dimanche 18 mars 2012

Bulle financière ou nouveau stade du développement capitaliste ? Du naturalisme physiocratique à l'artificialisme monétaire



Bulle financière ou nouveau stade
du développement capitaliste ?
Du naturalisme physiocratique à l'artificialisme monétaire

par Ahmed HENNI

Publié dans la revue Les Temps Modernes TM- N°615/61
Septembre/Octobre/Novembre 2001, Gallimard, Paris EAN13 : 9782070763375
Repris dans Problèmes économiques – La documentation française (Paris) ; 2747 (06 février 2002)


La progression « vertigineuse» des masses de valeur circulant dans la sphère financière – 4.000 milliards de dollars environ en commerce international de marchandises et 200.000 milliards en transactions sur monnaies et titres – semble avoir déconnecté la valeur des signes représentatifs de la richesse de cette richesse même. Ou, plus précisément, elle semble avoir multiplié des droits monétaires exponentiels sur une richesse matérielle en progression «normale ». Ce divorce entre la valeur de 1'« intangible» et la quantité produite de biens et services « tangibles» effraie. C'est la vieille crainte d'une inflation destructrice par « bulle financière» interposée et, depuis l'inflation espagnole du XVIème siècle, la nostalgie redondante du vieux principe de circulation: pas de multiplication des signes monétaires indépendante du mouvement de la richesse matérielle.
Cette crainte renvoie à la conception même de la richesse. Serions-nous dans un mouvement progressif du capitalisme qui appelle des craintes inflationnistes ou bien devant une rupture et, de ce fait, placés devant la même interrogation qu'Adam Smith (1776) devant l'étrange et nouvelle richesse industrielle ? Une évidence permettra de mieux poser le problème: qu'est-ce que la richesse quand on ne peut vendre et consommer le kilo de pommes de terre qu'une seule fois, alors qu'on peut vendre et consommer la même image de télévision des millions de fois ? La rotation démultipliée du même acte de vendre et consommer le même objet rompt radicalement avec les anciennes manières de valorisation du capital. Cette rupture ne s'étant pas encore produite dans la conception culturelle de la richesse, la crainte surgit d'une bulle créée par cette rotation vertigineuse des mêmes valeurs physiques.
Or, ce type de rupture et de crainte est à ]' origine même de l'apparition de l'économie politique.

Naissance de l'économie politique

Le débat sur la valeur des choses est l'élément fondateur de l'économie politique moderne, elle-même science moderne par excellence. L'histoire de ce débat peut se résumer en une proposition : comment concilier une représentation artificialiste (monétaire) de la valeur avec la nature matérielle des choses produites et inversement. La tendance historique récurrente est de ne pas considérer la monnaie comme artifice indépendant de toute chose naturelle. La monnaie a, dit-on unanimement, une valeur qui dépend de la bonne santé naturaliste d'une économie (les fondamentaux). On ne conçoit pas qu'une monnaie puisse être à la fois artifice pur et produire des choses1. L'anthropologue Sahlins considère, au contraire, que les possibilités que contiennent les forces matérielles ne peuvent provenir d'elles-mêmes, mais ne peuvent être identifiées que grâce au système des représentations qui les organisent sélectivement et les intègrent dans la logique qui le motive2.
Aujourd'hui même, alors que l'électronique a rendu visible le caractère constituant de l'artifice, les représentations continuent de reproduire les termes classiques du débat. Un disque de chansons, par exemple, n'a aucune valeur par les qualités naturelles qui y sont incorporées (dépense vitale de l'ouvrier qui l'a fabriqué, matières naturelles, etc.). Sa valeur tient primordialement au contenu langagier et musical qui s'y trouve. Pas de poètes, pas de disques ni d'usines de disques, ni d'accumulation dans l'industrie du disque. Le langage, la musique, pures conventions artificielles, sont aussi constituants que la dépense vitale. Il n'existe pas de hiérarchie entre ceux-là et celle-ci. Cependant, une chose aussi évidente semble encore difficilement admissible3.
Essayons de retracer sommairement les grandes étapes du débat. Les premiers textes sur la question pris en considération par les historiens de la pensée économique proviennent presque tous d'auteurs originaires de configurations naturalistes vivant d'une production matérielle réalisée sous commandement. Dès lors, au commencement se trouve la Question 77 de la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin (1235-1274) : Est-il permis dans le commerce de vendre plus cher que l'on achète ? Mystère que va tenter d'éclaircir une nouvelle science: l'économie. Par quel artifice, au sens immoral, deux producteurs naturalistes doivent-ils partager le produit de leur dépense corporelle avec un tiers qui n'a « rien » fait avec son corps ? Que dire de l'oisiveté des propriétaires ? La chanson anglaise dit: Pendant qu'Adam labourait et Eve filait, que faisait le gentilhomme ?
Science nouvelle, l'économie moderne naît au XVIème siècle des effets dévastateurs de la rupture de 1492. La conquête des Amériques fait affluer or et argent en Espagne. Traditionnellement naturalistes, les Espagnols voient dans cette monnaie naturelle la quintessence de la richesse. Ils ne savent pas qu'elle n'est monnaie que par artifice. Ayant la matière monnaie, ils se désintéressent de la matière produite chez eux, l'une pouvant, semble-t-il, permettre de se procurer l'autre chez autrui. Le travail diminue, la production intérieure régresse, la capture externe se généralise non par l'artifice mais par la guerre, de même que la capture interne dans les mines des colonies.
Leur économie naturaliste étant fortement atteinte sans qu'ils maîtrisent pour autant le cycle artificialiste de l'or monétaire, les Espagnols subissent inflation et crise économique. Malgré cette capture phénoménale, les Espagnols ne parviennent pas à retenir l'or chez eux. Ils s'appauvrissent. En définitive, 1492 va bénéficier aux marchands hollandais et anglais, qui ont su tirer parti du cycle de l'échange artificialiste. Dès lors, la question de saint Thomas (d'Aristote en réalité) devient plus brûlante encore: par quel mystère, quel artifice, le pays naturellement le plus « riche» du monde est simultanément celui qui s'appauvrit ? L'économie dite politique naît de cette question. Elle n'est pas politique parce qu'elle se pose la question juridique du constituant, mais parce qu'elle cherche la meilleure politique de capture. Elle naît technicienne, formulée par ceux que Schumpeter appelle les « administrateurs »4.
Les jeux sont faits. L'économie sera vite accaparée par des techniciens naturalistes et ne sera marquée par aucun juriste artificialiste de renom. Dès lors, elle va tenter de résoudre techniquement (au sens aristotélicien) le problème de l'apparition de la richesse et de la valeur des choses. D'où viennent naturellement la richesse, le prix, l'impôt, le bénéfice, la rente, le salaire, l'intérêt ? Réponse dominante: de la production et de la capture internes. Ce ne sont pas les produits d'un artifice. Il suffit de changer les conditions techniques de la production pour les modifier, conditions entendues ici au sens de conditions sociales ou politiques, le social ou le politique étant affaire technique à résoudre par une loi de l'individu central premier ou plus tard renvoyé à une objectivité historique (Marx). Bref, le changement, provenant d'une science, ne peut être que technocratique. Il ne s'agit pas de s'interroger sur les conditions juridiques constitutives de la société, mais seulement de savoir techniquement ce qu'il faut faire politiquement et socialement pour produire plus. La monnaie, le droit, la propriété suivront. Jean-Baptiste Say (1803) résumera pertinemment cette représentation physiocratique dans une courte formule, connue sous le nom de Loi des débouchés : Les produits s'échangent contre les produits, formule encore admise actuellement par les naturalistes, ou pour employer le langage de Pierre Bourdieu, formule relevant de l'objectivité de premier ordre5. La monnaie n'est qu'un voile artificiel cachant la réalité des choses. Elle ne détermine rien.
Dès lors, pour simplifier, la production authentique, c'est-à-dire interne, est l'origine de tous les revenus distribués dans la Nation ou bien, inversement, elle est la somme de ces revenus. Une telle analyse suppose trois hypothèses:
- une économie fermée;
- un rôle neutre de la monnaie considérée seulement comme unité de compte mesurant les revenus et ne pouvant en aucun cas les créer;
- un déterminisme venant, dans une économie industrielle moderne, de la sphère de la production de biens et de services considérée comme seule sphère créatrice de valeur et dont les variables endogènes (taux de salaire et taux de profit) conditionnent le niveau des variables exogènes (taux d'imposition, taux d'intérêt, valeur de la monnaie et taux de change, loyers et rentes). Ce déterminisme conduit à la conclusion que ces variables exogènes sont nécessairement:
1. des prélèvements opérés par des entités qui ne peuvent être assimilées à des facteurs de production : ce sont des captures externes artificielles indues;
2. des variables dont le niveau doit être inférieur au revenu dégagé par la production. Il est impossible, en effet, qu'un revenu apparaisse sans production et il est inconcevable que, quantitativement, la somme des revenus puisse dépasser la valeur des quantités naturellement incorporées dans les objets.

Industrie et monnaie

Tels sont, dans leurs grandes lignes, les termes du problème formulés par les premiers économistes. Tant que l'économie était à dominante agricole, la représentation allait de soi. Le mystère du bénéfice marchand se résolvait par sa représentation comme prélèvement fiscal privé indu. Lorsque apparaît l'industrie, le problème se complique tout à coup. Le profit industriel est-il artifice indu ou réalité naturaliste transfigurée par l'usage de monnaie? S'il est facile de dire comme le fait Quesnay: les paysans ont semé l et récolté 5; ces 5 se répartissent en 2 de nourriture et semence pour eux-mêmes, l pour la nourriture des artisans qui leur fabriquent des outils et le reste, soit 2, apparaît comme surplus net finançant l'impôt et autres rentes, un tel raisonnement ne tient plus s'agissant de l'industrie. Si dans l'agriculture le producteur fait du blé et mange du blé, dans l'industrie il fait de la fonte et mange du blé. La simple opération: produit moins charges en devient impossible. J'ai utilisé 5 tonnes de minerai pour obtenir l tonne de fonte. Où est le surplus ?
Comment, pour trouver ce surplus, puis-je évaluer ma nourriture en unités de fonte ou faire la soustraction entre la valeur-fonte du produit et le montant des frais en blé que j'ai consommé ? Il est obligatoire de passer par la monnaie, par l'artifice. Pour trouver le profit industriel, il faut convertir minerai, fonte et blé en francs. Dès lors, pour légitimer l'apparition du profit industriel, les économistes ont dû rompre avec le physiocratisme et formuler monétairement l'idée de valeur et de « produit net ». Rappelons brièvement l'objet de cette rupture.
Le « produit net» de Quesnay est une différence matérielle entre deux quantités de même nature pouvant être mesurées avec le même étalon: une quantité avancée de blé (q1) donne au bout du cycle de production une deuxième quantité supérieure de blé (q2). Le surplus est, dès lors, évident: s = q2 - q1. Il se légitime par un plus naturel6. L'artifice que ne voit pas Quesnay est qu'en réalité le surplus existe moins ici en raison d'un plus matériel concret que par l'existence d'un étalon particulier de mesure, une convention7.
La monnaie ici est non seulement physique – l'unité de blé – mais surtout produite par la branche dont elle mesure le produit. C'est l'agriculture qui définit l'étalon d'échange, et celui-ci va servir à évaluer les marchandises produites par les autres branches. Lorsque d'autres branches d'activité apparaissent, elles doivent entrer avec l'agriculture dans un taux de change de produits s'appuyant sur un « équivalent général » blé. Outre la circulation des prélèvements fiscaux qui est évaluée en proportion de la quantité agricole produite, les échanges avec l'industrie se font sur la base de ce que Smith appellera le prix naturel8. L'agriculture, dit Quesnay, reçoit des matières transformées par les artisans à un prix mesuré en blé qui ne doit couvrir que la reproduction de ces matières par les produits naturels qu'elles incorporent (blé, peaux, fer) et du travail accompli pour les transformer9. Si au lieu de mesurer en blé, on mesure avec un étalon étranger à l'agriculture et qu'on établisse une convention posant que les outils ne coûtent plus 1 de blé mais 3, le «produit net» des physiocrates disparaît de l'agriculture et apparaît dans l'industrie. Les physiocrates peuvent qualifier l'industrie de stérile parce qu'en mesurant avec du blé elle ne peut, par échange d'incorporation de blé, dégager aucun surplus.
Dès lors, tout prélèvement supplémentaire de l'industrie ne peut se faire que par le passage à un prix de marché (Smith) différent du prix naturel. Pour manifester ce différentiel (le surplus), l'industrie doit devenir à son tour la branche-étalon10 et imposer un mode de mesure écartant l'échange par incorporation de blé et définir un échange s'appuyant sur l'incorporation d'éléments industriels. Ceci suppose la création par l'industrie de sa propre unité de compte. Celle-ci doit pouvoir être universelle dans l'industrie et dans les échanges de l'industrie avec les autres branches. Deux éléments seulement ont cette caractéristique : l'or et le travail.
Après avoir mis l'or en avant, l'économie adopte le travail comme étalon industriel. La valeur des choses ne sera plus mesurée en blé mais en temps de travail. La nouvelle science fait d'une pierre deux coups: elle légitime le profit industriel comme «réel », c'est-à-dire correspondant à la création naturaliste d'une vraie quantité de produits, et affirme le caractère transcendant du travail. Les produits ne sont plus échangés sur la base d'une mesure par le seul étalon agricole mais par le rapport entre le numéraire agricole et le numéraire industriel de telle sorte qu'avec la même quantité de produits industriels on obtienne davantage de produits agricoles, ce qui entraîne l'apparition d'un taux de change entre numéraires. Le surplus industriel est de ce fait organiquement lié à la définition par l'industrie de son propre étalon et à la dévaluation du numéraire agricole (qui ne peut plus se mesurer par lui-même). Nous retrouvons ce même mécanisme à l’œuvre si, au lieu de considérer deux branches, nous considérons deux nations. C'est la nation qui, en imposant son propre étalon de mesure, exerce une politique de capture sur les autres.
Pour légitimer cette modification du taux de change entre produits par création d'un taux de change entre deux numéraires, les économistes classiques ont donc recours à un nouveau numéraire légitimé comme plus universel: l'unité de travail. Mais, il est vite apparu que le prix naturel compté en unités de travail rétablissait un taux de change avec l'agriculture supprimant tout prélèvement supplémentaire sur l'agriculture et renvoyant à la situation envisagée par Quesnay.
Un auteur comme Marx a tenté de différencier les numéraires-travail entre les différentes branches en avançant les notions de travail simple et complexe sans pour autant trouver de solution11.
La seule tentative fructueuse a été opérée par Ricardo lorsque, dans son analyse du commerce international, il met en relation taux de change interne et taux de change externe, montrant par là même que le prix relatif interne fonctionne réellement comme un taux de change. Il n'arrive cependant pas à légitimer le prélèvement d'une nation sur une autre sous forme de droit mesurable par l'exercice d'un travail naturel12. Le prix international et, par suite, le prix national ne peuvent être que le résultat d'un bricolage artificiel entre deux limites naturelles ou si l'on préfère le résultat d'un rapport de forces artificialiste.
L'apport des économistes classiques, s'il semble consommer définitivement la rupture avec le physiocratisme, n'en fait strictement rien et ne vise, en réalité, qu'à définir un nouvel étalon substituant une matière industrielle (le travail, l'or) à l'étalon agricole. C'est la démarche initiée par Ricardo et poursuivie par Marx ou, plus récemment, par Sraffa13. Si elle semble viser explicitement l'agriculture (et les rentes foncières), cette démarche occulte totalement les rapports d'échange entre le monde du travail industriel et le monde domestique du travailleur. Là aussi, seule I'autodéfinition par l'industrie de son propre étalon de mesure peut créer un rapport d'échange défavorable à la sphère domestique et dévaloriser complètement le travail féminin de production du travail. La valeur du travail ne se mesure pas à l'aune du travail qui le produit, mais à celle des produits industriels qu'il fabrique. De ce fait, c'est le salaire qui sert d'étalon à la mesure du travail domestique et non celui-ci qui impose un niveau de salaire donné. Mesurée par un élément étranger à elle, l'unité de travail féminin domestique se dévalorise.
Ce rappel vise à montrer que l'économie« naturelle» des physiocrates ignore toute idée de taux de change parce qu'elle considère comme évidente l'existence d'un étalon unique naturel: le blé. Avec Smith apparaît, certes, l'idée d'une différence entre prix naturel. et prix de marché, c'est-à-dire l'idée d'une double manifestation en valeur de la même marchandise, l'une par incorporation, l'autre par artifice de l'échange. Si cette idée atteste l'intelligence artificialiste de Smith, elle reste néanmoins une simple tentative de créer par dédoublement du comptage un nouvel étalon monétaire se substituant au numéraire physiocratique. On compte une fois à l'aide d'un étalon naturel (le travail) et une autre fois grâce à un étalon de marché. Seule l'apparition de celui-ci peut permettre d'évaluer relativement plus cher les produits de l'industrie. Par cet artifice, la baisse de la part relative des agriculteurs dans le revenu global devient une simple question de prix relatifs et oblige les agriculteurs qui voudraient maintenir le niveau de leur revenu à produire physiquement davantage, travailler plus ou augmenter leur productivité.
La cause de ce renversement tient uniquement au fait que l'industrie crée un nouvel étalon qui lui est propre, qu'elle impose à l'agriculture. En créant son étalon, l'industrie devient nécessairement une branche à surplus14. Le profit industriel ne peut se penser ni exister sans abandon de l'étalon blé et le passage à un nouvel étalon. Or, contrairement à l'agriculteur qui se reproduit en consommant ce qu'il produit, l'ouvrier d'industrie ne mange pas d'acier. Le « produit net » industriel n'est pas un plus matériel mais un plus monétaire. On ne produit pas plus de matière qu'on en consomme mais on vend ce qu'on produit plus cher que ce qu'on a consommé. Dès lors, industrie et monnaie sont organiquement liées.
Le passage à la représentation en valeur permet par conséquent d'effectuer une triple opération: - créer un étalon propre;
- manifester une valeur ajoutée monétaire ;
- dévaloriser relativement les produits des autres branches (ou nations) par rapport à ceux de la branche (ou la nation) qui définit l'étalon.
La création de la « richesse» ne s'identifie plus à une création naturelle de matière mais à la capacité d'ajouter de la « richesse » monétaire par du travail naturel. L'agriculture ne doit, de ce fait, recueillir que la contrepartie de ce qu'elle ajoute en valeur, non la contrepartie de ce qu'elle ajoute matériellement.

De la stérilité financière au surplus financier

Cette tradition d'analyse classique des rapports industrie-agriculture a été reprise, à propos des rapports industrie-sphère financière, dans les termes mêmes de l'analyse qu'ont proposée les physiocrates à propos de l'industrie. Comme l'a été celle des marchands avant elle, l'activité financière est considérée comme stérile et ne produisant rien. Elle ne fait que prélever des «intérêts» sur le produit industriel. Toute rente de propriété est perçue de la même manière. Dans cette représentation, intérêts et rentes ne peuvent s'assimiler à un profit qui, lui, représente un véritable ajout « naturaliste » de valeur nouvelle. Le profit représente un surplus de production de valeur, les intérêts et rentes ne sont que des prélèvements sur ce profit15. La représentation se légitime par la résolution dernière de ces intérêts et rentes en consommation de marchandises naturelles produites par les autres branches. Intérêts et rentes naissent d'une activité (la banque, etc.) qui ne crée pas de valeur naturelle.
C'est exactement ce que disait Quesnay à propos de l'industrie. Celle-ci ne doit recevoir que ce qu'elle dépense. En 1995 même, un chef d’État16 d'un grand pays industrialisé dénonce « ces gens qui s'enrichissent en dormant », poursuivant ainsi la vieille tradition qui, depuis le fond des âges, ne cesse d'affirmer que l'argent ne fait pas et ne doit pas faire de petits. Jusqu'à aujourd'hui, une grande partie de l'analyse économique ne dit rien d'autre. Elle parle de « bulle financière » sans pour autant résoudre ni le problème du statut des surplus engendrés par les activités financières ni celui des droits que représentent ces surplus sur la production matérielle17, La comptabilité d'entreprise elle-même présente les «frais financiers» comme prélèvement. Cependant, il n'est jamais venu à l'idée de personne de concevoir une comptabilité non industrielle représentant le profit industriel comme prélèvement.
Appliquons au système financier l'idée qui a légitimé le profit industriel. Voici une boîte noire (une banque) où entrent des hommes, du papier18 et des informations (symboles, signaux, etc.) mais qui, au contraire de l'industrie, ne produit pas de fonte pour se nourrir de blé. La valeur monétaire (artificielle) sortante est supérieure à la somme des coûts monétaires de production, comme la valeur de la fonte est supérieure à celle du minerai. C'est un profit au sens défini par les classiques pour l'industrie. Un dollar ou un papier ou encore un signe entre. Il sort physiquement à l'identique mais, par transformation artificialiste, sort plus cher. D'où une valeur « ajoutée ». L'origine de cette valeur ajoutée réside dans la capacité de capture de l'activité financière. Cette capacité est elle-même liée au pouvoir de créer son propre étalon de mesure (le taux d'intérêt, le dollar). Dès lors, qu'elle peut imposer son propre étalon aux autres branches (la monnaie abstraite libérée de l'or, matière naturelle et étalon transitoire de l'industrie), l'activité financière crée bien, par artificialisme pur, une valeur ajoutée propre par dévalorisation relative des produits des autres activités (industrie et agriculture). Elle dégage ainsi une « richesse » nouvelle, un surplus, représentant ses droits de capture sur la production naturaliste. Par conséquent, la valeur produite par l'industrie et l'agriculture réunies (ou les autres branches) doit obligatoirement régresser relativement dans le produit global, ce qui les oblige à devenir plus productives. C'est ce qui se passe au niveau national et au niveau international. En d'autres termes, le développement de la sphère financière comme celui de l'industrie d'origine impliquent:
- la création d'un étalon indépendant par la sphère financière (le dollar délié de la convertibilité naturelle en or), distinct de celui qu'avait créé l'industrie (l'or naturel, le travail, ou un signe rattaché à l'or ou au travail);
- la manifestation d'une nouvelle forme de richesse: les surplus tirés de la circulation financière;
- un prélèvement sur les productions des autres branches par modification des taux de change entre l'étalon financier et l'étalon des autres branches, et ce par dévaluation continue du numéraire de ces autres branches ;
- un accroissement de la productivité des branches naturalistes (progrès technique).

Le naturalisme et l'artificialisme en débat ou de la démonétisation de l'étalon industriel

Le problème n'a de solution « équitable » que par l'existence d'un étalon exogène qui ne soit propre à aucune branche (une Loi constituante extérieure à l'économie) ou qui les reflète toutes (le système-étalon ou égalité constitutionnelle des branches). Ricardo et Sraffa, qui ont, semble-t-il, consacré toute leur vie à la recherche de l'Étalon, l'ont bien pressenti. Ils n'ont pas vu pour autant que le problème ne pouvait avoir de solution naturaliste à partir des seules quantités de travail et, de ce fait, n'ont pu sauter franchement le pas de l'artificialisme pur. En revanche, Walras19 construit un modèle artificialiste pur donnant une égalité constitutionnelle aux individus.
Cependant, il fait de l'échange entre individus un échange de quantités de produits et transfigure l'égalité constitutionnelle des individus en égalité de quantités naturelles. Ce faisant, il n'aboutit qu'à une seule solution: la nécessité d'une Loi extérieure à tous et au-dessus de tous. Mais, concevant encore le Corps social comme un corps naturel, il ne peut concevoir cette Loi sous forme abstraite et la personnifie sous les traits d'une personne corporelle, individu central premier, le Commissaire-priseur sans lequel aucun équilibre entre quantités n'est possible. S'écarter de cette solution dictatoriale centralisée exige dès lors une évolution obligatoire vers un artificialisme pur de convention constituante et l'abandon de toute référence naturaliste, autrement dit une démonétisation du naturalisme.
La modernité s'est voulue être cela. Comme on avait assisté à la démonétisation du blé, on assiste aujourd'hui à une double démonétisation: celle de l'or et celle du travail « classique»20. L'étalon monétaire nouveau ne se rattache plus à des processus référant à la fabrication industrielle ou la production de services « classiques» mais à la production financière. La valeur ne se mesure plus à l'aune d'une entité circulant dans l'industrie mais d'éléments circulant dans la sphère financière. L'industrie essaie aujourd'hui de se protéger contre les risques engendrés par l'émergence de ce nouvel étalon. Si, auparavant, on mesurait la santé d'une monnaie à la santé de la sphère industrielle d'un pays, on ne fait plus aujourd'hui référence à cela. Les supports de la légitimité monétaire changent. La valeur d'une monnaie semble se déterminer de façon endogène dans la sphère financière seule. Le dollar passe de cinq à dix francs puis à cinq francs en l'espace de quelques mois sans que pour autant 1'« économie » américaine connaisse de tels bouleversements.
Pour que cela puisse se produire et que puisse être réalisée une plus-value aussi considérable en quelques mois, il faut que les droits sur les produits de l'« économie réelle» changent dans un sens précis, celui de la dévaluation de ces produits par rapport aux produits de l'activité financière. Il convient de ce fait que l'étalon de mesure ne soit plus rattaché à cette économie « réelle» (naturaliste en fait) mais déterminé par la sphère financière.
Cette dévaluation est obtenue de deux manières:
- par élévation obligée de la productivité des activités de production traditionnelle de biens et services (l'électronique sert à cela);
- par disqualification du travail « classique» comme étalon et sa dévalorisation progressive.
L'industrie avait déjà infligé ce sort à l'agriculture. Elle le subit à son tour. Le travail industriel (ou productif de services « classiques») connaît de ce fait une double relégation: nationale et internationale.
Au niveau international, les choses semblent très éclairantes. Deux unités de travail identiques dans la même branche, de même qualification, de même durée, de même productivité et incorporant les mêmes quantités de matière ou de dépense vitale mais effectuées dans deux pays différents, n'ont plus la même valeur. Leurs valeurs respectives se rattachent au seul artifice de la monnaie ou de la marque21. Ce ne sont plus des variables endogènes à l'industrie qui déterminent la répartition du revenu global, mais des variables exogènes à cette industrie et propres à la sphère financière22. Mieux: la démonétisation de l'étalon industriel s'illustre par le fait que l'unité de travail non industriel la plus « improductive » dans un pays, sinon l'unité de non-travail, vaut plus que l'unité de travail industriel la plus productive dans un autre23. Dès lors, pour que l'unité monétaire définie par le système financier producteur d'étalon puisse conférer des droits accrus sur la production matérielle d'autrui, il est préférable de « délocaliser » cette production vers des zones à étalon encore naturaliste, celles encore dominées par un étalon agricole et où un étalon industriel commence tout juste à se mettre en place. Il en résulte que l'activité financière devrait dégager un taux de profit de plus en plus élevé par rapport aux autres branches et que les pays qui concentrent cette activité devraient être plus riches que les autres. Les données disponibles le confirment amplement. D'où la tendance des entreprises à s'intégrer de plus en plus dans cette sphère et à préférer les placements financiers aux investissements « productifs » ainsi que la tendance des titulaires de capitaux dans les pays non industrialisés à privilégier les placements extérieurs à l'investissement dans leur pays. Il vaut mieux disposer d'une richesse mesurable à l'aune de l'étalon qu'impose la sphère financière et, si possible, exprimée dans la monnaie-étalon régissant cette sphère financière24.
On peut dès lors formuler les propositions suivantes:
- il n'y a pas de surplus absolu. C'est le mode de mesure et de partage de la valeur globale qui fait se manifester ou non un surplus par réaménagement des modalités de capture;
- celui qui peut imposer son propre étalon, son propre artifice, modifie le partage en créant une créance sur les autres par un nouveau système de prix relatifs;
- plus l'échange artificialiste accroît sa part de capture, plus celle des producteurs naturalistes régresse relativement; ce qui les conduit à accroître leur productivité pour maintenir leur niveau de vie. L'homme artificialiste contraint l'homme technicien à être de plus en plus technicien. L'hégémonie grandissante de l'artificialisme s'accompagne d'un progrès technique plus grand encore.
C'est la modernité actuelle. On peut conclure que les craintes d'une « bulle financière », aussi légitimes soient-elles face à l'explosion vertigineuse des valeurs financières, n'en posent pas moins la question de savoir si nous sommes seulement face à un épiphénomène passager ou face à une restructuration durable du capitalisme autour d'une sphère financière à même aujourd'hui de capturer l'essentiel de la valeur en imposant son propre étalon de mesure des choses. L'hégémonie passée de l'industrie sur l'agriculture nous inciterait plutôt à penser que nous entrons dans un nouveau stade du développement du système capitaliste. La valeur des choses devrait se déconnecter de leur substance naturaliste en matière ou en travail pour se rattacher à la vitesse de rotation des signaux (électroniques et monétaires) qui en permettent la production et la circulation.

Ahmed HENNI



1 Il en est de même de la théorie du droit comme reflet et non comme constituant préalable. Le Corps social naturel seul serait à l'origine de la dynamique sociale. Ce n'est pas une Loi constituante antérieure qui en serait la cause. Dès lors, toute explication scientifique ne peut procéder que par causalité évolutionniste dans le temps. C'est le processus de généralisation de l'échange naturaliste qui appelle l'apparition de la monnaie, donc la monnaie est un épiphénomène supprimable. Droit et monnaie ne sont jamais considérés comme constitutifs.

2 M. Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, tr. fr., Gallimard, Paris, 1980, p. 258.

3 Voir A. Henni, L'économie en question devant l'électronique, Économie et Humanisme, mai-juin 1986.
Remarquons à ce sujet que du fait qu'elles ne laissent pas de traces naturelles, les civilisations du langage font l'objet de la même incompréhension de la part des configurations naturalistes. Ces civilisations laissent des généalogies purement artificielles et ne peuvent se lire à partir d'une généalogie matérielle, une succession d’œuvres naturalistes. On n'y trouve rien d'autre que des mots. Ce sont des déserts naturels remplis d'artifices invisibles.Voir C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, 1961.

4 Schumpeter, Histoire de l'analyse économique (1954), tr, fr., Paris, 1983.

5 Réponses, Paris, 1992, p. 16.

6 Quesnay, 1758.

7 Il suffit, par exemple, de mesurer en dollars et de compter un intérêt sur les « avances» ou de payer monétairement l'ouvrier agricole et de lui faire acheter des produits non agricoles. Malgré un surplus matériel concret, l'agriculture serait « déficitaire ».
8 Smith, 1776.

9 Quesnay, 1766.

10 La question à notre sens est bien celle-là: pour pouvoir mesurer la différence entre un output et des inputs, il faut disposer du même étalon. Or, l'industrie ne dispose pas d'un équivalent général aussi «évident» que le blé. C'est pourquoi ce qui semble être du physiocratisme ne l'est pas. Le traitement du problème de la valeur par les classiques est moins une répudiation du physiocratisme qu'une tentative de modification des termes de définition de l'étalon. En faisant appel à la quantité de travail, ils ne rompent pas avec les « physiocrates» mais opèrent simplement un changement d'étalon.
11 On sait que Marx a tenté, à la suite de Ricardo, de faire du profit la simple manifestation monétaire d'un travail physique (le surtravail). Cette légitimation ne résout pas pour autant le problème puisque l'échange d'équivalents-travail entre l'agriculture et l'industrie renverrait de fait à la stérilité physiocratique de l'industrie. La seule solution serait de différencier le travail industriel du travail agricole. Le raisonnement peut s'étendre à l'ensemble des branches et des nations. La pratique concrète montre bien que seule une différenciation monétaire des travaux ou des unités d'évaluation par branche peut permettre les prélèvements d'une branche sur l'autre.
La concurrence peut, en effet, s'apparenter à une compétition autour de l'imposition du numéraire d'une branche aux autres pour modifier, à son avantage, les taux de change entre branches. Seul le monopole y parvient en imposant son propre étalon. Le raisonnement reste le même entre les nations. La concurrence entre elles vise à éliminer tout numéraire physique pouvant, par son universalité naturelle, avantager celles d'entre elles qui en disposeraient (le plus matériel des physiocrates). De ce fait, il ne servirait à rien de produire l'étalon physique (travail, blé, or ou pétrole, etc.) puisqu'il faudrait l'échanger contre un étalon « étranger» par nature (dollar, par exemple).

12 Ricardo,1817.

13 in Production of commodities by mean of commodities, Cambridge, 1960.

14 « On ne peut pas dire, écrivent Aglietta et Orléan, que le rapport d'échange égalise deux valeurs, deux quantités d'une substance existant préalablement à l'échange », in La Violence de la monnaie, Paris, 1982, p.39.

15 Voir sur cette question Abraham-Frois et Berrebi, Rentes, rareté, surprofits, Paris, 1980.

16 François Mitterrand

17 Sur les différentes analyses des bulles financières, voir H. Bourguinat, Les Vertiges de la finance internationale, Paris, Economica, 1987.

18 Il ne s'agit pas ici d'évaluer cette idée classique mais de la reprendre presque terme pour terme en laissant, bien entendu, de côté tout ce qui a trait à l'organisation, la matière grise, l'information, etc.
19 Léon Walras, né à Paris, publie ses Éléments d'économie politique pure à Lausanne en 1874.

20 La démonétisation des étalons agricoles a conduit à la substitution, dans l'agriculture même, de surplus de type industriel aux surplus de type foncier. De nos jours ne restent rentables que les terres qui peuvent efficacement transformer les inputs industriels qu'elles emploient. Les autres terres sont abandonnées ou tenues par des « pauvres ». De la même manière, des produits à rente comme le pétrole sont en voie de démonétisation par taxation. Le phénomène se résume ainsi : la valeur ajoutée (capturée) grâce à un produit « naturel » doit être plus grande lors de sa circulation artificialiste (l'échange) que lors de sa production. Le produit naturel n'est plus qu'une matière-prétexte à l'artificialisme, C'est ce qui est arrivé à toutes les matières premières. Le café crée davantage de valeur ajoutée en Allemagne qu'en Colombie. Ce phénomène s'étend aujourd'hui à l'industrie: le capital crée davantage de valeur ajoutée par sa circulation que par sa production. Les producteurs de capital perçoivent moins que ceux qui en assurent circulation et transformation. La sphère financière tend dès lors à s'approprier davantage de valeur que l'industrie.

21 La même chemise ou le même téléviseur fabriqué dans un pays donné ne tire sa valeur que du nom marqué dessus. Tirant les leçons de cet artificialisme de la capture, l'industrie des pays encore dominés par le naturalisme se lance dans des contrefaçons qui ne rapportent que par l'usurpation d'un nom de marque.

22 D'où la recherche de l'étalon monétaire universel. Voir à ce sujet les débats sur la monnaie unique européenne et P. Salin, L'Unité monétaire européenne, au profit de qui ?, Paris, Economica, 1980.

23 Actuellement, dans les pays à monnaie-étalon, le titulaire d'un revenu minimum d'insertion perçoit, sans travailler, de deux à dix fois le salaire moyen d'un ouvrier d'industrie travaillant dans un pays à monnaie non-étalon. Pour fixer les idées, aux prix et salaires de 1999, l'ouvrier d'industrie chinois le plus performant ne peut avec son salaire mensuel acheter que 100 sandwichs parisiens alors que le non-travailleur rmiste parisien peut se payer 2.000 sandwichs à Shanghai.

24 Les aristocrates européens qui, à partir du XVIIème siècle, se sont convertis à l'industrie avaient bien vu à leur époque que la richesse agricole se dévalorisait relativement et que la naissance d'un nouvel étalon modifiait les termes du calcul d'opportunité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Membres

Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)