quantité de subsistances que lui fournit son mari. Comme toute
marchandise, la force de travail va contenir une quantité de
surtravail équivalente mais qui, comme la plus-value, ne peut se
manifester que sur le marché, lors de la vente de la force de
travail.
Processus
de production de la force de travail par le travail domestique
féminin
|
Part
de la femme dans les
subsistances
ou valeur de la force de travail domestique
|
Surtravail
féminin ou travail domestique non payé par l’obtention de
subsistances
|
|
Or,
le surtravail domestique contenu dans la force de travail ne se
manifeste pas sur le marché alors que la plus-value s’y manifeste
sous forme de profit. Ce qui prouve que le surtravail domestique est
une ressource « naturelle » gratuite
Finalement,
le capitaliste qui recrute le travailleur capture à travers lui un
surtravail domestique gratuit qui vient s'ajouter à la plus-value
obtenue en entreprise. En appliquant le sens donné à ce processus
par Marx, on en conclue que le capitaliste exploite non pas
indirectement mais directement le travail domestique féminin.
Résultat
final et valeur en travail totale de la production
Part
de l’homme
dans
les
subsistances
|
Part
de la femme dans les
subsistances
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Surtravail
domestique ou travail domestique non payé que l’obtention de
subsistances ne couvre pas
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Surtravail
ou travail non payé ou encore plus-value dans la production en
entreprise
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Valeur
en travail des subsistances
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Total
du travail non payé capturé par le capitaliste
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Évidemment,
dans la pratique historique et sociale, le travailleur, avec son
salaire, n'entretient pas seulement sa femme et ses enfants. Il a,
avec le temps, pris des assurances pour se faire soigner et, avec les
augmentations de salaire et la réduction de la durée du travail,
pris des loisirs. Il paie aussi des impôts dont une partie sert à
entretenir un service d'instruction publique dont il bénéficie,
lui, sa femme et ses enfants, et d'autres services publics.
Révolution
prolétarienne ou révolution populaire ?
On
peut donc considérer que, dans une logique marxiste, la force de
travail reçoit un salaire brut amputé de cotisations et d'impôts
qui servent à la reproduire et à financer les soins de santé,
l'instruction publique, etc. D'un autre côté, le salarié n'utilise
pas son salaire pour subsister seulement (se nourrir, se vêtir et se
loger) mais aussi pour se divertir, par exemple. Il peut aussi avoir
recours pour subsister à des services d'hôtellerie et de
restauration. Toutes ces activités concourent par conséquent à la
reproduction de la force de travail.
De
ce fait, les travaux effectués dans la sphère domestique mais aussi
dans les services de santé, d'instruction, de restauration ou de
divertissement ne sont pas improductifs. Certes, ils ne produisent
pas de valeur d'échange matérielle mais ils concourent tous à la
production et reproduction de cette marchandise spéciale qu'est la
force de travail. Ils sont donc productifs de valeur puisque cette
marchandise a une valeur en échange sur le marché.
L'impasse
qu'opère Marx sur le processus de production de la force de travail
lui permet par conséquent d'éliminer toutes ces activités de la
catégorie des travaux productifs de valeur. Pour lui, ils ne sont
source ni de valeur ni de plus-value. Ce sont pour lui des travaux
improductifs rémunérés par des opérations de redistribution et au
premier rang desquels se trouve le travail domestique féminin.
Le
processus d'exploitation de l'homme par l'homme ne les concerne pas.
C'est ici que réapparaît la catégorie de la classe « stérile »
inventée par Quesnay. Les sommes que reçoivent la famille et les
autres secteurs de production de la force de travail ne font que
transformer des produits provenant de la fabrication productive.
Cuire un aliment, prendre le pouls, apprendre à lire, faire rire,
etc. ont le même statut que les activités des artisans de Quesnay.
Chez celui-ci, seuls les paysans, à l'origine de l'apparition de
matière nouvelle (l'épi), sont producteurs. Les artisans ne font
que transformer une matière apparue ailleurs. Ils sont stériles.
Chez Marx, seuls les ouvriers sont productifs et s'auto-produisent en
produisant des subsistances. Les autres actifs sont, par conséquent,
stériles. Par leur activité, ils ne font que faire circuler sans
ajout la valeur nouvelle créée par le travail des ouvriers.
Si
l'on considère, au contraire, que les travaux humains qui produisent
la force de travail sont productifs, alors ils sont soumis à la loi
générale du travail dans le capitalisme. Étant des activités
médiatisées par des mécanismes de marché, leur valeur ne se
manifeste pas par les prix. Sur le marché, le surtravail qu'ils
effectuent reste caché et vient s'ajouter à la plus-value globale.
Dans ce cas, les capitalistes capturent directement ce surtravail et
s'en partagent la valeur. Le processus pourrait s'apparenter aux
transferts de valeur imaginés par Marx dans le
Livre
III
et
relatif à la formation des prix de production. Les travailleurs qui
exercent les activités productrices de force de travail, et en
premier lieu les femmes au foyer, seraient, dans ce cas, dans un
antagonisme direct avec le capital et tout autant exploités, au sens
comptable, que les travailleurs s'activant sur la matière.
Dans
ce cas, ils deviennent sujets de l'Histoire comme le prolétariat
industriel. Qui de ce fait perd son monopole révolutionnaire. La
Révolution à venir serait donc l’œuvre d'un ensemble de
catégories sociales incluant le prolétariat et tous ceux qui
concourent à la production de la force de travail. Ce sera une
Révolution non pas prolétarienne mais populaire.
La
théorie classique et marxiste du salaire montre bien le procédé de
légitimation du salaire et de la position sociale des travailleurs
(ils produisent tout: les marchandises et eux-mêmes) par exclusion
du travail producteur de force de travail.
Le
champ domestique est extérieur à l'analyse. La fertilité féminine
est, à l'instar de la fertilité de la terre ou de la valeur du
travail intellectuel (médecine, etc. ) ou de service, extérieure à
l'explication de l'origine de la richesse.
Le
champ de la production de richesses est réservé à l'un des deux
éléments fondamentaux du système: les capitalistes et les
ouvriers. Le reste est stérile. La nature comme la femme sont des
données gratuites du système.
Septembre
1988
(version
électronique corrigée en avril 2014)