Bulle financière ou nouveau stade
du développement capitaliste ?
Du naturalisme physiocratique à l'artificialisme
monétaire
par Ahmed HENNI
Publié dans la revue
Les Temps Modernes TM-
N°615/61
Septembre/Octobre/Novembre 2001, Gallimard, Paris EAN13
: 9782070763375
Repris dans
Problèmes économiques – La
documentation française (Paris) ; 2747 (06 février 2002)
La progression « vertigineuse» des masses de valeur
circulant dans la sphère financière – 4.000 milliards de dollars
environ en commerce international de marchandises et 200.000
milliards en transactions sur monnaies et titres – semble avoir
déconnecté la valeur des signes représentatifs de la richesse de
cette richesse même. Ou, plus précisément, elle semble avoir
multiplié des droits monétaires exponentiels sur une richesse
matérielle en progression «normale ». Ce divorce entre la valeur
de 1'« intangible» et la quantité produite de biens et services «
tangibles» effraie. C'est la vieille crainte d'une inflation
destructrice par « bulle financière» interposée et, depuis
l'inflation espagnole du XVIème siècle, la nostalgie redondante du
vieux principe de circulation: pas de multiplication des signes
monétaires indépendante du mouvement de la richesse matérielle.
Cette crainte renvoie à la conception même de la
richesse. Serions-nous dans un mouvement progressif du capitalisme
qui appelle des craintes inflationnistes ou bien devant une rupture
et, de ce fait, placés devant la même interrogation qu'Adam Smith
(1776) devant l'étrange et nouvelle richesse industrielle ? Une
évidence permettra de mieux poser le problème: qu'est-ce que la
richesse quand on ne peut vendre et consommer le kilo de pommes de
terre qu'une seule fois, alors qu'on peut vendre et consommer la même
image de télévision des millions de fois ? La rotation démultipliée
du même acte de vendre et consommer le même objet rompt
radicalement avec les anciennes manières de valorisation du capital.
Cette rupture ne s'étant pas encore produite dans la conception
culturelle de la richesse, la crainte surgit d'une bulle créée par
cette rotation vertigineuse des mêmes valeurs physiques.
Or, ce type de rupture et de crainte est à ]' origine
même de l'apparition de l'économie politique.
Naissance de l'économie politique
Le débat sur la valeur des choses est l'élément
fondateur de l'économie politique moderne, elle-même science
moderne par excellence. L'histoire de ce débat peut se résumer en
une proposition : comment concilier une représentation
artificialiste (monétaire) de la valeur avec la nature matérielle
des choses produites et inversement. La tendance historique
récurrente est de ne pas considérer la monnaie comme artifice
indépendant de toute chose naturelle. La monnaie a, dit-on
unanimement, une valeur qui dépend de la bonne santé naturaliste
d'une économie (les fondamentaux). On ne conçoit pas qu'une monnaie
puisse être à la fois artifice pur et produire des choses1.
L'anthropologue Sahlins considère, au contraire, que les
possibilités que contiennent les forces matérielles ne peuvent
provenir d'elles-mêmes, mais ne peuvent être identifiées que grâce
au système des représentations qui les organisent sélectivement et
les intègrent dans la logique qui le motive2.
Aujourd'hui même, alors que l'électronique a rendu
visible le caractère constituant de l'artifice, les représentations
continuent de reproduire les termes classiques du débat. Un disque
de chansons, par exemple, n'a aucune valeur par les qualités
naturelles qui y sont incorporées (dépense vitale de l'ouvrier qui
l'a fabriqué, matières naturelles, etc.). Sa valeur tient
primordialement au contenu langagier et musical qui s'y trouve. Pas
de poètes, pas de disques ni d'usines de disques, ni d'accumulation
dans l'industrie du disque. Le langage, la musique, pures conventions
artificielles, sont aussi constituants que la dépense vitale. Il
n'existe pas de hiérarchie entre ceux-là et celle-ci. Cependant,
une chose aussi évidente semble encore difficilement admissible3.
Essayons de retracer sommairement les grandes étapes du
débat. Les premiers textes sur la question pris en considération
par les historiens de la pensée économique proviennent presque tous
d'auteurs originaires de configurations naturalistes vivant d'une
production matérielle réalisée sous commandement. Dès lors, au
commencement se trouve la Question 77 de la Somme théologique
de saint Thomas d'Aquin (1235-1274) : Est-il permis dans le commerce
de vendre plus cher que l'on achète ? Mystère que va tenter
d'éclaircir une nouvelle science: l'économie. Par quel artifice, au
sens immoral, deux producteurs naturalistes doivent-ils partager le
produit de leur dépense corporelle avec un tiers qui n'a « rien »
fait avec son corps ? Que dire de l'oisiveté des propriétaires ? La
chanson anglaise dit: Pendant qu'Adam labourait et Eve filait, que
faisait le gentilhomme ?
Science nouvelle, l'économie moderne naît au XVIème
siècle des effets dévastateurs de la rupture de 1492. La conquête
des Amériques fait affluer or et argent en Espagne.
Traditionnellement naturalistes, les Espagnols voient dans cette
monnaie naturelle la quintessence de la richesse. Ils ne savent pas
qu'elle n'est monnaie que par artifice. Ayant la matière monnaie,
ils se désintéressent de la matière produite chez eux, l'une
pouvant, semble-t-il, permettre de se procurer l'autre chez autrui.
Le travail diminue, la production intérieure régresse, la capture
externe se généralise non par l'artifice mais par la guerre, de
même que la capture interne dans les mines des colonies.
Leur économie naturaliste étant fortement atteinte
sans qu'ils maîtrisent pour autant le cycle artificialiste de l'or
monétaire, les Espagnols subissent inflation et crise économique.
Malgré cette capture phénoménale, les Espagnols ne parviennent pas
à retenir l'or chez eux. Ils s'appauvrissent. En définitive, 1492
va bénéficier aux marchands hollandais et anglais, qui ont su tirer
parti du cycle de l'échange artificialiste. Dès lors, la question
de saint Thomas (d'Aristote en réalité) devient plus brûlante
encore: par quel mystère, quel artifice, le pays naturellement le
plus « riche» du monde est simultanément celui qui s'appauvrit ?
L'économie dite politique naît de cette question. Elle n'est pas
politique parce qu'elle se pose la question juridique du constituant,
mais parce qu'elle cherche la meilleure politique de capture. Elle
naît technicienne, formulée par ceux que Schumpeter appelle les
« administrateurs »4.
Les jeux sont faits. L'économie sera vite accaparée
par des techniciens naturalistes et ne sera marquée par aucun
juriste artificialiste de renom. Dès lors, elle va tenter de
résoudre techniquement (au sens aristotélicien) le problème de
l'apparition de la richesse et de la valeur des choses. D'où
viennent naturellement la richesse, le prix, l'impôt, le bénéfice,
la rente, le salaire, l'intérêt ? Réponse dominante: de la
production et de la capture internes. Ce ne sont pas les produits
d'un artifice. Il suffit de changer les conditions techniques de la
production pour les modifier, conditions entendues ici au sens de
conditions sociales ou politiques, le social ou le politique étant
affaire technique à résoudre par une loi de l'individu central
premier ou plus tard renvoyé à une objectivité historique (Marx).
Bref, le changement, provenant d'une science, ne peut être que
technocratique. Il ne s'agit pas de s'interroger sur les conditions
juridiques constitutives de la société, mais seulement de savoir
techniquement ce qu'il faut faire politiquement et socialement pour
produire plus. La monnaie, le droit, la propriété suivront.
Jean-Baptiste Say (1803) résumera pertinemment cette représentation
physiocratique dans une courte formule, connue sous le nom de Loi des
débouchés : Les produits s'échangent contre les produits, formule
encore admise actuellement par les naturalistes, ou pour employer le
langage de Pierre Bourdieu, formule relevant de l'objectivité de
premier ordre5.
La monnaie n'est qu'un voile artificiel cachant la réalité des
choses. Elle ne détermine rien.
Dès lors, pour simplifier, la production authentique,
c'est-à-dire interne, est l'origine de tous les revenus distribués
dans la Nation ou bien, inversement, elle est la somme de ces
revenus. Une telle analyse suppose trois hypothèses:
- une économie fermée;
- un rôle neutre de la monnaie considérée seulement
comme unité de compte mesurant les revenus et ne pouvant en aucun
cas les créer;
- un déterminisme venant, dans une économie
industrielle moderne, de la sphère de la production de biens et de
services considérée comme seule sphère créatrice de valeur et
dont les variables endogènes (taux de salaire et taux de profit)
conditionnent le niveau des variables exogènes (taux d'imposition,
taux d'intérêt, valeur de la monnaie et taux de change, loyers et
rentes). Ce déterminisme conduit à la conclusion que ces variables
exogènes sont nécessairement:
1. des prélèvements opérés par des entités qui ne
peuvent être assimilées à des facteurs de production : ce sont des
captures externes artificielles indues;
2. des variables dont le niveau doit être inférieur au
revenu dégagé par la production. Il est impossible, en effet, qu'un
revenu apparaisse sans production et il est inconcevable que,
quantitativement, la somme des revenus puisse dépasser la valeur des
quantités naturellement incorporées dans les objets.
Industrie et monnaie
Tels sont, dans leurs grandes lignes, les termes du
problème formulés par les premiers économistes. Tant que
l'économie était à dominante agricole, la représentation allait
de soi. Le mystère du bénéfice marchand se résolvait par sa
représentation comme prélèvement fiscal privé indu. Lorsque
apparaît l'industrie, le problème se complique tout à coup. Le
profit industriel est-il artifice indu ou réalité naturaliste
transfigurée par l'usage de monnaie? S'il est facile de dire comme
le fait Quesnay: les paysans ont semé l et récolté 5; ces 5 se
répartissent en 2 de nourriture et semence pour eux-mêmes, l pour
la nourriture des artisans qui leur fabriquent des outils et le
reste, soit 2, apparaît comme surplus net finançant l'impôt et
autres rentes, un tel raisonnement ne tient plus s'agissant de
l'industrie. Si dans l'agriculture le producteur fait du blé et
mange du blé, dans l'industrie il fait de la fonte et mange du blé.
La simple opération: produit moins charges en devient impossible.
J'ai utilisé 5 tonnes de minerai pour obtenir l tonne de fonte. Où
est le surplus ?
Comment, pour trouver ce surplus, puis-je évaluer ma
nourriture en unités de fonte ou faire la soustraction entre la
valeur-fonte du produit et le montant des frais en blé que j'ai
consommé ? Il est obligatoire de passer par la monnaie, par
l'artifice. Pour trouver le profit industriel, il faut convertir
minerai, fonte et blé en francs. Dès lors, pour légitimer
l'apparition du profit industriel, les économistes ont dû rompre
avec le physiocratisme et formuler monétairement l'idée de valeur
et de « produit net ». Rappelons brièvement l'objet de cette
rupture.
Le « produit net» de Quesnay est une différence
matérielle entre deux quantités de même nature pouvant être
mesurées avec le même étalon: une quantité avancée de blé (q1)
donne au bout du cycle de production une deuxième quantité
supérieure de blé (q2). Le surplus est, dès lors, évident: s = q2
- q1. Il se légitime par un plus naturel6.
L'artifice que ne voit pas Quesnay est qu'en réalité le surplus
existe moins ici en raison d'un plus matériel concret que par
l'existence d'un étalon particulier de mesure, une convention7.
La monnaie ici est non seulement physique – l'unité
de blé – mais surtout produite par la branche dont elle mesure le
produit. C'est l'agriculture qui définit l'étalon d'échange, et
celui-ci va servir à évaluer les marchandises produites par les
autres branches. Lorsque d'autres branches d'activité apparaissent,
elles doivent entrer avec l'agriculture dans un taux de change de
produits s'appuyant sur un « équivalent général » blé. Outre la
circulation des prélèvements fiscaux qui est évaluée en
proportion de la quantité agricole produite, les échanges avec
l'industrie se font sur la base de ce que Smith appellera le prix
naturel8.
L'agriculture, dit Quesnay, reçoit des matières transformées par
les artisans à un prix mesuré en blé qui ne doit couvrir que la
reproduction de ces matières par les produits naturels qu'elles
incorporent (blé, peaux, fer) et du travail accompli pour les
transformer9.
Si au lieu de mesurer en blé, on mesure avec un étalon étranger à
l'agriculture et qu'on établisse une convention posant que les
outils ne coûtent plus 1 de blé mais 3, le «produit net» des
physiocrates disparaît de l'agriculture et apparaît dans
l'industrie. Les physiocrates peuvent qualifier l'industrie de
stérile parce qu'en mesurant avec du blé elle ne peut, par échange
d'incorporation de blé, dégager aucun surplus.
Dès lors, tout prélèvement supplémentaire de
l'industrie ne peut se faire que par le passage à un prix de marché
(Smith) différent du prix naturel. Pour manifester ce différentiel
(le surplus), l'industrie doit devenir à son tour la branche-étalon10
et imposer un mode de mesure écartant l'échange par incorporation
de blé et définir un échange s'appuyant sur l'incorporation
d'éléments industriels. Ceci suppose la création par l'industrie
de sa propre unité de compte. Celle-ci doit pouvoir être
universelle dans l'industrie et dans les échanges de l'industrie
avec les autres branches. Deux éléments seulement ont cette
caractéristique : l'or et le travail.
Après avoir mis l'or en avant, l'économie adopte le
travail comme étalon industriel. La valeur des choses ne sera plus
mesurée en blé mais en temps de travail. La nouvelle science fait
d'une pierre deux coups: elle légitime le profit industriel comme
«réel », c'est-à-dire correspondant à la création naturaliste
d'une vraie quantité de produits, et affirme le caractère
transcendant du travail. Les produits ne sont plus échangés sur la
base d'une mesure par le seul étalon agricole mais par le rapport
entre le numéraire agricole et le numéraire industriel de telle
sorte qu'avec la même quantité de produits industriels on obtienne
davantage de produits agricoles, ce qui entraîne l'apparition d'un
taux de change entre numéraires. Le surplus industriel est de ce
fait organiquement lié à la définition par l'industrie de son
propre étalon et à la dévaluation du numéraire agricole (qui ne
peut plus se mesurer par lui-même). Nous retrouvons ce même
mécanisme à l’œuvre si, au lieu de considérer deux branches,
nous considérons deux nations. C'est la nation qui, en imposant son
propre étalon de mesure, exerce une politique de capture sur les
autres.
Pour légitimer cette modification du taux de change
entre produits par création d'un taux de change entre deux
numéraires, les économistes classiques ont donc recours à un
nouveau numéraire légitimé comme plus universel: l'unité de
travail. Mais, il est vite apparu que le prix naturel compté en
unités de travail rétablissait un taux de change avec l'agriculture
supprimant tout prélèvement supplémentaire sur l'agriculture et
renvoyant à la situation envisagée par Quesnay.
Un auteur comme Marx a tenté de différencier les
numéraires-travail entre les différentes branches en avançant les
notions de travail simple et complexe sans pour autant trouver de
solution11.
La seule tentative fructueuse a été opérée par
Ricardo lorsque, dans son analyse du commerce international, il met
en relation taux de change interne et taux de change externe,
montrant par là même que le prix relatif interne fonctionne
réellement comme un taux de change. Il n'arrive cependant pas à
légitimer le prélèvement d'une nation sur une autre sous forme de
droit mesurable par l'exercice d'un travail naturel12.
Le prix international et, par suite, le prix national ne peuvent être
que le résultat d'un bricolage artificiel entre deux limites
naturelles ou si l'on préfère le résultat d'un rapport de forces
artificialiste.
L'apport des économistes classiques, s'il semble
consommer définitivement la rupture avec le physiocratisme, n'en
fait strictement rien et ne vise, en réalité, qu'à définir un
nouvel étalon substituant une matière industrielle (le travail,
l'or) à l'étalon agricole. C'est la démarche initiée par Ricardo
et poursuivie par Marx ou, plus récemment, par Sraffa13.
Si elle semble viser explicitement l'agriculture (et les rentes
foncières), cette démarche occulte totalement les rapports
d'échange entre le monde du travail industriel et le monde
domestique du travailleur. Là aussi, seule I'autodéfinition par
l'industrie de son propre étalon de mesure peut créer un rapport
d'échange défavorable à la sphère domestique et dévaloriser
complètement le travail féminin de production du travail. La valeur
du travail ne se mesure pas à l'aune du travail qui le produit, mais
à celle des produits industriels qu'il fabrique. De ce fait, c'est
le salaire qui sert d'étalon à la mesure du travail domestique et
non celui-ci qui impose un niveau de salaire donné. Mesurée par un
élément étranger à elle, l'unité de travail féminin domestique
se dévalorise.
Ce rappel vise à montrer que l'économie« naturelle»
des physiocrates ignore toute idée de taux de change parce qu'elle
considère comme évidente l'existence d'un étalon unique naturel:
le blé. Avec Smith apparaît, certes, l'idée d'une différence
entre prix naturel. et prix de marché, c'est-à-dire l'idée d'une
double manifestation en valeur de la même marchandise, l'une par
incorporation, l'autre par artifice de l'échange. Si cette idée
atteste l'intelligence artificialiste de Smith, elle reste néanmoins
une simple tentative de créer par dédoublement du comptage un
nouvel étalon monétaire se substituant au numéraire
physiocratique. On compte une fois à l'aide d'un étalon naturel (le
travail) et une autre fois grâce à un étalon de marché. Seule
l'apparition de celui-ci peut permettre d'évaluer relativement plus
cher les produits de l'industrie. Par cet artifice, la baisse de la
part relative des agriculteurs dans le revenu global devient une
simple question de prix relatifs et oblige les agriculteurs qui
voudraient maintenir le niveau de leur revenu à produire
physiquement davantage, travailler plus ou augmenter leur
productivité.
La cause de ce renversement tient uniquement au fait que
l'industrie crée un nouvel étalon qui lui est propre, qu'elle
impose à l'agriculture. En créant son étalon, l'industrie devient
nécessairement une branche à surplus14.
Le profit industriel ne peut se penser ni exister sans abandon de
l'étalon blé et le passage à un nouvel étalon. Or, contrairement
à l'agriculteur qui se reproduit en consommant ce qu'il produit,
l'ouvrier d'industrie ne mange pas d'acier. Le « produit net »
industriel n'est pas un plus matériel mais un plus monétaire. On ne
produit pas plus de matière qu'on en consomme mais on vend ce qu'on
produit plus cher que ce qu'on a consommé. Dès lors, industrie et
monnaie sont organiquement liées.
Le passage à la représentation en valeur permet par
conséquent d'effectuer une triple opération: - créer un étalon
propre;
- manifester une valeur ajoutée monétaire ;
- dévaloriser relativement les produits des autres
branches (ou nations) par rapport à ceux de la branche (ou la
nation) qui définit l'étalon.
La création de la « richesse» ne s'identifie plus à
une création naturelle de matière mais à la capacité d'ajouter de
la « richesse » monétaire par du travail naturel. L'agriculture ne
doit, de ce fait, recueillir que la contrepartie de ce qu'elle ajoute
en valeur, non la contrepartie de ce qu'elle ajoute matériellement.
De la stérilité financière au surplus financier
Cette tradition d'analyse classique des rapports
industrie-agriculture a été reprise, à propos des rapports
industrie-sphère financière, dans les termes mêmes de l'analyse
qu'ont proposée les physiocrates à propos de l'industrie. Comme l'a
été celle des marchands avant elle, l'activité financière est
considérée comme stérile et ne produisant rien. Elle ne fait que
prélever des «intérêts» sur le produit industriel. Toute rente
de propriété est perçue de la même manière. Dans cette
représentation, intérêts et rentes ne peuvent s'assimiler à un
profit qui, lui, représente un véritable ajout « naturaliste » de
valeur nouvelle. Le profit représente un surplus de production de
valeur, les intérêts et rentes ne sont que des prélèvements sur
ce profit15.
La représentation se légitime par la résolution dernière de ces
intérêts et rentes en consommation de marchandises naturelles
produites par les autres branches. Intérêts et rentes naissent
d'une activité (la banque, etc.) qui ne crée pas de valeur
naturelle.
C'est exactement ce que disait Quesnay à propos de
l'industrie. Celle-ci ne doit recevoir que ce qu'elle dépense. En
1995 même, un chef d’État16
d'un grand pays industrialisé dénonce « ces gens qui
s'enrichissent en dormant », poursuivant ainsi la vieille tradition
qui, depuis le fond des âges, ne cesse d'affirmer que l'argent ne
fait pas et ne doit pas faire de petits. Jusqu'à aujourd'hui, une
grande partie de l'analyse économique ne dit rien d'autre. Elle
parle de « bulle financière » sans pour autant résoudre ni le
problème du statut des surplus engendrés par les activités
financières ni celui des droits que représentent ces surplus sur la
production matérielle17,
La comptabilité d'entreprise elle-même présente les «frais
financiers» comme prélèvement. Cependant, il n'est jamais venu à
l'idée de personne de concevoir une comptabilité non industrielle
représentant le profit industriel comme prélèvement.
Appliquons au système financier l'idée qui a légitimé
le profit industriel. Voici une boîte noire (une banque) où entrent
des hommes, du papier18
et des informations (symboles, signaux, etc.) mais qui, au contraire
de l'industrie, ne produit pas de fonte pour se nourrir de blé. La
valeur monétaire (artificielle) sortante est supérieure à la somme
des coûts monétaires de production, comme la valeur de la fonte est
supérieure à celle du minerai. C'est un profit au sens défini par
les classiques pour l'industrie. Un dollar ou un papier ou encore un
signe entre. Il sort physiquement à l'identique mais, par
transformation artificialiste, sort plus cher. D'où une valeur «
ajoutée ». L'origine de cette valeur ajoutée réside dans la
capacité de capture de l'activité financière. Cette capacité est
elle-même liée au pouvoir de créer son propre étalon de mesure
(le taux d'intérêt, le dollar). Dès lors, qu'elle peut imposer son
propre étalon aux autres branches (la monnaie abstraite libérée de
l'or, matière naturelle et étalon transitoire de l'industrie),
l'activité financière crée bien, par artificialisme pur, une
valeur ajoutée propre par dévalorisation relative des produits des
autres activités (industrie et agriculture). Elle dégage ainsi une
« richesse » nouvelle, un surplus, représentant ses droits de
capture sur la production naturaliste. Par conséquent, la valeur
produite par l'industrie et l'agriculture réunies (ou les autres
branches) doit obligatoirement régresser relativement dans le
produit global, ce qui les oblige à devenir plus productives. C'est
ce qui se passe au niveau national et au niveau international. En
d'autres termes, le développement de la sphère financière comme
celui de l'industrie d'origine impliquent:
- la création d'un étalon indépendant par la sphère
financière (le dollar délié de la convertibilité naturelle en
or), distinct de celui qu'avait créé l'industrie (l'or naturel, le
travail, ou un signe rattaché à l'or ou au travail);
- la manifestation d'une nouvelle forme de richesse: les
surplus tirés de la circulation financière;
- un prélèvement sur les productions des autres
branches par modification des taux de change entre l'étalon
financier et l'étalon des autres branches, et ce par dévaluation
continue du numéraire de ces autres branches ;
- un accroissement de la productivité des branches
naturalistes (progrès technique).
Le naturalisme et l'artificialisme en débat ou de la
démonétisation de l'étalon industriel
Le problème n'a de solution « équitable » que par
l'existence d'un étalon exogène qui ne soit propre à aucune
branche (une Loi constituante extérieure à l'économie) ou qui les
reflète toutes (le système-étalon ou égalité constitutionnelle
des branches). Ricardo et Sraffa, qui ont, semble-t-il, consacré
toute leur vie à la recherche de l'Étalon,
l'ont bien pressenti. Ils n'ont pas vu pour autant que le problème
ne pouvait avoir de solution naturaliste à partir des seules
quantités de travail et, de ce fait, n'ont pu sauter franchement le
pas de l'artificialisme pur. En revanche, Walras19
construit un modèle artificialiste pur donnant une égalité
constitutionnelle aux individus.
Cependant, il fait de l'échange entre individus un
échange de quantités de produits et transfigure l'égalité
constitutionnelle des individus en égalité de quantités
naturelles. Ce faisant, il n'aboutit qu'à une seule solution: la
nécessité d'une Loi extérieure à tous et au-dessus de tous. Mais,
concevant encore le Corps social comme un corps naturel, il ne peut
concevoir cette Loi sous forme abstraite et la personnifie sous les
traits d'une personne corporelle, individu central premier, le
Commissaire-priseur sans lequel aucun équilibre entre
quantités n'est possible. S'écarter de cette solution dictatoriale
centralisée exige dès lors une évolution obligatoire vers un
artificialisme pur de convention constituante et l'abandon de toute
référence naturaliste, autrement dit une démonétisation du
naturalisme.
La modernité s'est voulue être cela. Comme on avait
assisté à la démonétisation du blé, on assiste aujourd'hui à
une double démonétisation: celle de l'or et celle du travail «
classique»20.
L'étalon monétaire nouveau ne se rattache plus à des processus
référant à la fabrication industrielle ou la production de
services « classiques» mais à la production financière. La valeur
ne se mesure plus à l'aune d'une entité circulant dans l'industrie
mais d'éléments circulant dans la sphère financière. L'industrie
essaie aujourd'hui de se protéger contre les risques engendrés par
l'émergence de ce nouvel étalon. Si, auparavant, on mesurait la
santé d'une monnaie à la santé de la sphère industrielle d'un
pays, on ne fait plus aujourd'hui référence à cela. Les supports
de la légitimité monétaire changent. La valeur d'une monnaie
semble se déterminer de façon endogène dans la sphère financière
seule. Le dollar passe de cinq à dix francs puis à cinq francs en
l'espace de quelques mois sans que pour autant 1'« économie »
américaine connaisse de tels bouleversements.
Pour que cela puisse se produire et que puisse être
réalisée une plus-value aussi considérable en quelques mois, il
faut que les droits sur les produits de l'« économie réelle»
changent dans un sens précis, celui de la dévaluation de ces
produits par rapport aux produits de l'activité financière. Il
convient de ce fait que l'étalon de mesure ne soit plus rattaché à
cette économie « réelle» (naturaliste en fait) mais déterminé
par la sphère financière.
Cette dévaluation est obtenue de deux manières:
- par élévation obligée de la productivité des
activités de production traditionnelle de biens et services
(l'électronique sert à cela);
- par disqualification du travail « classique» comme
étalon et sa dévalorisation progressive.
L'industrie avait déjà infligé ce sort à
l'agriculture. Elle le subit à son tour. Le travail industriel (ou
productif de services « classiques») connaît de ce fait une double
relégation: nationale et internationale.
Au niveau international, les choses semblent très
éclairantes. Deux unités de travail identiques dans la même
branche, de même qualification, de même durée, de même
productivité et incorporant les mêmes quantités de matière ou de
dépense vitale mais effectuées dans deux pays différents, n'ont
plus la même valeur. Leurs valeurs respectives se rattachent au seul
artifice de la monnaie ou de la marque21.
Ce ne sont plus des variables endogènes à l'industrie qui
déterminent la répartition du revenu global, mais des variables
exogènes à cette industrie et propres à la sphère financière22.
Mieux: la démonétisation de l'étalon industriel s'illustre par le
fait que l'unité de travail non industriel la plus « improductive »
dans un pays, sinon l'unité de non-travail, vaut plus que l'unité
de travail industriel la plus productive dans un autre23.
Dès lors, pour que l'unité monétaire définie par le système
financier producteur d'étalon puisse conférer des droits accrus sur
la production matérielle d'autrui, il est préférable de «
délocaliser » cette production vers des zones à étalon encore
naturaliste, celles encore dominées par un étalon agricole et où
un étalon industriel commence tout juste à se mettre en place. Il
en résulte que l'activité financière devrait dégager un taux de
profit de plus en plus élevé par rapport aux autres branches et que
les pays qui concentrent cette activité devraient être plus riches
que les autres. Les données disponibles le confirment amplement.
D'où la tendance des entreprises à s'intégrer de plus en plus dans
cette sphère et à préférer les placements financiers aux
investissements « productifs » ainsi que la tendance des titulaires
de capitaux dans les pays non industrialisés à privilégier les
placements extérieurs à l'investissement dans leur pays. Il vaut
mieux disposer d'une richesse mesurable à l'aune de l'étalon
qu'impose la sphère financière et, si possible, exprimée dans la
monnaie-étalon régissant cette sphère financière24.
On peut dès lors formuler les propositions suivantes:
- il n'y a pas de surplus absolu. C'est le mode de
mesure et de partage de la valeur globale qui fait se manifester ou
non un surplus par réaménagement des modalités de capture;
- celui qui peut imposer son propre étalon, son propre
artifice, modifie le partage en créant une créance sur les autres
par un nouveau système de prix relatifs;
- plus l'échange artificialiste accroît sa part de
capture, plus celle des producteurs naturalistes régresse
relativement; ce qui les conduit à accroître leur productivité
pour maintenir leur niveau de vie. L'homme artificialiste contraint
l'homme technicien à être de plus en plus technicien. L'hégémonie
grandissante de l'artificialisme s'accompagne d'un progrès technique
plus grand encore.
C'est la modernité actuelle. On peut conclure que les
craintes d'une « bulle financière », aussi légitimes soient-elles
face à l'explosion vertigineuse des valeurs financières, n'en
posent pas moins la question de savoir si nous sommes seulement face
à un épiphénomène passager ou face à une restructuration durable
du capitalisme autour d'une sphère financière à même aujourd'hui
de capturer l'essentiel de la valeur en imposant son propre étalon
de mesure des choses. L'hégémonie passée de l'industrie sur
l'agriculture nous inciterait plutôt à penser que nous entrons dans
un nouveau stade du développement du système capitaliste. La valeur
des choses devrait se déconnecter de leur substance naturaliste en
matière ou en travail pour se rattacher à la vitesse de rotation
des signaux (électroniques et monétaires) qui en permettent la
production et la circulation.
Ahmed HENNI
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Il en est de même de la théorie du droit comme reflet et non comme
constituant préalable. Le Corps social naturel seul serait à
l'origine de la dynamique sociale. Ce n'est pas une Loi constituante
antérieure qui en serait la cause. Dès lors, toute explication
scientifique ne peut procéder que par causalité évolutionniste
dans le temps. C'est le processus de généralisation de l'échange
naturaliste qui appelle l'apparition de la monnaie, donc la monnaie
est un épiphénomène supprimable. Droit et monnaie ne sont jamais
considérés comme constitutifs.
2
M. Sahlins, Au cœur des
sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle,
tr. fr., Gallimard, Paris, 1980, p. 258.
3
Voir A. Henni, L'économie en question devant
l'électronique, Économie
et Humanisme, mai-juin 1986.
Remarquons à ce sujet que du fait qu'elles ne
laissent pas de traces naturelles, les civilisations du langage font
l'objet de la même incompréhension de la part des configurations
naturalistes. Ces civilisations laissent des généalogies purement
artificielles et ne peuvent se lire à partir d'une généalogie
matérielle, une succession d’œuvres naturalistes. On n'y trouve
rien d'autre que des mots. Ce sont des déserts naturels remplis
d'artifices invisibles.Voir C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage,
Paris, 1961.
6
Quesnay, 1758.
7
Il suffit, par exemple, de mesurer en dollars et de
compter un intérêt sur les « avances» ou de payer monétairement
l'ouvrier agricole et de lui faire acheter des produits non
agricoles. Malgré un surplus matériel concret, l'agriculture
serait « déficitaire ».
8
Smith, 1776.
9
Quesnay, 1766.
10
La question à notre sens est bien celle-là: pour
pouvoir mesurer la différence entre un output et des inputs, il
faut disposer du même étalon. Or, l'industrie ne dispose pas d'un
équivalent général aussi «évident» que le blé. C'est pourquoi
ce qui semble être du physiocratisme ne l'est pas. Le traitement du
problème de la valeur par les classiques est moins une répudiation
du physiocratisme qu'une tentative de modification des termes de
définition de l'étalon. En faisant appel à la quantité de
travail, ils ne rompent pas avec les « physiocrates» mais opèrent
simplement un changement d'étalon.
11
On sait que Marx a tenté, à la suite de Ricardo, de
faire du profit la simple manifestation monétaire d'un travail
physique (le surtravail). Cette légitimation ne résout pas pour
autant le problème puisque l'échange d'équivalents-travail entre
l'agriculture et l'industrie renverrait de fait à la stérilité
physiocratique de l'industrie. La seule solution serait de
différencier le travail industriel du travail agricole. Le
raisonnement peut s'étendre à l'ensemble des branches et des
nations. La pratique concrète montre bien que seule une
différenciation monétaire des travaux ou des unités d'évaluation
par branche peut permettre les prélèvements d'une branche sur
l'autre.
La concurrence peut, en effet, s'apparenter à une
compétition autour de l'imposition du numéraire d'une branche aux
autres pour modifier, à son avantage, les taux de change entre
branches. Seul le monopole y parvient en imposant son propre étalon.
Le raisonnement reste le même entre les nations. La concurrence
entre elles vise à éliminer tout numéraire physique pouvant, par
son universalité naturelle, avantager celles d'entre elles qui en
disposeraient (le plus matériel des physiocrates). De ce fait, il
ne servirait à rien de produire l'étalon physique (travail, blé,
or ou pétrole, etc.) puisqu'il faudrait l'échanger contre un
étalon « étranger» par nature (dollar, par exemple).
12
Ricardo,1817.
14
« On ne peut pas dire, écrivent Aglietta et Orléan,
que le rapport d'échange égalise deux valeurs, deux quantités
d'une substance existant préalablement à l'échange », in La
Violence de la monnaie, Paris, 1982, p.39.
16
François Mitterrand
17
Sur les différentes analyses des bulles financières,
voir H. Bourguinat, Les Vertiges de la
finance internationale, Paris, Economica,
1987.
18
Il ne s'agit pas ici d'évaluer cette idée classique
mais de la reprendre presque terme pour terme en laissant, bien
entendu, de côté tout ce qui a trait à l'organisation, la matière
grise, l'information, etc.
19
Léon Walras, né à Paris, publie ses Éléments
d'économie politique pure à Lausanne en 1874.
20
La démonétisation des étalons agricoles a conduit à la
substitution, dans l'agriculture même, de surplus de type
industriel aux surplus de type foncier. De nos jours ne restent
rentables que les terres qui peuvent efficacement transformer les
inputs industriels qu'elles emploient. Les autres terres sont
abandonnées ou tenues par des « pauvres ». De la même manière,
des produits à rente comme le pétrole sont en voie de
démonétisation par taxation. Le phénomène se résume ainsi : la
valeur ajoutée (capturée) grâce à un produit « naturel » doit
être plus grande lors de sa circulation artificialiste (l'échange)
que lors de sa production. Le produit naturel n'est plus qu'une
matière-prétexte à l'artificialisme, C'est ce qui est arrivé à
toutes les matières premières. Le café crée davantage de valeur
ajoutée en Allemagne qu'en Colombie. Ce phénomène s'étend
aujourd'hui à l'industrie: le capital crée davantage de valeur
ajoutée par sa circulation que par sa production. Les producteurs
de capital perçoivent moins que ceux qui en assurent circulation et
transformation. La sphère financière tend dès lors à
s'approprier davantage de valeur que l'industrie.
21
La même chemise ou le même téléviseur fabriqué
dans un pays donné ne tire sa valeur que du nom marqué dessus.
Tirant les leçons de cet artificialisme de la capture, l'industrie
des pays encore dominés par le naturalisme se lance dans des
contrefaçons qui ne rapportent que par l'usurpation d'un nom de
marque.
22
D'où la recherche de l'étalon monétaire universel. Voir à ce
sujet les débats sur la monnaie unique européenne et P. Salin,
L'Unité monétaire européenne, au profit de qui ?, Paris,
Economica, 1980.
23
Actuellement, dans les pays à monnaie-étalon, le
titulaire d'un revenu minimum d'insertion perçoit, sans travailler,
de deux à dix fois le salaire moyen d'un ouvrier d'industrie
travaillant dans un pays à monnaie non-étalon. Pour fixer les
idées, aux prix et salaires de 1999, l'ouvrier d'industrie chinois
le plus performant ne peut avec son salaire mensuel acheter que 100
sandwichs parisiens alors que le non-travailleur rmiste parisien
peut se payer 2.000 sandwichs à Shanghai.
24
Les aristocrates européens qui, à partir du XVIIème
siècle, se sont convertis à l'industrie avaient bien vu à leur
époque que la richesse agricole se dévalorisait relativement et
que la naissance d'un nouvel étalon modifiait les termes du calcul
d'opportunité.
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