dimanche 12 octobre 2014

Euro, monnaie commune et marché commun


Euro, monnaie commune et marché commun

par Ahmed Henni
professeur d'économie

Face aux problèmes que rencontre l'économie française (déficits publics et dette, déficit extérieur et chômage), une proposition est avancée aussi bien par des courants de pensée qui s'auto-situent à « gauche » (Mouvement républicain et citoyen, par exemple) qu'à droite (Debout la République, Front national) : sortir de l'euro monnaie unique et instituer un euro monnaie commune. Ceci permettrait à la France d'avoir une monnaie nationale propre, dévaluable à volonté, mais liée à une monnaie commune européenne qui, elle, servirait aux règlements extérieurs hors de la zone douanière de l'Union.

1. Adhésion au marché unique et engagements monétaires
Avant d'aborder cette question monétaire, je souhaiterai rappeler, qu'outre son appartenance à la zone euro, la France est d'abord signataire du Traité de Maastricht, instituant l'Union économique et monétaire. Celui-ci prévoit un lien obligatoire entre appartenance au marché unique et respect de certaines règles monétaires. Bref, on ne peut bénéficier des avantages d'un marché unique européen sans quelques contraintes monétaires. Les pays qui, dans l'Union européenne, ont gardé leur indépendance monétaire (Royaume Uni, par exemple ou Pologne) ont, en signant les traités d'adhésion qui leur permettent de s'associer au marché unique, accepté de se conformer aux règles suivantes qui écornent leur pouvoir monétaire.

Critères de convergence du Traité de Maastricht
Quatre critères sont définis dans l'article 121 du traité instituant la Communauté européenne.
Ils imposent la maîtrise de l'inflation, de la dette publique et du déficit public, la stabilité du taux de change (pas de dévaluation de la monnaie nationale sans accord des partenaires) et la convergence des taux d'intérêt.
Ce dernier point n'est pas le moins important. Il empêche un pays de fixer à sa guise des taux d''intérêt qui attireraient chez lui les capitaux étrangers et lui éviteraient de dévaluer sa monnaie en cas de difficultés.
Ceux qui espèrent, par un stratagème, ici l'idée de « monnaie commune », pouvoir dévaluer à leur guise et échapper aux critères de convergence ou bien trompent les gens ou bien sont tout simplement ignorants ou encore pensent que la signature et ratification d'un traité international n'ont aucune valeur.
Croire que par une liberté monétaire retrouvée, on pourra dévaluer sa monnaie nationale et exporter davantage vers la zone euro et le territoire de l'Union économique européenne est tout à fait trompeur ou illusoire. L'appartenance à l'Union économique (le marché unique) exige une stabilité du taux de change et une convergence des taux d'intérêt. C'est ce que tentait d'opérer un mécanisme comme le système monétaire européen d'avant l'euro.
Comment fonctionnerait, en effet, cette monnaie « commune » ? Si un franc égale un euro commun qui égale un dollar et, puis qu'après dévaluation cet euro vaut deux francs, la marchandise produite en France à un franc ne vaudrait plus qu'un demi-euro puis un demi-dollar. Les coûts français en euro et en dollar diminueraient, ce qui favoriserait les exportations françaises vers la zone euro – leur première destination aujourd'hui (60%) – et vers la zone dollar. Les importations françaises provenant de s zones euro et dollar baisseraient en France et, dit-on, le chômage également. Les autres pays qui auraient gardé l'euro ne manqueraient pas de considérer cela comme une violation des traités de l'Union et comme une agression. Bien que pouvant bénéficier d'une fuite de capitaux français, ils demanderaient à renégocier avec le « dévaluateur » la libre circulation des marchandises. Sortir des règles monétaires générales de l'Union, c'est compromettre à terme le destin du marché commun qui fait le ciment européen. C'est le dilemme des autorités britanniques : retrouver une indépendance monétaire et budgétaire et quitter l'Union économique ou y rester et se conformer aux critères de convergence. Les partisans d'une monnaie nationale souverainement dévaluable omettent de mentionner cette contradiction. Il convient de le dire fermement et clairement : la recherche du plein emploi par dévaluations successives est une politique interdite aux pays signataires des traités de l'Union. Ou ils veulent bénéficier des avantages du marché européen et respectent les critères de convergence, ou ils sortent.
Le gouvernement conservateur du Royaume-Uni, qui a gardé son indépendance monétaire mais doit respecter les critères de convergence, voudrait s'en affranchir et, depuis 2010, menace de sortir de l'Union. D'autres pays (Irlande, Grèce, Chypre, Hongrie), tenant aux avantages du marché unique et des subventions, se gardent bien de remettre en cause les critères de convergence et, malgré leurs difficultés, se contraignent à ne pas dévaluer sans l'accord des autres membres.

2. Dévaluation ou taxation
Il existe en effet une politique substitutive à la dévaluation monétaire. On agit dans ce cas par l'ajustement à la baisse des taux de salaire et des dépenses publiques et sociales (on dit, en France, rigueur, austérité, responsabilité). Laissons momentanément de côté ce problème sur lequel nous reviendrons. Revenons à la dévaluation. On sait qu'elle a aussi des conséquences économiques et sociales (baisse du pouvoir d'achat des salariés, hausse des coûts de l'énergie et des matières et semi-produits importés, etc.). En France, après 17 dévaluations du franc entre 1928 et 1999, les autorités ont abandonné ce type de stratégie et adopté, dès 1986, une autre stratégie, celle de la désinflation compétitive1 qui vise à baisser les coûts par action sur les salaires et les charges sociales – celle qui est redéfinie aujourd'hui sous les vocables de « choc de compétitivité » ou « pacte de responsabilité ».
Il n'est pas question ici de formuler une appréciation positive ou négative sur les politiques de dévaluation. Nous dirons seulement que la dévaluation monétaire est une mesure qui frappe tout le monde sans exception, alors que les ajustements par les coûts et la taxation peuvent être ciblés (épargner les pauvres, par exemple). La question est ici : dévaluation et indépendance monétaire ou maintien dans le marché commun européen et taxation.
Le choix entre les bénéfices de l'appartenance au marché commun européen et l'indépendance monétaire s'était déjà, en 1983, posé avec acuité au gouvernement de Pierre Mauroy lequel a finalement décidé de rester dans le serpent monétaire mais en procédant à une cure d'austérité. Au lieu de procéder à une dévaluation monétaire sans l'accord des partenaires européens, il a combiné dévaluation négociée par la monnaie et mesures par les coûts et par la taxation. Aujourd'hui, ne pouvant procéder par la dévaluation monétaire, les gouvernements procèdent par la réduction des coûts et la taxation : réduction des charges sociales, aménagements fiscaux favorables aux entreprises et défavorables aux ménages, coupes dans les dépenses publiques et les prestations sociales, stabilisation des coûts salariaux, réaménagements du droit du travail, etc. L'expérience du Système monétaire européen, ou serpent monétaire, nous éclaire sur le problème actuel et les propositions de « monnaie commune ».

3. Système monétaire européen et marché unique
En effet, l'idée d'une monnaie commune n’est pas nouvelle. Dès les années 1980, le projet de monnaie « unique » avait suscité l'apparition de variantes semblables à ce qui est appelé monnaie commune. Celles-ci s'inspiraient de l'architecture du système monétaire européen (SME) existant à l'époque. Celui-ci s'articulait sur une monnaie de compte commune (et non de paiement) : l’ECU (European Currency Unit). Chaque monnaie nationale avait un rapport fixe à l'Ecu. Mais chaque pays devait se débrouiller pour gagner des devises à l'export (deutschemarks, dollars, etc.). Il n'y avait pas de cagnotte commune en devises.
Un pays en difficulté devait recourir à l'aide des autres. Ceux-ci ne l'aidaient que s'il dévaluait sa monnaie dans une proportion acceptée par eux, c'est à dire qui ne les pénalise pas et sauvegarde la libre-circulation dans l'union douanière. Autrement, toute dévaluation « sauvage » non négociée entraînerait la résurgence de barrières fiscales entre pays européens (taux de TVA différencié à l'importation, par exemple). Pour éviter ces conséquences négatives d'une guerre des monnaies, on aidait les pays en difficulté à se maintenir dans un « serpent monétaire » liant les prix des monnaies les unes aux autres. Cette aide consistait en devises mises à disposition du pays en difficulté. Sinon, il sortait du serpent. Le choix qu'avait à opérer Pierre Mauroy se résumait ainsi: sortir du serpent, dévaluer et risquer, en cas d'échec, d'aller au FMI (dominé par les Américains), ou bien rester dans le serpent, pouvoir dévaluer et obtenir l'aide des Européens en contrepartie d'une cure de « rigueur » (taxation)2.
L'aide est donc conditionnelle. Aux débuts du SME, le président de la Banque centrale allemande avait, par exemple, obtenu par lettre de son gouvernement l'assurance que, quels que soient les engagements souscrits dans le cadre du SME, la Banque pourrait cesser de défendre une parité (en fournissant des devises au pays en difficulté) dès lors que la stabilité des prix en Allemagne s'en trouverait menacée.
Le SME a subi plusieurs crises. La divergence trop grande des économies européennes a conduit, en septembre 1992 par exemple, à des modifications négociées de parité (dévaluation de la peseta espagnole) mais aussi à la sortie de deux monnaies (la lire italienne et la livre sterling) qu'on ne voulait plus aider à supporter la pression à la baisse (fuite des capitaux).
En juillet-août 1993, une crise très grave secoue à nou­veau le Système monétaire européen avec une fuite de capitaux de grande ampleur et visant particulièrement le franc français. Après de longues et difficiles négociations, et une aide massive de la Banque centrale allemande à la Banque de France, les différents pays aboutissent à Bruxelles, le 2 août 1993, à un compromis monétaire au terme duquel les États membres décident d'élargir les marges de fluctuation des monnaies, ces marges étant portées de 2,25 % à 15 % de part et d'autre des cours-pivots. Ainsi l'aide pouvait ne pas se déclencher tant qu'une monnaie n'avait pas perdu 15% de sa valeur.
L'idée d'un SME construit sur une entr'aide n'est pas gratuite. Les promoteurs d'une « monnaie commune » oublient que les différentes constructions monétaires européennes ont un but stratégique fondamental : préserver le marché unique ou, pour le moins, l'union douanière avec libre circulation. Le SME contraignait les États à maintenir leur monnaie nationale à un prix accepté par les autres pays afin de préserver l'union économique. La règle est : on ne peut cumuler les avantages d'une monnaie nationale totalement indépendante et les avantages de la libre circulation des marchandises et des capitaux – la contradiction que vit un Royaume-Uni qui balance entre le maintien ou la sortie de l'Union. Si la monnaie commune veut dire cumul d'une indépendance monétaire et des bénéfices du marché unique, il y a contradiction dans les termes. Les gouvernements allemands successifs l'ont bien compris qui ont préféré le maintien dans le marché unique à l'indépendance monétaire. Les gouvernements français semblent vouloir les deux.

4. L'ECU, une monnaie de compte
Le système monétaire européen avait choisi de définir la valeur des monnaies nationales par rapport à un référent commun : l'Ecu. Celui-ci, en réalité celle-ci, n'était pas à véritablement parler une monnaie commune mais seulement une unité de compte. Elle ne remplissait aucune des fonctions d'une monnaie. Rappelons celles-ci. Une monnaie authentique, non mutilée, outre qu'elle exige une instance d'émission (Banque centrale) permet de compter et, en outre, assurer des paiements, accumuler des trésors et des capitaux, financer l'économie. C'est une monnaie de crédit. C'est aussi un instrument de politique économique (par la fixation des normes de crédit et des taux de base). Et, enfin, un instrument de hiérarchisation sociale et de prestige.
Aucune de ces fonctions n'était assurée par l'Ecu.
Les partisans de l'abandon de l'euro comme monnaie multinationale occultent délibérément ces aspects. Ils ramènent le problème monétaire au seul aspect de politique économique, en relation avec la compétitivité extérieure (prix élevé de l'euro pour les exportateurs vers la zone dollar) et le chômage. Sur ce plan là, l'Ecu ne jouait aucun rôle. Outre qu'il n'était pas un instrument de politique économique, il n'intervenait pas dans l'ajustement des balances en devises. La Banque des règlements internationaux de Bâle opérait, à l'occasion, des compensations comptabilisées en Ecus. Pour qu'une monnaie puisse servir de moyen de paiements extérieurs (acheter et vendre dans la zone dollar), il convient que les flux sortants et entrants en euros soient balancés et dénoués par l'organisme émetteur de cette monnaie. Ce qui nous ramène à l'obligation d'un émetteur de monnaie en dernier ressort, une Banque centrale commune qui effectue les compensations en euros (c'est à dire puisse créer des euros pour balancer les soldes dollars car personne d'autre ne peut le faire).
L'actualité du mois de mai 2014 montre l'importance de cette règle. Pour avoir effectué des opérations en dollars sur le pétrole avec des pays sous embargo américain, la banque française BNP-Paribas a été condamnée par la justice des États-Unis à verser une amende de 7 milliards de dollars. Cela peut paraître étonnant que les États-unis puissent sanctionner une entité étrangère effectuant des opérations hors de leur territoire. Ils se sont donnés, depuis le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977, un droit de regard sur toute transaction réalisée en dollars, même hors de leur territoire. L'infraction commise par la BNP ne concerne pas l'embargo mais, outre un faux en écritures, l'usage de dollars pour le violer. En effet, la BNP compensait chaque jour à New York les flux en dollars liés à ces transactions. En 2008, l'entreprise allemande Siemens fut condamnée pour un motif similaire à verser 800 millions de dollars d'amende et a été contrainte d'accepter la présence d'un contrôleur interne choisi par la justice américaine. Clearstream, société luxembourgeoise de compensations internationales, a versé, en 2013, 152 millions de dollars aux États-Unis pour le même motif. Bref, l'émetteur d'une monnaie semble avoir des droits supra-nationaux. En Europe, la législation EMIR, (European Market Infrastructure Regulation, 2012), oblige les opérateurs à compenser certains flux dans des structures agréées et contrôlées. Et, en dernier ressort, un euro émis à Francfort contraint les opérateurs bancaires à dénouer in fine leurs balances à la BCE. Ces exemple montrent qu'un franc lié à l'euro et qui utiliserait l'euro comme monnaie de transactions internationales devra se plier aux orientations politiques de la zone euro.

5. L’euro, une monnaie de paiement
L'euro, en effet, n'est pas seulement une unité compte. Dans les compensations internationales comptées en Ecus, la Banque des règlements internationaux de Bâle ne créait pas des Ecus. Elle comptabilisait en Ecus des flux qui se dénouaient par des transferts en monnaies de paiement, seules à pouvoir solder les dettes : dollar, deutschemark, etc. L'euro est différent : on peut en créer et il solde les dettes. Il remplit toutes les fonctions d'une monnaie authentique. Pour ce faire, il a besoin d'un émetteur unique (Banque centrale) qui assure les fonctions principales suivantes :
- définir le volume de billets, les faire imprimer et assurer la liquidité des économies de la zone euro,
- définir, avec ou sans injonction des autorités politiques, le volume des crédits et les taux d'intérêt,
- recevoir et délivrer les moyens de paiement extérieurs, dénouer les balances et solder les dettes.
C'est ce dernier point qui doit nous intéresser. Dans le cadre de l'Ecu, les devises n'étaient pas mises en commun. Un pays en difficulté dévaluait. Avec l'euro, monnaie mutinationale, un pays en difficulté de paiements extérieurs ne peut dévaluer. La monnaie ne lui appartient pas. Cet inconvénient est compensé par la possibilité qu'il a de puiser dans la cagnotte commune des devises mises en commun. Ainsi les excédents extérieurs allemands paient les déficits grecs ou français.
C'était d'ailleurs, plus ou moins, l'intention inavouée des promoteurs français de l'euro. Le gouvernement allemand de l'époque était opposé à toute idée de monnaie unique. Mais entre le marché unique et l'indépendance monétaire, il a choisi le marché unique. Dans ses souvenirs sur François Mitterrand3, Jacques Attali raconte que le président français avait mis entre les mains du chancelier Helmut Kohl le marché suivant : le gouvernement français ne s'opposerait pas la réunification allemande si le gouvernement allemand acceptait le principe d'une monnaie unique. D'où la signature du traité de Maastricht. La France, en effet, était historiquement sujette à des fuites de capitaux qui provoquaient dévaluation sur dévaluation. Une monnaie unique, liée aux performances allemandes, mettrait fin à cette dynamique.
L'idée actuelle de monnaie commune joue sur une ambiguïté : ou bien l'euro est seulement une unité de compte et il ne servirait à rien en matière de politique économique nationale ou bien c'est une monnaie de paiement véritable et pour pouvoir en avoir il faut donner quelque chose. À l'heure actuelle, les gouvernements français achètent leur élection en maintenant, grâce à l'euro, une stabilité des prix qui favorise les épargnants, la rentabilité des capitaux et la modération salariale. Elle leur permet en outre de maintenir les prestations sociales à des niveaux tolérables. Avec une monnaie nationale dévaluée, il faudrait payer plus cher les carburants, le chauffage et les produits importés des pays exotiques à bas salaires. Dans ce cas, ou bien les diverses allocations sociales (revenu minimum, prestations familiales, etc.) exploseraient, et le déficit public avec, ou bien la pauvreté s'installerait. L'euro permet de maintenir les prix des importations à des niveaux en baisse ce qui avantage les budgets sociaux et aussi les entreprises (achat de matières premières ou de logiciels). Il permet de financer les déficits extérieurs par la cagnotte commune de moyens de paiements extérieurs. Il permet de financer les déficits publics à moindre coût (grâce à la solidité de l'euro, les prêteurs sont attirés par la garantie d'être remboursés et, même à taux zéro, leur argent est en sécurité. Ce qui prouve que l'euro est une vraie monnaie permettant d'accumuler à l'échelle mondiale des trésors et des capitaux).
Les gouvernements qui devraient gérer une monnaie nationale, même liée à un référent multinational comme l'Ecu, ne bénéficieraient plus de ces avantages.

6. Monnaie commune et nécessité d'une Banque centrale
Monnaie unique, commune ou autre qualificatif, la monnaie publique exige un pouvoir monétaire qui décide de sa création et contrôle sa circulation. Dans l'euro actuel, ce pouvoir est détenu par la BCE (l'Eurosystème de Francfort) et partagé entre les différentes banques centrales des pays membres de l'euro. La lettre du Traité de l'Union économique et monétaire ne fait pas de l'Eurosystème une Banque centrale au sens strict. C'est un ensemble de Banques centrales, fonctionnant de manière centralisée et où chacune a une voix. Cet ensemble détient le pouvoir monétaire dont les gouvernements se sont dessaisi par le Traité. La monnaie, dans ce cas, perd l'une de ses fonctions. Elle n'est plus, nationalement, un instrument de politique économique. Elle devient une variable extérieure à intégrer dans les projections de politiques économiques nationales.
Les propositions de monnaie commune veulent redonner à la monnaie la fonction d'instrument de politique économique nationale en retirant totalement ou partiellement le pouvoir monétaire à l'Eurosystème. Ainsi chaque gouvernement reprendrait son pouvoir de création monétaire et financerait comme il le voudrait son économie ou ses budgets publics. Dans ce cas, ses prix bougeraient ainsi que ses taux d'intérêt. Ce serait une violation des critères de convergence attachés au marché unique. Les autres ne l'accepteraient pas.
Si la France gérait seule la valeur de sa monnaie, qui resterait convertible en euros, cette valeur dépendrait uniquement de ses performances de gains propres en euros (balance extérieure vers la zone euro) ou en dollars, eux-mêmes convertibles en euros. La valeur de la monnaie nationale ne dépendrait que des performances de l'économie nationale et celles-ci ne seraient plus les mêmes en cas de remise en cause du marché unique par les autres pays, ou de l'attractivité financière du pays devenu paradis fiscal. Pour éviter les ajustements conséquents à une moindre performance économique, des pays comme Chypre le sont devenus. Ils attirent les capitaux et résorbent ainsi leur déficit extérieur. Un franc séparé pourrait conduire à ce genre de situation, une France non-compétitive économiquement mais financièrement paradis touristique et fiscal.
Sans mécanisme d'aide en euros ou en dollars, l'existence d'un euro unité de compte commune n'aiderait pas un franc en difficulté. En cas de système prévoyant un mécanisme d'aide (comme l'Ecu par exemple), les autres pays ne céderaient pas leurs euros sans contrepartie – pas de dévaluation massive sans ajustement des variables économiques (budgets publics, taux de salaire, etc.).

7. Currency board et zone franc
Avant d'avancer dans la discussion de ce problème, il existe une question préjudicielle, qui touche spécifiquement la France, et qui ne peut être écartée dans une discussion sérieuse. La France n'est pas seulement impliquée dans l'Eurosystème. Elle est au centre d'un deuxième système monétaire qu'elle contrôle: la zone franc. Toute attitude de la France en matière monétaire n'influe pas seulement sur son économie propre mais directement sur celles de 15 autres pays africains (Bénin, Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo, Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Centrafrique, Tchad, Comores). Un gouvernement responsable et, surtout, une gauche démocratique ne peuvent négliger cela. En se moquant du destin de ces pays en cas de changement de la position française, la proposition d'une monnaie commune européenne est donc, pour le moins, traitée avec légèreté par les courants de gauche. Cette légèreté est d'autant plus coupable que le mécanisme de monnaie commune suggéré n'est ni plus ni moins que celui qui dans la zone franc lie l'euro au franc CFA. Comprendre le fonctionnement de la zone franc aiderait à comprendre dans quelle situation néo-coloniale les promoteurs d'une monnaie nationale avec monnaie commune voudraient pousser la France. Ce n'est pas une indépendance plus grande par rapport à l'Allemagne qu'on aurait mais une dégradation de type néo-colonial. Voyons cela de plus près.
Le mécanisme de la zone franc nous introduit à ce que pourrait être une monnaie nationale rattachée à un référent extérieur.
Si par monnaie commune on entend un système de currency board, plusieurs cas se présentent :

Currency board
Le « currency board », ou caisse d'émission, est un système particulier de gestion de l'émission de la monnaie nationale. La valeur de la monnaie locale est calée sur celle d'une autre monnaie qui sert seule aux règlements internationaux.
1. Une parité fixe par rapport à une monnaie étrangère(dollar, euro).
2. Une convertibilité totale entre la monnaie nationale et la monnaie étrangère de référence. Il n'y aurait donc pas de contrôle des changes entre le franc et l'euro.
3. Une couverture à 100% de la base monétaire (liquidité) par les réserves de change de la Banque centrale (avoirs en moyens de paiement extérieurs, ici en euros). La monnaie nationale est ainsi totalement couverte par les avoirs en euros.
Ce système a été mis en œuvre par les grands empires français et britannique au dix-neuvième siècle pour leurs colonies. L'Argentine, a, en 1991, instauré un currency board liant le peso argentin au dollar US selon une parité fixe (1 dollar égal 1 peso). L'explosion du système de caisse d'émission argentin en 1998 éclaire sur les contraintes de ce système.

Premier cas : Une monnaie nationale indépendante de la monnaie commune mais rattachée à elle par un taux fixe. Le pays se débrouille pour maintenir seul la valeur de sa monnaie à ce taux (cas de l'Argentine pour la parité peso-dollar). S'il n'arrive pas à résorber ses déficits de paiements extérieurs, on peut, en Europe, l'aider (c'est le SME) non pour sauver sa monnaie mais pour sauver le marché unique grâce à des taux de change fixés en commun. On peut ne pas l'aider, mais le marché unique explose. Aucun pays de l'Union n'accepterait qu'un autre laisse filer sa monnaie. Dans ce cas, c'est ou bien la guerre des monnaies ou l'érection de barrières fiscales.
Deuxième cas : La monnaie commune est réellement une monnaie commune pour les paiements extérieurs. Une première variante serait une monnaie nationale inconvertible sauf en euro (cas du franc CFA dans la zone franc). L'émission de monnaie nationale serait liée aux gains nationaux en euros. Si le pays a des déficits extérieurs, il ne peut maintenir son émission monétaire au taux fixé que par une aide extérieure en devises. La zone euro exigera des ajustements : résorption des déficits budgétaires, sociaux et extérieurs, réduction des dépenses publiques et des importations (ce qu'impose la France aux pays membres de la zone franc).
Imaginons donc un franc inconvertible, sauf en euros. Le franc sert aux transactions nationales et l'euro aux transactions extérieures. Qui fixe le taux de change de cet euro commun face au dollar ? Les pays qui l'utilisent. On revient à l'Eurosystème. On passerait obligatoirement par un vote allemand duquel les partisans de la monnaie commune disent vouloir se libérer.
Troisième cas : Le pays se donne le droit de dévaluer ou de libérer son émission monétaire. Il n'y a plus de currency board. On sort des traités et de la zone euro. Il n'y a plus de marché unique.
Dans tous ces cas, on revient aux couples suivants : a) monnaie nationale convertible en euros à un prix consenti par la zone euro et, dans ce cas, aide en cas de difficultés assortie de mesures d'ajustement internes (cure d'austérité) et maintien dans le marché unique; b) monnaie nationale convertible en euros à un prix contrôlé par le seul gouvernement national et liberté de dévaluer et, dans ce cas, acquisition non-conditionnelle d'euros sur le marché (si l'on peut, sinon c'est la cessation de paiement : Argentine en 1998) ou attirer les capitaux étrangers en devenant un paradis fiscal, ne plus bénéficier des avantages du marché unique et on se demande comment on gagnerait davantage d'euros. Le chômage qu'on voulait résorber s'aggrave.
Quatrième cas : Imaginons alors un franc totalement convertible. Le gouvernement contrôle son taux de change en euros et en dollars. Mais, il ne peut plus y avoir de marché unique. Les autres pays refuseraient l'association avec un pays monétairement indépendant et qui voudrait utiliser leurs moyens de paiement extérieurs pour combler ses déficits ou bénéficier des avantages du marché unique.
Les mécanismes et institutions mis en place pour la monnaie unique n'offrent d'opportunité de réintroduire des taux de change implicites ajustables que par une différenciation de taxation interne (Grèce). On évite ainsi de revenir à des mécanismes de change dont le SME a montré l'efficacité toute relative. La fixité des taux de change explicites est assurée, elle, par la mise en commun des avoirs monétaires selon des règles spécifiques. Elle n'exige plus de mesures restrictives en matière de circulation des capitaux (contrôle des changes).

Conclusion
L'idée de monnaie commune servant de référent et de moyen de paiements extérieurs ne tient qu'avec l'institution d'un currency board qui contraindrait l'émission monétaire nationale et aboutirait, dans le cas de la zone euro, à une situation de type néo-colonial où la voix des membres de l'Eurosystème, de l'Allemagne en particulier, resterait prépondérante. Le choix des gouvernements grecs et irlandais montrent que, face au dilemme sortie de l'euro ou maintien des avantages du marché unique, ils ont préféré garder l'euro et le marché unique, estimant avoir plus de chances de surmonter les crises en gardant un déficit extérieur tout en bénéficiant des libres circulations des biens, services et capitaux.
En France, l'effet immédiat d'une sortie de l'euro serait un renchérissement immédiat des importations, notamment les hydrocarbures et les biens provenant des pays exotiques à bas salaires. Ceux qui en souffriraient tout de suite seraient les sept millions vivant de prestations sociales. Si une dévaluation permettrait d'« ajuster » les comptes nationaux et d'améliorer à terme ceux des entreprises non-financières, simultanément, elle appauvrirait, individuellement, une forte partie des habitants et, collectivement, tous les services publics.









1Le socialiste Pierre Bérégovoy, ministre des finances puis Premier ministre, la justifiait aussi par les ravages des dévaluations successives sur le pouvoir d'achat des « vieux », la France devenant un pays où vieux signifiait pauvre. Bien entendu, ce constat n'excluait pas une tentative d'attirer le vote senior, devenu hautement stratégique avec l'allongement de la durée de vie dans les années 1980. Les réticences à une sortie de l'euro pourraient aussi être liées au désir de ne pas s'aliéner ce vote senior.
2 La Grèce, aujourd'hui, n'a même pas pu échapper au recours au FMI. L'expérience a, en effet, montré aux Européens qu'ils étaient incapables, seuls, de faire appliquer les conditionnalités de l'aide. Ils se sont eux-mêmes mis sous l'autorité du FMI et des États-Unis La Grèce ne pouvait plus, dans ce cas, opérer de manœuvres dilatoires pour appliquer les politiques de taxation (ajustement des dépenses publiques).
3 C'était François Mitterrand, Fayard 2005

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)