Euro, monnaie commune et marché commun
par Ahmed Henni
professeur d'économie
Face aux problèmes que rencontre l'économie française
(déficits publics et dette, déficit extérieur et chômage), une
proposition est avancée aussi bien par des courants de pensée qui
s'auto-situent à « gauche » (Mouvement républicain
et citoyen, par exemple) qu'à droite (Debout la République,
Front national) : sortir de l'euro monnaie unique et
instituer un euro monnaie commune. Ceci permettrait à la France
d'avoir une monnaie nationale propre, dévaluable à volonté, mais
liée à une monnaie commune européenne qui, elle, servirait aux
règlements extérieurs hors de la zone douanière de l'Union.
1. Adhésion au marché unique et engagements
monétaires
Avant d'aborder cette question monétaire, je
souhaiterai rappeler, qu'outre son appartenance à la zone euro, la
France est d'abord signataire du Traité de Maastricht, instituant
l'Union économique et monétaire. Celui-ci prévoit un lien
obligatoire entre appartenance au marché unique et respect de
certaines règles monétaires. Bref, on ne peut bénéficier des
avantages d'un marché unique européen sans quelques contraintes
monétaires. Les pays qui, dans l'Union européenne, ont gardé leur
indépendance monétaire (Royaume Uni, par exemple ou Pologne) ont,
en signant les traités d'adhésion qui leur permettent de s'associer
au marché unique, accepté de se conformer aux règles suivantes qui
écornent leur pouvoir monétaire.
Critères de convergence
du Traité de Maastricht
Quatre critères sont
définis dans l'article 121 du traité instituant la Communauté
européenne.
Ils imposent la maîtrise de
l'inflation, de la dette publique et du déficit public, la stabilité
du taux de change (pas de dévaluation de la monnaie nationale sans
accord des partenaires) et la convergence des taux d'intérêt.
Ce dernier point n'est pas
le moins important. Il empêche un pays de fixer à sa guise des taux
d''intérêt qui attireraient chez lui les capitaux étrangers et lui
éviteraient de dévaluer sa monnaie en cas de difficultés.
Ceux qui espèrent, par un stratagème, ici l'idée de
« monnaie commune », pouvoir dévaluer à leur guise et
échapper aux critères de convergence ou bien trompent les gens ou
bien sont tout simplement ignorants ou encore pensent que la
signature et ratification d'un traité international n'ont aucune
valeur.
Croire que par une liberté monétaire retrouvée, on
pourra dévaluer sa monnaie nationale et exporter davantage vers la
zone euro et le territoire de l'Union économique européenne est
tout à fait trompeur ou illusoire. L'appartenance à l'Union
économique (le marché unique) exige une stabilité du taux de
change et une convergence des taux d'intérêt. C'est ce que tentait
d'opérer un mécanisme comme le système monétaire européen
d'avant l'euro.
Comment fonctionnerait, en effet, cette monnaie
« commune » ? Si un franc égale un euro commun qui
égale un dollar et, puis qu'après dévaluation cet euro vaut deux
francs, la marchandise produite en France à un franc ne vaudrait
plus qu'un demi-euro puis un demi-dollar. Les coûts français en
euro et en dollar diminueraient, ce qui favoriserait les
exportations françaises vers la zone euro – leur première
destination aujourd'hui (60%) – et vers la zone dollar. Les
importations françaises provenant de s zones euro et dollar
baisseraient en France et, dit-on, le chômage également. Les
autres pays qui auraient gardé l'euro ne manqueraient pas de
considérer cela comme une violation des traités de l'Union et comme
une agression. Bien que pouvant bénéficier d'une fuite de capitaux
français, ils demanderaient à renégocier avec le « dévaluateur »
la libre circulation des marchandises. Sortir des règles monétaires
générales de l'Union, c'est compromettre à terme le destin du
marché commun qui fait le ciment européen. C'est le dilemme des
autorités britanniques : retrouver une indépendance monétaire
et budgétaire et quitter l'Union économique ou y rester et se
conformer aux critères de convergence. Les partisans d'une monnaie
nationale souverainement dévaluable omettent de mentionner cette
contradiction. Il convient de le dire fermement et clairement :
la recherche du plein emploi par dévaluations successives est une
politique interdite aux pays signataires des traités de l'Union. Ou
ils veulent bénéficier des avantages du marché européen et
respectent les critères de convergence, ou ils sortent.
Le gouvernement conservateur du Royaume-Uni, qui a gardé
son indépendance monétaire mais doit respecter les critères de
convergence, voudrait s'en affranchir et, depuis 2010, menace de
sortir de l'Union. D'autres pays (Irlande, Grèce, Chypre, Hongrie),
tenant aux avantages du marché unique et des subventions, se
gardent bien de remettre en cause les critères de convergence et,
malgré leurs difficultés, se contraignent à ne pas dévaluer sans
l'accord des autres membres.
2. Dévaluation ou taxation
Il existe en effet une politique substitutive à la
dévaluation monétaire. On agit dans ce cas par l'ajustement à la
baisse des taux de salaire et des dépenses publiques et sociales (on
dit, en France, rigueur, austérité, responsabilité). Laissons
momentanément de côté ce problème sur lequel nous reviendrons.
Revenons à la dévaluation. On sait qu'elle a aussi des conséquences
économiques et sociales (baisse du pouvoir d'achat des salariés,
hausse des coûts de l'énergie et des matières et semi-produits
importés, etc.). En France, après 17 dévaluations du franc entre
1928 et 1999, les autorités ont abandonné ce type de stratégie et
adopté, dès 1986, une autre stratégie, celle de la désinflation
compétitive1
qui vise à baisser les coûts par action sur les salaires et les
charges sociales – celle qui est redéfinie aujourd'hui sous les
vocables de « choc de compétitivité » ou « pacte
de responsabilité ».
Il n'est pas question ici de formuler une appréciation
positive ou négative sur les politiques de dévaluation. Nous dirons
seulement que la dévaluation monétaire est une mesure qui frappe
tout le monde sans exception, alors que les ajustements par les coûts
et la taxation peuvent être ciblés (épargner les pauvres, par
exemple). La question est ici : dévaluation et indépendance
monétaire ou maintien dans le marché commun européen et taxation.
Le choix entre les bénéfices de l'appartenance au
marché commun européen et l'indépendance monétaire s'était déjà,
en 1983, posé avec acuité au gouvernement de Pierre Mauroy lequel a
finalement décidé de rester dans le serpent monétaire mais en
procédant à une cure d'austérité. Au lieu de procéder à une
dévaluation monétaire sans l'accord des partenaires européens, il
a combiné dévaluation négociée par la monnaie et mesures par les
coûts et par la taxation. Aujourd'hui, ne pouvant procéder par la
dévaluation monétaire, les gouvernements procèdent par la
réduction des coûts et la taxation : réduction des charges
sociales, aménagements fiscaux favorables aux entreprises et
défavorables aux ménages, coupes dans les dépenses publiques et
les prestations sociales, stabilisation des coûts salariaux,
réaménagements du droit du travail, etc. L'expérience du Système
monétaire européen, ou serpent monétaire, nous éclaire sur le
problème actuel et les propositions de « monnaie commune ».
3. Système monétaire européen et marché unique
En effet, l'idée d'une monnaie commune n’est pas
nouvelle. Dès les années 1980, le projet de monnaie « unique »
avait suscité l'apparition de variantes semblables à ce qui est
appelé monnaie commune. Celles-ci s'inspiraient de l'architecture du
système monétaire européen (SME) existant à l'époque. Celui-ci
s'articulait sur une monnaie de compte commune (et non de paiement) :
l’ECU (European Currency Unit). Chaque monnaie nationale
avait un rapport fixe à l'Ecu. Mais chaque pays devait se
débrouiller pour gagner des devises à l'export (deutschemarks,
dollars, etc.). Il n'y avait pas de cagnotte commune en devises.
Un pays en difficulté devait recourir à l'aide des
autres. Ceux-ci ne l'aidaient que s'il dévaluait sa monnaie dans une
proportion acceptée par eux, c'est à dire qui ne les pénalise pas
et sauvegarde la libre-circulation dans l'union douanière.
Autrement, toute dévaluation « sauvage » non négociée
entraînerait la résurgence de barrières fiscales entre pays
européens (taux de TVA différencié à l'importation, par exemple).
Pour éviter ces conséquences négatives d'une guerre des monnaies,
on aidait les pays en difficulté à se maintenir dans un « serpent
monétaire » liant les prix des monnaies les unes aux autres.
Cette aide consistait en devises mises à disposition du pays en
difficulté. Sinon, il sortait du serpent. Le choix qu'avait à
opérer Pierre Mauroy se résumait ainsi: sortir du serpent,
dévaluer et risquer, en cas d'échec, d'aller au FMI (dominé par
les Américains), ou bien rester dans le serpent, pouvoir dévaluer
et obtenir l'aide des Européens en contrepartie d'une cure de
« rigueur » (taxation)2.
L'aide est donc conditionnelle. Aux débuts du SME, le
président de la Banque centrale allemande avait, par exemple, obtenu
par lettre de son gouvernement l'assurance que, quels que soient les
engagements souscrits dans le cadre du SME, la Banque pourrait cesser
de défendre une parité (en fournissant des devises au pays en
difficulté) dès lors que la stabilité des prix en Allemagne s'en
trouverait menacée.
Le SME a subi plusieurs crises. La divergence trop
grande des économies européennes a conduit, en septembre 1992 par
exemple, à des modifications négociées de parité (dévaluation de
la peseta espagnole) mais aussi à la sortie de deux monnaies (la
lire italienne et la livre sterling) qu'on ne voulait plus aider à
supporter la pression à la baisse (fuite des capitaux).
En juillet-août 1993, une crise très grave secoue à
nouveau le Système monétaire européen avec une fuite de
capitaux de grande ampleur et visant particulièrement le franc
français. Après de longues et difficiles négociations, et une
aide massive de la Banque centrale allemande à la Banque de France,
les différents pays aboutissent à Bruxelles, le 2 août 1993, à un
compromis monétaire au terme duquel les États membres décident
d'élargir les marges de fluctuation des monnaies, ces marges étant
portées de 2,25 % à 15 % de part et d'autre des cours-pivots. Ainsi
l'aide pouvait ne pas se déclencher tant qu'une monnaie n'avait pas
perdu 15% de sa valeur.
L'idée d'un SME construit sur une entr'aide n'est pas
gratuite. Les promoteurs d'une « monnaie commune »
oublient que les différentes constructions monétaires européennes
ont un but stratégique fondamental : préserver le marché
unique ou, pour le moins, l'union douanière avec libre circulation.
Le SME contraignait les États à maintenir leur monnaie nationale à
un prix accepté par les autres pays afin de préserver l'union
économique. La règle est : on ne peut cumuler les avantages
d'une monnaie nationale totalement indépendante et les avantages de
la libre circulation des marchandises et des capitaux –
la contradiction que vit un Royaume-Uni qui balance entre le maintien
ou la sortie de l'Union. Si la monnaie commune veut
dire cumul d'une indépendance monétaire et des bénéfices du
marché unique, il y a contradiction dans les termes. Les
gouvernements allemands successifs l'ont bien compris qui ont préféré
le maintien dans le marché unique à l'indépendance monétaire. Les
gouvernements français semblent vouloir les deux.
4. L'ECU, une monnaie de compte
Le système monétaire européen avait choisi de définir
la valeur des monnaies nationales par rapport à un référent
commun : l'Ecu. Celui-ci, en réalité celle-ci, n'était pas à
véritablement parler une monnaie commune mais seulement une unité
de compte. Elle ne remplissait aucune des fonctions d'une monnaie.
Rappelons celles-ci. Une monnaie authentique, non mutilée, outre
qu'elle exige une instance d'émission (Banque centrale) permet de
compter et, en outre, assurer des paiements, accumuler des trésors
et des capitaux, financer l'économie. C'est une monnaie de crédit.
C'est aussi un instrument de politique économique (par la fixation
des normes de crédit et des taux de base). Et, enfin, un instrument
de hiérarchisation sociale et de prestige.
Aucune de ces fonctions n'était assurée par l'Ecu.
Les partisans de l'abandon de l'euro comme monnaie
multinationale occultent délibérément ces aspects. Ils ramènent
le problème monétaire au seul aspect de politique économique, en
relation avec la compétitivité extérieure (prix élevé de l'euro
pour les exportateurs vers la zone dollar) et le chômage. Sur ce
plan là, l'Ecu ne jouait aucun rôle. Outre qu'il n'était pas un
instrument de politique économique, il n'intervenait pas dans
l'ajustement des balances en devises. La Banque des règlements
internationaux de Bâle opérait, à l'occasion, des compensations
comptabilisées en Ecus. Pour qu'une monnaie puisse servir de moyen
de paiements extérieurs (acheter et vendre dans la zone dollar), il
convient que les flux sortants et entrants en euros soient balancés
et dénoués par l'organisme émetteur de cette monnaie. Ce qui nous
ramène à l'obligation d'un émetteur de monnaie en dernier ressort,
une Banque centrale commune qui effectue les compensations en euros
(c'est à dire puisse créer des euros pour balancer les
soldes dollars car personne d'autre ne peut le faire).
L'actualité du mois de mai 2014 montre
l'importance de cette règle. Pour avoir effectué des opérations en
dollars sur le pétrole avec des pays sous embargo américain, la
banque française BNP-Paribas a été condamnée par la justice des
États-Unis à verser une amende de 7 milliards de dollars. Cela
peut paraître étonnant que les États-unis puissent sanctionner une
entité étrangère effectuant des opérations hors de leur
territoire. Ils se sont donnés, depuis le Foreign Corrupt
Practices Act (FCPA) de 1977, un droit de regard sur toute
transaction réalisée en dollars, même hors de leur territoire.
L'infraction commise par la BNP ne concerne pas l'embargo mais, outre
un faux en écritures, l'usage de dollars pour le violer. En effet,
la BNP compensait chaque jour à New York les flux en dollars liés à
ces transactions. En 2008, l'entreprise allemande Siemens fut
condamnée pour un motif similaire à verser 800 millions de dollars
d'amende et a été contrainte d'accepter la présence d'un
contrôleur interne choisi par la justice américaine. Clearstream,
société luxembourgeoise de compensations internationales, a versé,
en 2013, 152 millions de dollars aux États-Unis pour le même motif.
Bref, l'émetteur d'une monnaie semble avoir des droits
supra-nationaux. En Europe, la législation EMIR, (European Market
Infrastructure Regulation, 2012), oblige les opérateurs à
compenser certains flux dans des structures agréées et contrôlées.
Et, en dernier ressort, un euro émis à Francfort contraint les
opérateurs bancaires à dénouer in fine leurs balances à la
BCE. Ces exemple montrent qu'un franc lié à l'euro et qui
utiliserait l'euro comme monnaie de transactions internationales
devra se plier aux orientations politiques de la zone euro.
5. L’euro, une monnaie de paiement
L'euro, en effet, n'est pas seulement une unité compte.
Dans les compensations internationales comptées en Ecus, la Banque
des règlements internationaux de Bâle ne créait pas des Ecus. Elle
comptabilisait en Ecus des flux qui se dénouaient par des transferts
en monnaies de paiement, seules à pouvoir solder les dettes :
dollar, deutschemark, etc. L'euro est différent : on peut en
créer et il solde les dettes. Il remplit toutes les fonctions d'une
monnaie authentique. Pour ce faire, il a besoin d'un émetteur unique
(Banque centrale) qui assure les fonctions principales suivantes :
- définir le volume de billets, les faire imprimer et
assurer la liquidité des économies de la zone euro,
- définir, avec ou sans injonction des autorités
politiques, le volume des crédits et les taux d'intérêt,
- recevoir et délivrer les moyens de paiement
extérieurs, dénouer les balances et solder les dettes.
C'est ce dernier point qui doit nous intéresser.
Dans le cadre de l'Ecu, les devises n'étaient pas mises en commun.
Un pays en difficulté dévaluait. Avec l'euro, monnaie
mutinationale, un pays en difficulté de paiements extérieurs ne
peut dévaluer. La monnaie ne lui appartient pas. Cet inconvénient
est compensé par la possibilité qu'il a de puiser dans la cagnotte
commune des devises mises en commun. Ainsi les excédents extérieurs
allemands paient les déficits grecs ou français.
C'était d'ailleurs, plus ou moins, l'intention
inavouée des promoteurs français de l'euro. Le gouvernement
allemand de l'époque était opposé à toute idée de monnaie
unique. Mais entre le marché unique et l'indépendance monétaire,
il a choisi le marché unique. Dans ses souvenirs sur François
Mitterrand3,
Jacques Attali raconte que le président français avait mis entre
les mains du chancelier Helmut Kohl le marché suivant : le
gouvernement français ne s'opposerait pas la réunification
allemande si le gouvernement allemand acceptait le principe d'une
monnaie unique. D'où la signature du traité de Maastricht. La
France, en effet, était historiquement sujette à des fuites de
capitaux qui provoquaient dévaluation sur dévaluation. Une monnaie
unique, liée aux performances allemandes, mettrait fin à cette
dynamique.
L'idée actuelle de monnaie commune joue sur une
ambiguïté : ou bien l'euro est seulement une unité de compte
et il ne servirait à rien en matière de politique économique
nationale ou bien c'est une monnaie de paiement véritable et pour
pouvoir en avoir il faut donner quelque chose. À
l'heure actuelle, les gouvernements français achètent leur
élection en maintenant, grâce à l'euro, une stabilité des prix
qui favorise les épargnants, la rentabilité des capitaux et la
modération salariale. Elle leur permet en outre de maintenir les
prestations sociales à des niveaux tolérables. Avec une monnaie
nationale dévaluée, il faudrait payer plus cher les carburants, le
chauffage et les produits importés des pays exotiques à bas
salaires. Dans ce cas, ou bien les diverses allocations sociales
(revenu minimum, prestations familiales, etc.) exploseraient, et
le déficit public avec, ou bien la pauvreté s'installerait. L'euro
permet de maintenir les prix des importations à des niveaux en
baisse ce qui avantage les budgets sociaux et aussi les entreprises
(achat de matières premières ou de logiciels). Il permet de
financer les déficits extérieurs par la cagnotte commune de moyens
de paiements extérieurs. Il permet de financer les déficits publics
à moindre coût (grâce à la solidité de l'euro, les prêteurs
sont attirés par la garantie d'être remboursés et, même à taux
zéro, leur argent est en sécurité. Ce qui prouve que l'euro est
une vraie monnaie permettant d'accumuler à l'échelle mondiale des
trésors et des capitaux).
Les gouvernements qui devraient gérer une monnaie
nationale, même liée à un référent multinational comme l'Ecu, ne
bénéficieraient plus de ces avantages.
6. Monnaie
commune et nécessité d'une Banque centrale
Monnaie unique, commune ou autre qualificatif,
la monnaie publique exige un pouvoir monétaire qui décide de sa
création et contrôle sa circulation. Dans l'euro actuel, ce pouvoir
est détenu par la BCE (l'Eurosystème de Francfort) et partagé
entre les différentes banques centrales des pays membres de l'euro.
La lettre du Traité de l'Union économique et monétaire ne fait pas
de l'Eurosystème une Banque centrale au sens strict. C'est un
ensemble de Banques centrales, fonctionnant de manière centralisée
et où chacune a une voix. Cet ensemble détient le pouvoir monétaire
dont les gouvernements se sont dessaisi par le Traité. La monnaie,
dans ce cas, perd l'une de ses fonctions. Elle n'est plus,
nationalement, un instrument de politique économique. Elle devient
une variable extérieure à intégrer dans les projections de
politiques économiques nationales.
Les propositions de monnaie commune veulent redonner à
la monnaie la fonction d'instrument de politique économique
nationale en retirant totalement ou partiellement le pouvoir
monétaire à l'Eurosystème. Ainsi chaque gouvernement reprendrait
son pouvoir de création monétaire et financerait comme il le
voudrait son économie ou ses budgets publics. Dans ce cas, ses prix
bougeraient ainsi que ses taux d'intérêt. Ce serait une violation
des critères de convergence attachés au marché unique. Les autres
ne l'accepteraient pas.
Si la France gérait seule la valeur de sa monnaie, qui
resterait convertible en euros, cette valeur dépendrait uniquement
de ses performances de gains propres en euros (balance extérieure
vers la zone euro) ou en dollars, eux-mêmes convertibles en euros.
La valeur de la monnaie nationale ne dépendrait que des performances
de l'économie nationale et celles-ci ne seraient plus les mêmes en
cas de remise en cause du marché unique par les autres pays, ou de
l'attractivité financière du pays devenu paradis fiscal. Pour
éviter les ajustements conséquents à une moindre performance
économique, des pays comme Chypre le sont devenus. Ils attirent les
capitaux et résorbent ainsi leur déficit extérieur. Un franc
séparé pourrait conduire à ce genre de situation, une France
non-compétitive économiquement mais financièrement paradis
touristique et fiscal.
Sans mécanisme d'aide en euros ou en dollars,
l'existence d'un euro unité de compte commune n'aiderait pas un
franc en difficulté. En cas de système prévoyant un mécanisme
d'aide (comme l'Ecu par exemple), les autres pays ne céderaient pas
leurs euros sans contrepartie – pas de dévaluation massive sans
ajustement des variables économiques (budgets publics, taux de
salaire, etc.).
7. Currency board et zone franc
Avant d'avancer dans la discussion de ce problème, il
existe une question préjudicielle, qui touche spécifiquement la
France, et qui ne peut être écartée dans une discussion sérieuse.
La France n'est pas seulement impliquée dans l'Eurosystème. Elle
est au centre d'un deuxième système monétaire qu'elle
contrôle: la zone franc. Toute attitude de la France en matière
monétaire n'influe pas seulement sur son économie propre mais
directement sur celles de 15 autres pays africains (Bénin, Burkina
Faso, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo,
Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Centrafrique, Tchad,
Comores). Un gouvernement responsable et, surtout, une gauche
démocratique ne peuvent négliger cela. En se moquant du destin de
ces pays en cas de changement de la position française, la
proposition d'une monnaie commune européenne est donc, pour le
moins, traitée avec légèreté par les courants de gauche. Cette
légèreté est d'autant plus coupable que le mécanisme de monnaie
commune suggéré n'est ni plus ni moins que celui qui dans la zone
franc lie l'euro au franc CFA. Comprendre le fonctionnement de la
zone franc aiderait à comprendre dans quelle situation néo-coloniale
les promoteurs d'une monnaie nationale avec monnaie commune
voudraient pousser la France. Ce n'est pas une indépendance plus
grande par rapport à l'Allemagne qu'on aurait mais une dégradation
de type néo-colonial. Voyons cela de plus près.
Le mécanisme de la zone franc nous introduit à ce que
pourrait être une monnaie nationale rattachée à un référent
extérieur.
Si par monnaie commune on entend un système de
currency board, plusieurs cas se présentent :
Currency board
Le « currency board », ou
caisse d'émission, est un système particulier de gestion de
l'émission de la monnaie nationale. La valeur de la monnaie locale
est calée sur celle d'une autre monnaie qui sert seule aux
règlements internationaux.
1. Une parité fixe par
rapport à une monnaie étrangère(dollar, euro).
2. Une convertibilité
totale entre la monnaie nationale et la monnaie étrangère de
référence. Il n'y aurait donc pas de contrôle des changes entre le
franc et l'euro.
3. Une couverture à
100% de la base monétaire (liquidité) par les réserves de change
de la Banque centrale (avoirs en moyens de paiement extérieurs, ici
en euros). La monnaie nationale est ainsi totalement couverte par les
avoirs en euros.
Ce système a été mis
en œuvre par les grands empires français et britannique au
dix-neuvième siècle pour leurs colonies. L'Argentine, a, en 1991,
instauré un currency board liant le peso argentin au dollar
US selon une parité fixe (1 dollar égal 1 peso). L'explosion du
système de caisse d'émission argentin en 1998 éclaire sur les
contraintes de ce système.
Premier cas : Une monnaie nationale
indépendante de la monnaie commune mais rattachée à elle par un
taux fixe. Le pays se débrouille pour maintenir seul la valeur de sa
monnaie à ce taux (cas de l'Argentine pour la parité peso-dollar).
S'il n'arrive pas à résorber ses déficits de paiements extérieurs,
on peut, en Europe, l'aider (c'est le SME) non pour sauver sa monnaie
mais pour sauver le marché unique grâce à des taux de change fixés
en commun. On peut ne pas l'aider, mais le marché unique explose.
Aucun pays de l'Union n'accepterait qu'un autre laisse filer sa
monnaie. Dans ce cas, c'est ou bien la guerre des monnaies ou
l'érection de barrières fiscales.
Deuxième cas : La monnaie commune est
réellement une monnaie commune pour les paiements extérieurs. Une
première variante serait une monnaie nationale inconvertible sauf en
euro (cas du franc CFA dans la zone franc). L'émission de monnaie
nationale serait liée aux gains nationaux en euros. Si le pays a des
déficits extérieurs, il ne peut maintenir son émission monétaire
au taux fixé que par une aide extérieure en devises. La zone euro
exigera des ajustements : résorption des déficits budgétaires,
sociaux et extérieurs, réduction des dépenses publiques et des
importations (ce qu'impose la France aux pays membres de la zone
franc).
Imaginons donc un franc inconvertible, sauf en
euros. Le franc sert aux transactions nationales et l'euro aux
transactions extérieures. Qui fixe le taux de change de cet euro
commun face au dollar ? Les pays qui l'utilisent. On revient à
l'Eurosystème. On passerait obligatoirement par un vote allemand
duquel les partisans de la monnaie commune disent vouloir se libérer.
Troisième cas : Le pays se donne le droit
de dévaluer ou de libérer son émission monétaire. Il n'y a plus
de currency board. On sort des traités et de la zone euro. Il
n'y a plus de marché unique.
Dans tous ces cas, on revient aux couples suivants :
a) monnaie nationale convertible en euros à un prix consenti par la
zone euro et, dans ce cas, aide en cas de difficultés assortie de
mesures d'ajustement internes (cure d'austérité) et maintien
dans le marché unique; b) monnaie nationale convertible en euros à
un prix contrôlé par le seul gouvernement national et liberté de
dévaluer et, dans ce cas, acquisition non-conditionnelle d'euros sur
le marché (si l'on peut, sinon c'est la cessation de paiement :
Argentine en 1998) ou attirer les capitaux étrangers en devenant un
paradis fiscal, ne plus bénéficier des avantages du marché unique
et on se demande comment on gagnerait davantage d'euros. Le chômage
qu'on voulait résorber s'aggrave.
Quatrième cas : Imaginons alors un franc
totalement convertible. Le gouvernement contrôle son taux de change
en euros et en dollars. Mais, il ne peut plus y avoir de marché
unique. Les autres pays refuseraient l'association avec un pays
monétairement indépendant et qui voudrait utiliser leurs moyens de
paiement extérieurs pour combler ses déficits ou bénéficier des
avantages du marché unique.
Les mécanismes et institutions mis en place pour la
monnaie unique n'offrent d'opportunité de réintroduire des taux de
change implicites ajustables que par une différenciation de taxation
interne (Grèce). On évite ainsi de revenir à des mécanismes de
change dont le SME a montré l'efficacité toute relative. La fixité
des taux de change explicites est assurée, elle, par la mise en
commun des avoirs monétaires selon des règles spécifiques. Elle
n'exige plus de mesures restrictives en matière de circulation des
capitaux (contrôle des changes).
Conclusion
L'idée de monnaie commune servant de référent et de
moyen de paiements extérieurs ne tient qu'avec l'institution d'un
currency board qui contraindrait l'émission monétaire
nationale et aboutirait, dans le cas de la zone euro, à une
situation de type néo-colonial où la voix des membres de
l'Eurosystème, de l'Allemagne en particulier, resterait
prépondérante. Le choix des gouvernements grecs et irlandais
montrent que, face au dilemme sortie de l'euro ou maintien des
avantages du marché unique, ils ont préféré garder l'euro et le
marché unique, estimant avoir plus de chances de surmonter les
crises en gardant un déficit extérieur tout en bénéficiant des
libres circulations des biens, services et capitaux.
En France, l'effet immédiat d'une sortie de l'euro
serait un renchérissement immédiat des importations, notamment les
hydrocarbures et les biens provenant des pays exotiques à bas
salaires. Ceux qui en souffriraient tout de suite seraient les sept
millions vivant de prestations sociales. Si une dévaluation
permettrait d'« ajuster » les comptes nationaux et
d'améliorer à terme ceux des entreprises non-financières,
simultanément, elle appauvrirait, individuellement, une forte
partie des habitants et, collectivement, tous les services publics.
1Le
socialiste Pierre Bérégovoy, ministre des finances puis Premier
ministre, la justifiait aussi par les ravages des dévaluations
successives sur le pouvoir d'achat des « vieux », la
France devenant un pays où vieux signifiait pauvre. Bien entendu,
ce constat n'excluait pas une tentative d'attirer le vote senior,
devenu hautement stratégique avec l'allongement de la durée de vie
dans les années 1980. Les réticences à une sortie de l'euro
pourraient aussi être liées au désir de ne pas s'aliéner ce vote
senior.
2
La Grèce, aujourd'hui, n'a même pas pu échapper au recours au
FMI. L'expérience a, en effet, montré aux Européens qu'ils
étaient incapables, seuls, de faire appliquer les conditionnalités
de l'aide. Ils se sont eux-mêmes mis sous l'autorité du FMI et des
États-Unis La Grèce ne pouvait plus, dans ce cas, opérer de
manœuvres dilatoires pour appliquer les politiques de taxation
(ajustement des dépenses publiques).
3
C'était François Mitterrand, Fayard 2005
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