Crise
du capitalisme de rente, endettement
et répartition des revenus
Par
Ahmed HENNI
Recherches
internationales n° 84
(Octobre-décembre 2008)
(Octobre-décembre 2008)
A suivre l’esprit du moment, le récit « référentiel »
de la crise actuelle nous renverrait spontanément à 1929. Pourtant,
ne retenir que le « krach » boursier de Wall Street
comme cause et manifestation des crises de 1929 et 2008, n’aide pas
à replacer ces deux évènements dans la logique historique du
capitalisme. Les études magistrales de J.K. Galbraith et Milton
Friedman1
sur la crise de 1929 nous montrent que la crise actuelle ne procède
pas de la même logique. En 1929, la crise s’amorce, grosso
modo, à partir de l’économie de production matérielle :
de grands programmes immobiliers en Floride qui ne trouvent pas
d’acheteurs. Les revenus et l’épargne ne correspondaient pas à
la production initiée par un crédit aux promoteurs immobiliers. Il
aurait fallu que les banques accordent des crédits aux acheteurs
potentiels. Ce ne fut pas le cas. La mévente provoque alors des
difficultés aux banques engagées dans ces programmes. La Banque
centrale (FED) refuse de les refinancer. On connaît la suite :
faillite des petites banques, puis des entreprises de production
clientes de ces banques, etc. A cette époque, les banques portaient
le risque. Aujourd’hui, elles vendent le risque en s’en défaisant
grâce à la titrisation des hypothèques.
En 2007, c’est la profusion d’acheteurs de biens immobiliers qui
est à l’origine de la crise. Les logements se vendent bien mais
leurs acheteurs se sont endettés pour les acquérir. Ces acheteurs
vont faillir, non parce qu’ils ne disposent plus de revenus, mais
parce que le coût du crédit a augmenté. Ce qui modifie la
répartition des revenus, appauvrissant les débiteurs et
enrichissant les créanciers. Et plus l’endettement des acheteurs
est massif, plus ce transfert de richesses l’est. La crise de 1929,
partie d’un problème de réalisation de la production matérielle,
est due à une pénurie de financement et refinancement. La crise de
2008 est due à une inflation du financement et refinancement qui
conduit à la banqueroute au sens de la crise survenue à la suite
des innovations monétaires de John Law (Lass). La banqueroute de
type « lassien » intervient lorsque le transfert possible
de richesses par la création monétaire et la circulation de titres
dérivés atteint sa limite et que les revenus issus de la production
matérielle ne parviennent plus à financer ces transferts des
débiteurs vers les créanciers. Bref, les revenus engendrés par la
production matérielle (salaires) n’arrivent plus à supporter les
risques dont se sont défait les institutions financières. Il faut
réaliser du capital pour les compenser. Les travailleurs américains
ou espagnols endettés n’ont pu honorer leurs échéances par leur
seul salaire : ils ont dû vendre leur maison pour assurer ces
transferts. D’où un « krach » immobilier. Ils ne sont
pas les seuls : tous les titulaires de capitaux ont dû en
réaliser une partie. Ce qui ne se fait pas en un jour. En attendant
ces rentrées, le système financier a fait banqueroute.
Depuis que la monnaie s’est détachée de toute référence
matérielle marchande, elle est devenue, grâce au crédit et à
l’endettement, l’instrument principal de répartition des revenus
en commandant les transferts de richesses d’un groupe social à un
autre. Pour faire bref, lorsqu’une Banque centrale augmente d’un
point le taux d’intérêt directeur, ce sont, en France, par
exemple, pas moins de 10 milliards d’euros qui, d’un coup, sont
transférés des débiteurs vers les créanciers. Dans les pays
riches, il est devenu plus intéressant de capturer les richesses par
l’endettement des particuliers et des Etats que par de la
production matérielle. C’est ce que j’appelle le capitalisme de
rente.
Le système n’a tenu que parce d’autres travailleurs dans le
monde ont continué de produire matériellement sans s’endetter, la
Chine préférant refinancer les Etats-Unis que de financer le
bien-être de ses populations. Ainsi, de cette façon également, la
création monétaire commande la répartition mondiale des revenus.
Une banqueroute
financière « lassienne »2
Contrairement donc à 1929, c’est, en 2008, l’émission sans
frein de monnaie durant trente ans et la surabondance de crédit aux
spéculateurs financiers et aux ménages américains qui a poussé
les acteurs économiques, l’État et des ménages américains à un
endettement sans précédent conduisant certains à se retrouver, dès
2007, en cessation de paiement.
Pour continuer de consommer autant de biens et services
qu’auparavant, les États-Unis émettent, depuis l’état
d’exception monétaire qu’ils ont décrété en 1971, de plus en
plus de dollars. Le crédit à la consommation qui était de
seulement 134 milliards en 1971 dépassait les 2.170 milliards en
2006, soit 16 fois plus alors que la production réelle de richesses
(hors inflation) n’était multipliée que par 3 (de 3.760 milliards
en dollars constants à 11. 320).
L’explosion
du crédit américain à la consommation
- AnnéeMilliards de $1985524199079819951 01020001 54420052 20020062 29520072 395
Ce crédit ne sert pas uniquement à soutenir la consommation. Il
finance surtout la spéculation sur papier comme l’ont révélé en
2008 les chiffres astronomiques des papiers « lassiens »
détenus par les banques. Après la période keynésienne des
« trente glorieuses » avec taux réel d’intérêt
souvent négatif – Keynes ambitionnait une « euthanasie des
rentiers » -- les rendements des titres redeviennent positifs
dès la fin des années 1970. L’inflation est combattue, les
salaires contenus. Les rendements de plus de 10% deviennent monnaie
courante. A ces rendements s'ajoutent des plus-values en capital: la
valeur des titres s'envole. Les indices des valeurs sont multipliés
par trois ou quatre en une décennie. L’indice des cours des
actions à la bourse de New York (Dow Jones) passe du niveau
500 en 1956 à 1.000 en 1972 (seize ans) puis double une nouvelle
fois en quinze ans (2.000 en 1987), atteint quatre ans après (1991)
le niveau 3.000, franchit les 10.000 points en 1999 et tourne autour
de 12.000 points en 2008, soit un nouveau quadruplement en 17 ans.
Aucune fortune industrielle n’a suivi ce rythme.
C’est ce capital, devenu « fictif », qu’il a
fallu réaliser depuis 2008, d’où la chute des indices boursiers à
leur niveau de 1990.
Outre les revenus engendrés par les manipulations de papiers et qui
ont contribué à concentrer la richesse hors de la sphère de
production matérielle, s’ajoutent les revenus tirés des créances
sur Etat.
Les sommes reçues sous forme d’intérêts par les créanciers des
États des pays riches atteignent désormais des niveaux fabuleux :
430 milliards de dollars versés en 2007 par le seul État fédéral
américain. C’est plus que l’ensemble des profits des entreprises
industrielles du pays -- qui font souvent des pertes.
En 1950, l’État fédéral américain payait 0,6 milliard
d’intérêts pour 36,9 milliards de dépenses budgétaires, soit
1,6%. Par conséquent, 98,4% des impôts reçus servaient à des
dépenses publiques réelles. En 1970, au seuil de la mutation
rentière du capitalisme, l’État fédéral américain payait 17,7
milliards d’intérêts sur un total de dépenses budgétaires de
201 milliards, soit 8,8%. Sur 100 dollars d’impôts qu’il
recevait, il devait en consacrer 9 aux intérêts de la dette et
seulement 91 aux dépenses publiques réelles. En 1991, il atteint un
maximum historique de 19,08% pour 250 milliards d’intérêts. A
ceci il conviendrait d’ajouter les intérêts versés par les États
(61,7 milliards en 1991). Dans un tel cas, l’État ne dispose plus,
sur 100 dollars d’impôts reçus, que de 80 pour les autres
dépenses. D’où les réductions drastiques des budgets sociaux.
Voici, sur une période que nous avons voulu la plus significative de
cette transition, les données sur la dette américaine où l’on
s’aperçoit que l’État fédéral compense systématiquement la
baisse de la croissance de la richesse réelle par l’augmentation
de son endettement. C’est la vie à crédit.
Année
|
Dette fédérale
(stock en milliards $)
|
Variation
annuelle moyenne de la dette (année n/ année n-1) (%)
|
Variation
annuelle moyenne du PIB réel (année n/ année n-1) (%)
|
Intérêts
annuels versés par l'État fédéral
(milliards $)
|
Intérêts
annuels versés par les États
(milliards $)
|
1967
|
344,663
|
4,66
|
2,72
|
12,7
|
3,7
|
1970
|
389,158
|
5,68
|
0,26
|
17,7
|
5,3
|
1975
|
576,649
|
17,05
|
-2,26
|
28,9
|
11,1
|
1980
|
930,21
|
10,07
|
1,43
|
69,7
|
19,4
|
1985
|
1 945,94
|
17,02
|
4,51
|
169,4
|
39,4
|
1990
|
3 364,82
|
13,95
|
2,8
|
237,5
|
57,9
|
1995
|
4 988,67
|
3,93
|
3,35
|
290,4
|
64,2
|
2000
|
5 662,22
|
-1,97
|
4,08
|
283,3
|
79,5
|
2005
|
8 170,41
|
7,56
|
6,49
|
255,9
|
90,4
|
2006
|
8 506,97
|
4,12
|
6,86
|
277,5
|
95,4
|
Cette vie à crédit est historiquement exceptionnelle et n’a rien
à voir avec 1929. Elle rappelle davantage l’aristocratie rentière
d’Ancien régime. Une épargne nationale aurait dû la financer.
Cette condition est, actuellement, levée grâce à la libre
circulation des capitaux qui permet d’avoir recours à l’épargne
extérieure. Les États-Unis ont pratiquement dollarisé l’épargne
mondiale. Leur capacité souveraine leur permet aussi bien de ne plus
épargner que d’attirer les capitaux extérieurs, souvent
constitués de dollars créés par les États-Unis pour financer leur
déficit commercial. Leurs titulaires, faute d’acheter des
marchandises américaines, les replacent aux États-Unis en bons
d’État. Ainsi la boucle est bouclée : l’état d’exception
monétaire décrété par les États-Unis en 1971 leur permet
d’émettre autant de dollars qu’ils veulent, d’acheter autant
qu’ils le désirent aux autres pays, de dépenser budgétairement
autant que de besoin, de ne pas épargner, vivre à crédit sur le
reste du monde, mais entretenir le monde d’une pluie de dollars
bienfaiteurs pour les titulaires de capitaux sous forme de profits
commerciaux ou d’intérêts de la dette publique. Mieux, cette
situation rend souvent captifs les pays qui possèdent des excédents
en dollars : même lorsque les taux américains baissent, ces
dollars continuent d’affluer pour souscrire les bons d’État.
Les données du Trésor américain montrent, qu’en janvier 2008,
les capitaux extérieurs avaient souscrit pour 26% de la dette
fédérale. Ils provenaient des pays suivants :
Montant
(milliards de $)
|
Part dans les
souscriptions extérieures (%)
|
Part dans les
souscriptions de la dette (%)
|
|
Japon |
586,9
|
24,43%
|
6,38%
|
Chine |
492,6
|
20,50%
|
5,35%
|
Royaume-Uni |
160
|
6,66%
|
1,74%
|
Brésil |
141,7
|
5,90%
|
1,54%
|
Pays pétroliers |
140,9
|
5,86%
|
1,53%
|
Banques des Caraïbes |
108,1
|
4,50%
|
1,18%
|
Luxembourg |
68,4
|
2,85%
|
0,74%
|
Hong Kong |
54,5
|
2,27%
|
0,59%
|
Allemagne |
42,9
|
1,79%
|
0,47%
|
Corée du Sud |
42,1
|
1,75%
|
0,46%
|
Suisse |
39,3
|
1,64%
|
0,43%
|
Taiwan |
38,9
|
1,62%
|
0,42%
|
Singapour |
38,4
|
1,60%
|
0,42%
|
Mexique |
35,5
|
1,48%
|
0,39%
|
Russie |
35,2
|
1,47%
|
0,38%
|
Belgique |
13,1
|
0,55%
|
0,14%
|
Autres |
364
|
15,15%
|
3,96%
|
Total |
2402,5
|
26,11%
|
Un contrat tacite lie ainsi la croissance économique japonaise et
chinoise, permise par les débouchés américains, et les émissions
sans restriction de dollars qui paient ces achats et, en fin de
compte, vont financer le déficit budgétaire fédéral ou la
banqueroute financière du système. Il est clair que de tels pays
n’ont aucun intérêt à remettre en question l’état d’exception
monétaire actuel.
Ce recours à l’épargne mondiale est obligé. Les États-Unis
n’ont pas le choix. Leur épargne nationale est insignifiante. La
population américaine s’est habituée à cet état de fait
rentier. Elle consomme sans compter, emprunte et n’épargne plus.
Après avoir atteint, en 1984, un maximum de 11% du PIB, le taux
d’épargne privée ne cesse de diminuer pour avoisiner actuellement
le zéro.
Des
entreprises de production devenues rentières
La crise aurait pu ne condamner à la banqueroute que les seuls
débiteurs insolvables et leurs créanciers financiers. Or, depuis
les années 1980, attirées par les intérêts, dividendes et
plus-values financières, les entreprises de production ont elles
aussi révisé leur stratégie de profit.
Lorsque nous examinons, par exemple, les données fournies par les
comptables nationaux sur les entreprises résidentes en France, nous
constatons que, depuis les années 1980-90, les sociétés
non-financières tirent de plus en plus leurs ressources de « capture
externe ». Jusqu’en 1980, les revenus de la propriété reçus
par les entreprises de production (intérêts et dividendes
principalement) ne représentent qu’un maigre pourcentage de leurs
ressources (moins de 15%). Jusqu’à cette date, les entreprises
tirent le principal de leurs ressources de leur exploitation propre.
La rupture se fait à partir des années 1980, concomitante de la
mutation du capitalisme en capitalisme de rente. A partir de la
décennie 1980-90, la part des revenus extérieurs reçus sous forme
de dividendes ou autres intérêts financiers s’élargit rapidement
pour finalement représenter, en 2007, 43,2% des ressources totales
des sociétés non-financières. Autrement dit, à la veille de la
crise financière de l’année 2008, les sociétés non-financières
établies en France ne tiraient que 56% de leurs ressources de leur
métier propre et de leur exploitation. L’autre moitié, quasiment,
provenait de rentes extérieures à elles. Par conséquent, elles
préfèrent « externaliser » de plus en plus les
antagonismes de production et les déléguer à autrui. En bref,
engranger des revenus financiers plutôt que des revenus provenant de
leur production propre.
Ressources
des sociétés non-financières résidentes en France
(en
milliards d’euros, base 2000)
- AnnéeExcédent brut d'exploitationRevenus de la propriétéTotal RessourcesPart des revenus de la propriété19605,90,36,24,37%197017,11,218,46,80%198052,39,661,915,45%1990167,442,9210,320,40%2000226,5117,6344,134,18%2005268,8171,1439,938,89%2006283,0198,5481,541,22%2007299,0227,6526,643,22%
Source :
INSEE, Comptes des sociétés non-financières
La majeure partie de ces revenus tirés des activités autres que la
production propre sont représentés par des dividendes.
En milliards d’euros |
1959
|
1994
|
2007
|
Excédent brut d'exploitation |
5,0
|
175,0
|
299,0
|
Revenus de la propriété |
0,2
|
58,9
|
227,6
|
Dont 1. Intérêts |
0,2
|
26,7
|
58,5
|
2. Revenus distribués des sociétés |
0,1
|
30,5
|
150,4
|
Dont Dividendes |
0,0
|
29,2
|
147,6
|
Ces dividendes, insignifiants en 1959, prennent consistance à la fin
des années 1980 (30 milliards en euros-2000) pour atteindre près de
150 milliards en 2007 (toujours en euros-2000), soit 5 fois plus en
quinze ans alors que, dans le même temps, l’excédent brut
d’exploitation n’était multiplié que par 1,7.
Ces stratégies de croissance externe se sont traduites par
l’acquisition de portefeuilles de titres, de placements en billets
de trésorerie sur le marché monétaire et des
absorptions-acquisitions de sociétés externes au métier. Mieux,
souvent ces acquisitions ont visé des entreprises des secteurs
« rentiers » : finance, médias, etc. L’emblématique
groupe Lagardère, par exemple, à l’origine fabricant d’armement
(Matra), a pris le contrôle successivement d’entreprises de
publicité, de presse, d’édition et de … sport : Lagardère
publishing (d’Hachette jusqu’à Astérix) : 2 139
millions de CA en 2007; Lagardère active digital (Elle,
Europe 1, Canal, MCM, Virgin 17, Art et décoration, Infobébés,
etc.) : 2 291 millions ; Lagardère services (Aéroboutique,
Bulgarpress, Lagardère Publicité, etc.) : 3 721 millions ;
Lagardère sport (Roland Garros, Sportfive, leader
européen dans la gestion des droits audiovisuels sportifs,
particulièrement dans le football, World Sport Group acteur majeur
sur le marché du football du golf asiatiques) : 440 millions.
Le bilan de 2007, le dernier disponible, fait apparaître que les
résultats tirés d’EADS (1 003 millions d’euros), partie
industrielle du groupe, sont inférieurs à ceux qu’il tire de
Canal+ (1 433 millions). Marie-Claire réalise à elle seule 236
millions, soit un quart du résultat tiré d’EADS.
Cette stratégie montre que les entreprises non-financières ont
saisi les nouveaux enjeux de ce que j’appelle le capitalisme de
rente : investir hors de la sphère industrielle. Contrairement
à une idée répandue, ce n’est pas tellement pour délocaliser
dans des pays à bas salaires, mais pour s’orienter vers la sphère
des usages financiers, médiatiques et autres. Quand le groupe formé
autour du journal Marie-Claire rapporte près d’un quart de ce que
rapporte EADS à Lagardère, on comprend que celui-ci veuille se
débarrasser de ses actions EADS. L’explication des abandons
industriels par les délocalisations dans les pays à bas salaires
peut séduire un large public. Elle n’explique pas du tout les
stratégies du grand capital. Celles-ci sont devenues des stratégies
rentières. Elles ont jusqu’ici largement profité des mouvements
financiers.
Pour Lagardère, quand les résultats tirés d’EADS passent de +23
millions en 2006 à -44 millions en 2007, les plus-values tirées de
transactions sur titres s’élèvent à + 93 M€ de plus-values de
cessions diverses (notamment PQR, Hachette Filipacchi Suède, Teva)
et + 472 M€ de plus-value de cession d’une partie des titres EADS
(environ 2,5 % du capital). Ses immobilisations comptables indiquent,
en 2006, un stock de 1.633 millions d’euros en placements
financiers et trésorerie et 869 en 2007. Le choix stratégique est
clair : investir moins dans la production matérielle et
davantage dans la sphère rentière.
Ainsi le groupe Lagardère déclare les investissements suivants :
- Millions d’euros1er semestre 20071er semestre 2008Investissements corporels et incorporels2020Investissements financiers96296
Globalement,
les actifs non financiers des sociétés non financières s’élèvent
à 3.750 milliards d’euros fin 2007, soit un montant équivalent
à quatre années de leur valeur ajoutée (contre moins de trois ans
avant 2000). La part des actifs financiers a augmenté de façon
continue jusqu’à l’an 2000 : elle représentait 36 % de
l’ensemble des actifs des SNF en 1978 et 64 % fin 2000. Depuis,
cette part est demeurée élevée (autour de 56 %)3.
Dans ce cas, on comprend que le premier souci du grand capital n’est
plus l’emploi dans le cœur du métier mais la capture externe.
D’où un chômage déclaré ou déguisé croissant appelant une
redistribution sociale de plus en plus forte en volume, multipliant
elle-même les petites rentes dans la population.
La crise dans la sphère financière, en détruisant ces capitaux
« fictifs », va donc réduire drastiquement les
ressources que les entreprises non-financières tirent de la capture
externe. Outre des résultats en baisse, elles vont devoir chercher
de nouvelles opportunités. On peut imaginer qu’elles puissent
élaborer des stratégies de recentrage sur leur production propre.
Si les rentes tirées de la capture externe ne sont plus
significatives, elles devront, pour préserver leur compétitivité,
investir dans du capital high-tech et, probablement, licencier et
relever le taux d’exploitation de la main d’œuvre.
Une
répartition des revenus de plus en plus concentrée
Le capitalisme engendre dans sa phase rentière actuelle de nouvelles
visions du monde, un nouvel « esprit du temps », mais
aussi des reclassements sociaux qui engendrent de nouveaux
antagonismes, qui ne sont plus, dans les pays rentiers, ceux de la
production d’usine.
Tout d’abord, ce sont les travailleurs des entreprises
non-financières qui, face au mouvement à la hausse des profits du
capital et la pression à la baisse sur le taux de salaire, ont voulu
eux aussi profiter de la capture rentière des entreprises.
En France, le syndicat Force ouvrière lance le débat et
déclare le 22 février 2005 que « les grandes entreprises
affichent une santé insolente (..) Total a ainsi annoncé un
bénéfice de 9,6 milliards d'euros (+23% sur un an), L'Oréal de
3,63 milliards (+143%), BNP Paribas de 4,66 milliards d'euros
(24,1%), Société Générale de 3,13 milliards (+25%), Arcelor de
2,31 milliards (+800%), Schneider Electric de 565 millions d'euros
(+30%). Des bénéfices plus que confortables qui vont surtout servir
à régaler les actionnaires, dont les dividendes vont également
faire de jolis bonds (+63,6% chez Schneider, +62% chez Arcelor,
+37,9% chez BNP-Paribas, +32% à la Société Générale, +15% chez
Total, +12,3% chez l'Oréal…). De quoi indigner les syndicats qui
déplorent que cette explosion des profits ne génère ni emploi ni
hausse du pouvoir d'achat ». Dans la même veine, la
Confédération générale des cadres appelle «les
entreprises à revoir leur politique salariale en vue d'une
redistribution» des bénéfices. L’Union syndicale
Solidaires pose une question « de fond, celle de la
répartition des gains de productivité réalisés par les
entreprises» avec les salariés. Le premier ministre de
l’époque – de droite pourtant, Jean-Pierre Raffarin, conclut :
"Il faut partager avec les actionnaires, avec les salariés
et notamment avec les salariés-actionnaires". Seule voix
discordante, celle de Michel Lamy, secrétaire national et économiste
de la CFE-CGC, qui estime que les "résultats mirobolants"
de ces entreprises « ne sont pas sains, car ils ne procèdent
pas d'une logique économique mais d'une exploitation forte des
salariés et des entreprises sous-traitantes».4
Auxquels il convient d’ajouter les produits de toutes les autres
captures externes : placements rentiers, rapatriement de
bénéfices réalisés grâce à l’exploitation de travailleurs
« exotiques ». Ainsi, comme Total l’indique lui-même
dans les chiffres suivants, c’est l’Afrique qui lui rapporte le
plus:
Structure des coûts et des marges de Total selon les
différentes régions du monde au 31 décembre 2007 (millions
d’euros)
Europe
|
Afrique
|
Amérique du
Nord
|
Asie
|
Reste du Monde
|
Total
|
|
Coûts de
production
|
1 102
|
906
|
100
|
195
|
385
|
2 688
|
Bénéfices
avant impôts
|
6 453
|
8 655
|
38
|
1 892
|
1 719
|
18 691
|
Rapport des
bénéfices aux coûts
|
5,86
|
9,55
|
0,38
|
9,70
|
4,46
|
6,95
|
Source :
Rapport annuel 2007.
Depuis lors, le débat sur le partage des bénéfices des
multinationales est devenu récurrent. Il se poursuit depuis lors sur
les « bonus » et autres « parachutes dorés »
prélevés par les dirigeants de sociétés.
Ces revendications, face aux excès de l’esprit rentier du temps,
traduisent probablement beaucoup plus des sentiments de paupérisation
relative. Les données sur la répartition des revenus en France
montrent que le montant de la redistribution sociale rattrape
dorénavant le montant des salaires distribués. Les transferts
sociaux commencent à y représenter une part majeure des revenus des
ménages. De 10% dans les années 1960, cette part frôle dans ces
années 2000 les 45%. Dans le même temps, à l’autre extrême, les
revenus de la propriété explosent (de 6% des revenus en 1960 à
près de 18% en 2007).
Lorsque l’on compare les évolutions globales, on observe une forte
ascendance de ces deux catégories de revenu. En 2007, pour un
montant de salaires avoisinant les 720 milliards d’euros, les
prestations sociales de toute nature dépassent les 520 milliards et
les revenus de la propriété les 220 milliards.
Evolution des transferts sociaux et des revenus de la propriété
(1960-2007)Milliards
d’euros constants base 2000
En
incluant les revenus du patrimoine, le revenu mensuel de ceux qui
perçoivent des rentes s’élevait en 2006 à 3.486 euros et plus
contre 809 euros pour le revenu le plus bas.
Niveau
de vie mensuel pour un individu (en euros)
10% touchent
moins de
|
50% touchent
moins de
|
90% touchent
moins de
|
95% touchent
moins de
|
|
Niveau de vie |
735
|
1 290
|
2 331
|
2 898
|
Niveau de vie tenant compte des loyers imputés |
789
|
1 423
|
2 606
|
3 199
|
Niveau de vie incluant les revenus du patrimoine financier |
757
|
1 347
|
2 560
|
3 187
|
Niveau de vie incluant les revenus du patrimoine financier et les loyers imputés |
809
|
1 482
|
2 802
|
3 486
|
Source
: Insee - France portrait social 2007. Année des données : 2005
En dix ans (1996-2005), les revenus annuels les plus bas ont augmenté
de 1.668 euros lorsque les plus élevés avaient pris 3.122 euros de
plus par an.
L’enrichissement d’une minorité s’accompagne donc d’une
forte redistribution, enjeu des différents programmes politiques.
Comment redistribuer et combien à une « plèbe » pauvre
et déqualifiée, mais qui vote. Le capitalisme de rente, s’il se
heurte à la production élargie de cette « plèbe »,
contient cependant ses revendications ou sa potentielle violence en
faisant d’elle aussi une petite rentière, cultivant ainsi sa
xénophobie.
Les vocables « patriciens » et « plébéiens »
sont ici utilisés faute de mieux. Ils ont cependant leur
justification. Il se produit une sorte d’intégration que j’appelle
patricienne aboutissant à la constitution d’un groupe patricien
dont la caractéristique principale – contrairement aux
capitalistes industriels de la modernité – est de ne jamais
s’impliquer directement dans des antagonismes de production. Le
capitalisme de rente actuel capture sur son extérieur par des
mécanismes de souveraineté. Il redistribue à l’intérieur,
d’abord à une couche qui esquive l’antagonisme direct de
production tout en utilisant les mécanismes de souveraineté
(endettement public, création monétaire, protection par la loi
–brevets et droits, etc.) pour s’enrichir, et, ensuite, sous
forme de « transferts sociaux » à une masse pauvre et
déqualifiée. Sociologiquement, ces « patriciens »
visent davantage l’accumulation de biens de prestige5,
signe de leur ascension sociale, que l’investissement dans la
sphère productive. Ce ne sont plus des capitalistes modernes mais
des transfigurations des patriciens romains utilisant l’Etat et le
prestige pour asseoir leur suprématie sociale, évitant d’affronter
les antagonismes directs de production et préférant les déléguer.
Professeur d’économie, Université d’Artois, Ancien membre du
Conseil de la Banque centrale d’Algérie, Ancien Directeur général
des impôts
1
John Kenneth Galbraith, « La
crise économique de 1929 »,
Payot 1989, et Milton Friedman and Anna Jacobson Schwartz, A
Monetary History of the United States, 1867-1960, Princeton
University Press (for the National Bureau of Economic Research),
1963
.
2
John Law (1671, Édimbourg - 1729, Venise), aventurier et banquier
écossais. Son nom, en français, se prononçait Lass. En août
1719, sa compagnie obtient de l'État français le privilège de
percevoir les impôts indirects et celui de la fabrication de la
monnaie. En 1720, plus d'un milliard de livres de billets de banque
sont émis et le capital de sa banque se monte à 322 millions de
livres. Le prix des actions passe de 500 livres à 20 000 livres.
Affolés par cette richesse miraculeuse, certains possesseurs de
billets préfèrent réaliser immédiatement leurs avoirs en pièces
d'or et d'argent. Ces réalisations de capital font baisser les
cours. Dès le 24 mars 1720, c'est la banqueroute du système,
connue sous le nom de banqueroute de Law. Toute confiance est perdue
dans les titres en papier. La France entre en crise économique,
suivie de l’Europe.
3
Voir : Nathalie Couleaud, division Synthèse générale des
comptes, Insee, Frédéric Delamarre, Sesof, Banque de France, Le
patrimoine économique national de 1978 à 2007, 30 années au
rythme des plus-values immobilières et boursières , Insee
Première N°1229 - mars 2009
4
Le Monde, 18 février 2005
5
L’accumulation de capital rentier fait exploser le prix des biens
de luxe (séjours hôteliers princiers, montres, vêtements et
chaussures de marque, etc.). L’acquisition d’œuvres d’art
pour des sommes défiant toute imagination marque aussi bien le
prestige que le montant des barrières d’entrée dans ce cercle
patricien. A l’autre extrême, la nouvelle « plèbe »
se vêtit et se divertit pour pas cher grâce à des produits
électroniques fabriqués par de nouveaux ilotes exotiques.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire