jeudi 19 mars 2009

Fracture sociale et fracture raciale

Revue LIGNES 10 octobre 2006
ISBN : 2-75610-063-3 EAN : 9782756100630

RUPTURES SOCIALES, RUPTURES RACIALES

(Textes réunis par Fethi Benslama, Alain Brossat et Michel Surya)

Fracture sociale et fracture raciale
Ou de la dynamique d'un capitalisme patricien


par Ahmed Henni

Retraçant l’attitude de la noblesse italienne lors des révolutions démocratiques des années 1840, Giuseppe Tomasi di Lampedusa met en scène dans son roman (Le guépard), le prince Salina qui, faisant alliance avec la nouvelle bourgeoisie, contribue décisivement à la réduction de la « fracture sociale » et va jusqu’à marier son neveu avec la fille du maire élu. Mais…Une fois la révolution démocratique accomplie, « Don Fabrice, brusquement, [lors d’une réception], sentit qu’il haïssait le maire »[1]. Sans raison. Le père Pironne nous en donne la clé :
« Vous savez (..) les « messieurs », comme vous dites, ne sont pas faciles à comprendre. Ils vivent dans un univers (..) [qui fut créé] par leur caste, pendant des siècles d’expériences (..) bien à eux. Ils possèdent une mémoire collective extrêmement chatouilleuse ; en conséquence, ils se troublent et se réjouissent pour des détails qui paraîtraient insignifiants à des gens comme vous et moi. Pour eux, ces détails ont une importance vitale (..). Vous êtes à l’autre extrémité de l’échelle, non la plus basse, mais la plus différente »[2]. La réduction de la fracture sociale par l’égalité ne résoud pas la hiérarchie, au sens de Louis Dumont[3] : l’étrangeté, synonyme d’inhumanité, persiste même dans l’égalité, car, écrit Lampedusa, « ce ne sont pas les terres et les droits féodaux qui font le noble, mais sa différence de nature ».
Mais qui mieux que l’insoupçonnable Karl Marx, apôtre du progrès humain et de la modernité capitaliste, peut nous illustrer cette persistance d’une fracture de nature (raciale) dans l’esprit des champions même de l’égalité sociale? En lisant certaines phrases de Karl Marx, on ne peut s’empêcher d’y trouver l’influence de ce « patrimoine de souvenirs, d’espérances, de craintes propres » qu’il hérite malgré lui et pourraient en faire aussi un champion d’une fracture « raciale ». Il écrit, par exemple, avec Engels : « Serait-ce un malheur que la belle Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui n’en savaient qu’en faire ? Que les énergiques Yankees,… » etc.. (Neue Rheinische Zeitung, 15 février 1849)
Puis à propos des Slaves : « Des peuples qui n’ont jamais eu d’histoire qui leur fût propre, qui, ayant à peine atteint le niveau de civilisation le plus bas et le plus primitif, (..) ne sont pas capables de vivre et ne pourront jamais parvenir à une quelconque autonomie » (Ibid.)
A propos des Turcs : « ..cette race n’a d’autres rivaux que des barbares turcs ou arnautes qui se sont révélés, depuis fort longtemps, les adversaires acharnés de tout progrès » (New York Daily Tribune, 21/4/1853)
« L’histoire aussi bien que les évènements contemporains indiquent qu’il faut, sur les ruines de l’Etat musulman d’Europe, fonder un Etat chrétien indépendant » (Ibid)[4].
Qu’en retenons-nous ? Qu’une fracture sociale localement bien identifiée – bourgeois-prolétaires – se transforme en fracture raciale quand il s’agit de l’Autre, l’étranger. Les Mexicains, Slaves et Turcs ne se présentent pas à l’esprit de Marx comme des attardés parce qu’exploités. Ils sont d’une nature différente, étrangère au « patrimoine » de la « civilisation ».
L’idée forte, d’une égalité associée à une étrangeté « patrimoniale », est récurrente. En 1942, dans un Essai sur la révolution nationale, un auteur pétainiste écrit : « Si le juif doit subir des disciplines et des interdictions particulières, ce n’est pas parce qu’il a une valeur d’homme inférieure à celle du non-juif, c’est parce qu’il est l’étranger »[5]. Entendu au sens d’un étranger au patrimoine civilisationnel.
De nos jours, l’auteur Américain, Samuel Huntington, rendu célèbre par sa formule du « clash des civilisations » reprend l’idée de l’étrangeté patrimoniale en définissant la société américaine comme une société à statut particulier dont les fondements, issus de la culture anglo-protestante, sont, dit-il, la langue anglaise, la chrétienté, la prééminence de la loi, la responsabilité des dirigeants, le droit des individus[6]. En bref, il définit, comme Lampedusa, une hiérarchie fondée, non sur l’inégalité sociale ou la race, mais sur la différence des patrimoines civilisationnels.
Dès lors, que pouvons-nous entendre, aujourd’hui, dans les sociétés capitalistes, par « fracture raciale » ? Est-ce réellement de différences biologiques qu’il s’agit ou bien d’une différence patrimoniale dans la culture assimilée à une différence de nature, et, au nom du « simplisme barbare des modernes »[7] conduisant à une inégalité raciale ? La réactualisation des différences patrimoniales de civilisation renvoie, me semble-t-il, à la dynamique historique du capitalisme lui-même qui, après avoir été le champion de la modernité et des devenirs individuels liés au seul mérite, s’oriente, depuis les années 1970, vers un capitalisme patricien où ce n’est plus le mérite individuel matériellement productif qui importe et qui rapporte, mais l’importance du patrimoine civilisationnel qui confère une souveraineté définissant des dominants, héritiers du patrimoine civilisationnel capitaliste, bourgeois et prolétaires confondus, et des dominés, étrangers à ce patrimoine ou qui s’y initient péniblement.

Capitalisme et modernité : l’égalité des devenirs individuels

Ce n’est pas seulement dans son idéologie que le capitalisme canonique s’est voulu égalitaire, balayant toute distinction de statut ou d’origine, assurant simultanément l’égalité de nature et l’égalité sociale. Il suffit de voir comment, dans la pratique d’entreprise, un grand capitaliste comme Henry Ford voit, en 1930, les différences entre les êtres humains.
Inventeur de la chaîne de production, Henry Ford écrit: La valeur la plus grande dans un atelier est la force invisible [8]. Il importe peu que les ouvriers alignés devant la chaîne soient blancs, noirs, hommes, femmes, petits, grands, beaux, laids, ivrognes, mariés, divorcés, chrétiens, musulmans, juifs ou bouddhistes. Seule importe la force invisible produite par la manière dont ils sont organisés. Le critère de l’intégration individuelle n’est pas la nature mais la capacité sociale: Les patrons et les employés doivent, estime Ford, être jugés selon les mêmes mesures: sont-ils capables ou sont-ils incapables ?[9] Mais, lorsqu'un individu, par un comportement quelconque, entrave le déroulement inexorable, extra-humain, de la chaîne, alors il est sanctionné par l’exclusion.

L’égalité est acquise a priori. Elle est de nature. Cependant, si elle exclut toute fracture raciale, elle n’exclut pas une fracture sociale selon que l’individu aura exercé socialement bien ou mal les capacités que lui donne la nature. L'industrie, écrit Ford, n'a guère comme but de faire vivre des gens [mais de produire] (p. 18). Il faut se débarrasser de l'idée que les industries sont faites pour faire vivre les gens (p. 69). Ford condamne les individus qui, au lieu de chercher un travail, un devenir individuel, ne cherchent que des salaires. « Nous n’avons aucune place pour eux». Il s’oppose résolument à l’idée que les individus auraient des statuts différents leur conférant des droits souverains. Seuls ceux qui contribuent efficacement à la production peuvent en retirer un mérite individuel et une promotion sociale. Et même pour ceux-là, il n’y a aucun statut définitif. Il n'y a pas de raison pour qu'un ramasseur d'ordures ne soit pas un employé important....C'est faisable en donnant de l'importance aux ordures (p. 61).

Ce capitalisme de production matérielle offre, par une représentation moderne de l’activité, la possibilité à tout un chacun de produire une situation sociale différente de celle qu’il connaît à sa naissance. Travailleur est le « vrai nom de l’homme moderne », disait Michelet[10]. Tout en se faisant soi-même, l’individu fait le monde. En construisant son histoire individuelle, il construit l’Histoire de l’espèce. L’entreprise, dit avec conviction Henry Ford, est au service de l’humanité. Elle permet de résorber l’inégalité sociale et l’inégalité de nature.
Le capitalisme disqualifie l’ordre éternel et transcendant où chacun a une place déterminée dès sa naissance où la tragédie et l’harmonie sont liées à l’accomplissement d’un destin déjà écrit. Cependant, ce « se faire soi-même en faisant le monde »[11] n’est en réalité, à cause de la compétition concurrentielle, que le privilège de quelques uns alors que, dans la culture, il se présente comme une qualité inhérente à l’individu. Dès lors, frustration de l’échec ou impuissance s’accompagnent de la remise en cause de ceux qui ont réussi, ceux dont l’activité sociale se « coagule » en pouvoir matériel[12]. Elles s’accompagnent aussi, contradictoirement, d’une appropriation culturelle de ce pouvoir en en faisant un patrimoine civilisationnel, pouvoir qui permet, même à ceux qui n’ont pas accompli de devenir individuel, « d’infliger des souffrances et des humiliations à autrui »[13].
S’il n’a pu s’épanouir que contre la société féodale des statuts, ce capitalisme canonique de développement matériel par le travail industriel a, de ce fait, chevauché, certes, les valeurs de la modernité mais tout en reproduisant, contradictoirement, vis-à-vis des étrangers à son patrimoine culturel civilisationnel, l’inégalité féodale de nature. Il a engendré deux phénomènes : en son extérieur, le colonialisme et en son centre la discrimination statutaire vis-à-vis des femmes et raciale vis-à-vis des juifs, qu’illustrera spectaculairement en France l’affaire Dreyfus.

Capitalisme et fracture raciale

Le colonialisme, né bien avant l’épanouissement du capitalisme canonique, a exporté aux colonies les pratiques statutaires des sociétés féodales européennes. En Amérique latine, par exemple, les Espagnols y ont pratiqué une discrimination statutaire entre colonisateurs et indigènes, considérés au début comme non-humains -- « Ont-ils une âme ? », s’interroge l’Eglise – et une discrimination féodale entre seigneurs terriens et serfs. La traite négrière et les autres mouvements de colonisation s’inscrivent dans cette double discrimination.
Lorsqu’à partir du milieu du XIXème siècle, le capitalisme d’industrie se consolide en Europe occidentale et aux Etats-Unis, il hérite de cet état de fait et y trouve opportunément l’occasion de s’assurer des approvisionnements en matières et de faciles débouchés. Changer la condition des indigènes ne semble pas avoir été une préoccupation majeure. Certes, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe occidentale, des mouvements apparaissent – dans les années 1850-1860 -- qui mettent en avant la nécessité d’un développement matériel par la promotion individuelle. Il s’agit moins de « coloniser » que d’élargir à l’univers les principes fondateurs du capitalisme canonique et, pour ce faire, liquider la société de statuts. L’esclavage fut ainsi condamné puis combattu et interdit.
Cependant, ces mouvements émancipateurs, le saint-simonisme en particulier, se heurtaient au fonctionnement rentier du système colonial et les rentes coloniales ne pouvaient s’appuyer que sur une discrimination statutaire. Faute de développement matériel, en réalité faute d’exportation de capital industriel vers les colonies, celles-ci restaient cantonnées dans des activités rentières de type agricole et minier. Le statut inférieur de la main d’œuvre permettait une valorisation financière avantageuse pour les exploitants locaux mais aussi un coût de revient attractif pour les industries métropolitaines. Le capitalisme d’industrie se nourrissait ainsi de rentes. Il en devient lui-même un capitalisme statutaire réservé aux métropoles. Cette situation avantageuse n’était pas le résultat de la mise en œuvre productive de moyens de production industriels possédés dans les colonies mais seulement de mécanismes politiques de souveraineté d’un pays sur un autre. C’est grâce à la souveraineté de leur métropole que les entreprises bénéficiaient des rentes coloniales.
Loin de s’étendre au monde et conduire à la suppression de la société des statuts -- comme l’auraient souhaité les saint-simoniens – le capitalisme industriel demeura européen ou nord-américain. Cette contradiction devait miner le colonialisme. L’aspiration saint-simonienne de promotion individuelle par le développement matériel fut reprise par les colonisés eux-mêmes. Ce programme d’expansion du principe fondateur du capitalisme fut repris aussi bien par les communistes en Russie tsariste que par les mouvements de libération des colonies.
Mais, en réalité, faute d’avoir hérité du capitalisme un patrimoine civilisationnel moderne, les mouvements de libération nationale ou la révolution bolchevique ont identifié le capitalisme lui-même à une société de statuts et n’ont, de ce fait, visé qu’une chose : abolir la souveraineté des dominants pour abolir la société de statuts et retrouver l’égalité des conditions. C’est ce phénomène qui semble actuellement se réactualiser : les dominés identifient la société capitaliste à une société de statuts et, de ce fait, situe leur protestation sur le terrain de la souveraineté. Or, cette manière de voir, converge avec la dynamique objective du capitalisme lui-même qui tend, de plus en plus, à devenir une société de dominants utilisant la souveraineté, non la propriété, pour « coaguler » leur pouvoir, tout en s’appuyant sur les rentes que confère le patrimoine civilisationnel capitaliste. Cela donne l’apparence d’une conjugaison d’une fracture sociale avec une fracture raciale.



Le capitalisme de souveraineté : statuts et fracture civilisationnelle

Pour être une société de statuts et de rentes, le capitalisme doit lui-même se transformer en abandonnant le principe de propriété des moyens de production matérielle comme seul vecteur de capture des richesses et en lui substituant des mécanismes de souveraineté, aujourd’hui la souveraineté monétaire. Lorsque le 15 août 1971, le président des Etats-Unis, Richard Nixon, supprime la convertibilité du dollar en or, il donne par cet acte de souveraineté une valeur intrinsèque au dollar et le détache de toute contrainte de production matérielle. Dorénavant, la valeur du dollar ne dépend plus des capacités productives des Etats-Unis mais de leur seule capacité à exercer une souveraineté internationale obligeant les autres pays à accepter leur monnaie. Qui oserait refuser des dollars en paiement alors que les Etats-Unis entretiennent 700 bases militaires à travers le monde ? De ce fait, les Etats-Unis peuvent tout acheter au monde entier en imprimant du papier. Tout le monde reconnaît qu’ils vivent à crédit sur le reste du monde. Leur souveraineté leur confère un statut et des rentes qui rendent superflue la performance dans la production matérielle. Il suffit qu’ils en conservent le patrimoine civilisationnel. En 2000, la Commission on America’s National interests définissait ainsi les intérêts vitaux des Etats-Unis : « Assurer la viabilité et la stabilité des systèmes globaux majeurs (commerce, marchés financiers, sources d’énergie, environnement »[14]. Il s’agit moins de multiplier les usines et d’accumuler du capital que de maintenir l’intégrité d’un patrimoine civilisationnel pourvoyeur de rentes. C’est pourquoi, Samuel Huntington par sa formule du conflit de civilisations exprime une réalité pertinente qui ne peut choquer que les esprits encore attachés à la modernité du capitalisme canonique.
On est loin du Point IV de la déclaration du 10 janvier 1949 du président Truman : « Les Etats-Unis s’engagent à mettre au service des peuples défavorisés du monde leurs ressources et leurs réalisations techniques ». Mais le capitalisme était encore à l’époque ce système chantant le progrès et invitant chacun sur la planète à un devenir individuel prometteur. Aujourd’hui ce sont eux qui vivent sur le reste du monde. En 1992, au Sommet de Rio consacré à l’environnement, le président G. Bush déclarait : » Le niveau de vie des Etats-Unis n’est pas négociable ». Or, vu leurs déficits, ce niveau de vie n’est pas acquis par une production matérielle performante. Il l’est uniquement par une souveraineté qui confère aux Etats-Unis un statut prééminent dans le monde.
Ce capitalisme de souveraineté produit aussi bien une culture de la domination rattachée au statut particulier que confère le patrimoine civilisationnel qu’une culture de la protestation qui, à travers le monde, et dans les pays capitalistes eux-mêmes, s’attache à mettre en valeur les contestations de souveraineté et les revendications de statuts.

Fractures sociale et raciale et revendications statutaires

Dans ce capitalisme d’aujourd’hui, traversé par une dynamique articulée de plus en plus sur des mécanismes de souveraineté, les questions de statuts refont surface avec plus d’éclat lorsqu’elles réactualisent le passé colonial. Les populations des colonies devenues indépendantes n’ont pas connu le capitalisme canonique, celui de la promotion individuelle avec le développement matériel. Elles n’ont connu que la société de statuts. Leur révolte a toujours été anti-statutaire. Aucune tradition de lutte de classes ou d’antagonisme de production matérielle ne les anime. Leur imaginaire est davantage encombré d’idées de souveraineté, statuts et rentes que de propriété d’industries, profit, exploitation et devenir individuel. C’est à cet imaginaire que s’adresse, en particulier et sans être le seul, l’islamisme politique.
Ces revendications statutaires semblent nouvelles. En réalité, le capitalisme canonique lui-même a toujours été contradictoire appliquant les valeurs de la modernité et du devenir individuel anti-statutaire ici mais reproduisant la pratique culturelle patrimoniale féodale des statuts là. Ces situations contradictoires sont connues : minoration statutaire des femmes, colonies avec leurs codes noir et de l’indigénat, situation des Noirs et des Indiens américains, statut des juifs. Dès lors le capitalisme de production matérielle a charrié avec lui les scories féodales de la société de statuts et provoqué des luttes statutaires féministes, de « libération nationale » ou d’émancipation des Noirs et Indiens américains.
Avec la question juive, la question statutaire devait revêtir une extrême gravité au centre du capitalisme lui-même. S’il y eut en Amérique une guerre pour abolir l’esclavage, s’il y eut des guerres de libération nationale, il y eut aussi une violence meurtrière contre les juifs. Les juifs européens avaient cru au devenir individuel porté par la modernité. Beaucoup s’assimilèrent et devinrent des individus comme les autres. Bref, ils intégrèrent le patrimoine civilisationnel capitaliste moderne. Or, malgré cela, leur condition statutaire ne disparaissait pas. A la suite de la condamnation en France du capitaine Dreyfus, innocent d’espionnage mais coupable parce que juif, l’Autrichien Theodor Herzl publie en 1896, L’Etat juif, recherche d’une réponse moderne à la question juive, où il propose une vie séparée pour les juifs dans un Etat à eux. C’est une innovation majeure. Nous voyons donc dès le début du XXème siècle apparaître une revendication statutaire, liée à la question de la souveraineté, au cœur même du capitalisme canonique. Reprenant aujourd’hui cette idée de vie séparée, le leader noir américain Louis Farrakhan[15] réclame un territoire propre pour les Noirs américains.
A la suite de Herzl, les revendications statutaires vont, au XXème siècle, se diversifier, se multiplier et s’approfondir. Les femmes ont réclamé le droit de vote et l’égalité des droits. Les colonisés aussi. Ce n’est pas le capitalisme ou la modernité qui sont contestés, mais l’injustice des actes de souveraineté et les rentes masculines ou coloniales qui vont avec.
A partir des années 1970, ce ne sont plus des groupes qui, dans le capitalisme, profitent de statuts et de rentes. C'est le système lui-même qui devient rentier dans les pays d'ancienne industrie. Dès lors, l'idéologie des revendications statutaires se propage, devient, parfois, violente, sinon meurtrière et vise, de plus en plus, non pas la situation privilégiée de quelques groupes, mais la souveraineté des Etats pourvoyeurs de statuts. Les protestations semblent ignorer les propriétaires des moyens de production et les fractures de classes engendrées par la propriété, pour se tourner vers l'Etat et réclamer des statuts souvent pourvoyeurs de rentes. Un bref catalogue de ces revendications peut le prouver.
Le monde du travail, d'abord. Les luttes visant à obtenir des statuts se multiplient: obtention de CDI au lieu de CDD ou d'emploi intérimaire au nom de la lutte contre la précarité et garantie de l'emploi à vie. Dans ces affaires, l'Etat seul est visé qui doit légiférer. L'antagonisme n'est plus direct avec les "exploiteurs". On se tourne de plus en plus vers la médiation de la souveraineté.
Les licenciements ne sont plus considérés comme une fatalité capitaliste mais comme une possibilité permise par des actes de souveraineté. Lorsque Michaël Moore, employé par General Motors, mène son enquête pour savoir pourquoi son usine ferme, il pointe, du moins dans son film The Big One (1998), la souveraineté de l'Etat. L'idée partagée est que la souveraineté est au dessus de la propriété. Dans ce nouveau capitalisme, les entreprises ne sont plus perçues comme propriété des capitalistes. Il y a une souveraineté au dessus qui peut contraindre les propriétaires à ne pas fermer leur entreprise, ne pas la vendre, ne pas la délocaliser. Cette souveraineté permet aux travailleurs d'avoir un statut.
En voici deux exemples spectaculaires : il semblerait que, faisant abstraction de cela, l’ancien premier ministre socialiste français, Lionel Jospin, ait perdu l’élection présidentielle de 2002 pour avoir multiplié des attitudes passives face aux restructurations capitalistes déclarant notamment, à propos de la fermeture de l’usine de Villevord, qu’il ne pouvait pas aller contre la décision de ses propriétaires. Or, voici qu’en 2006, le premier ministre français en place, faisant, au contraire, sienne cette culture de la souveraineté, accourre toutes affaires cessantes pour empêcher la fermeture d’une usine à Mérignac.
Les actes de violence ne sont plus commis contre les propriétaires d'entreprises mais contre les symboles de la souveraineté publique, dans les espaces publics: incendies de bâtiments publics, barrages routiers bloquant la circulation publique, destruction sur la voie publique de produits "étrangers" confisqués illégalement, menaces de destruction par explosif d'usines en voie de fermeture, détournement de moyens de transports, etc. Les patrons sont oubliés: la revendication qui, dans le capitalisme canonique, se centrait sur le lieu de production d'abord, avec pour antagoniste direct le propriétaire, sort maintenant dans l'espace public pour s'adresser d'abord à l'Etat et mettre au défi sa souveraineté. Les problèmes de délocalisation, conformes aux règles du capitalisme canonique, sont devenus des sujets statutaires: garder son statut, tel est le but. Que l'ouvrier chinois soit plus performant en termes de profit pour les capitalistes n'est pas un argument recevable. Une fracture "raciale" serait-elle là ? Ou bien, ces luttes ne font-elles que refléter le droit à une rente civilisationnelle ? Celle qui permet au "citoyen" d'un pays d'ancienne industrie à capitalisme rentier d'être un privilégié ? Le citoyen sans travail titulaire d'un revenu de citoyenneté ne perçoit-il pas dix fois plus que l'ouvrier de Shanghaï ? Dans les pays d'ancienne industrie, le mot de "travailleur", cet ancien vrai homme moderne de Michelet, devient obsolète pour céder la place au "citoyen". Ce sont les mouvements citoyens qui se multiplient, référant explicitement à la souveraineté.
L’idée de citoyenneté avait, dès les années 1970, émergé aux Etats-Unis et le mouvement consumériste de Ralph Nader avec l'association Public Citizen qui, poursuivant la logique de la souveraineté jusqu’au bout, s’est présenté aux élections présidentielles en 1996 et 2000. Il s’agit dans tous les cas de revendiquer des actes de souveraineté à prendre par l’Etat. Un mouvement comme Attac, lancé en 1997 en France, s’il se veut association pour défendre la taxe Tobin (a.t.t.), ajoute deux lettres : a.c., soit aide aux citoyens.
La décision souveraine des Etats-Unis de réglementer les importations de fromage français de brebis provoque une riposte citoyenne et souveraine d'un militant (dégradation du restaurant Mc Donald's par M. José Bové) qui, amplifiant cet acte fondateur, réussit à dynamiser un large mouvement "citoyen" s'illustrant quasi-exclusivement sur des affaires de souveraineté des Etats (lutte anti-OGM, lutte anti-OMC) et d'où les propriétaires de moyens de production sont absents comme adversaires directs. Ces modes esquivent la question de Marx sur l'antagonisme capitalistes-travailleurs pour mettre l'accent sur un antagonisme citoyens- Etats souverains, non pas pour faire dépérir ces Etats, mais pour les amener à accorder de meilleurs statuts aux différents groupes sociaux et leur redistribuer davantage. Bref, mieux partager les rentes mondiales que capturent les pays d'ancienne industrie.
L’époque est à l’exaltation des différences patrimoniales civilisationnelles mais aussi raciales, ethniques et sexuelles. Elles deviennent la seule véritable base d’une identité statutaire. Ces revendications identitaires sortent du champ exploiteurs-exploités. Elles visent des actes de souveraineté sous le label du citoyen victime des autres. Elles réclament des statuts: celui du citoyen face à l'étranger, celui du travailleur à vie, celui de la femme, du végétarien, du fumeur, du chasseur, de l'homosexuel, du jeune, du vieux, etc. Ainsi, une Américaine[16], propose un système parlementaire où les végétariens éliraient des végétariens, les homosexuels des homosexuels, les chasseurs des chasseurs, les anti-avortement des anti-avortement, etc. Cela revient à supprimer les critères géographiques et introduire le critère de l’appartenance à un groupe social, professionnel ou culturel[17], c'est à dire substituer à une fracture sociale verticale une fracture sociale horizontale, qu'on pourrait vite assimiler à une fracture "raciale". C'est que l’identité et l’appartenance statutaires paient de plus en plus. Les propriétaires des moyens de production sont oubliés. L’exploitation également. Le langage politique est universellement contaminé par les idées de statut, d’appartenance à un corps, de redistribution rentière et de questions de souveraineté. L'islamisme politique en a fait son fonds de commerce, alimentant lui-même une différence patrimoniale civilisationnelle conférant des statuts particuliers à chaque titulaire d'un patrimoine culturel différent, mettant l’accent sur les contestations de souveraineté des Etats, occultant totalement l’existence de propriétaires « exploiteurs » et ne considérant que les fractures horizontales. Il n’est pas le seul. Les représentations associées à la fracture verticale du capitalisme canonique semblent avoir été mises aux oubliettes. Les représentations dominantes aujourd’hui réactualisent les différences statutaires et les idées de vie séparée entre groupes de statuts différents[18].

Conclusion

Si le capitalisme canonique de production matérielle avait créé une fracture verticale, dite sociale, mais réductible par le devenir individuel de chacun, le capitalisme rentier d'aujourd'hui, crée dans les pays d'ancienne industrie, des situations statutaires, différenciant les groupes sociaux, non par les positions qu'ils occupent dans un antagonisme de production, mais par celles qu'ils occupent dans une redistribution de richesses capturées le plus souvent grâce à la souveraineté des Etats sur les mécanismes monétaires mondiaux.
Cette fracture horizontale, entre des groupes sociaux compétiteurs dans cette redistribution, avantage ceux qui ont réussi à obtenir les meilleurs statuts par capitalisation d'un patrimoine civilisationnel. Ce n'est plus le devenir individuel qui fait l'histoire en se faisant soi-même, c'est l'appartenance à un groupe statutaire. Dès lors, la distinction entre groupes devient un mode de structuration sociale. Ces groupes étant plus ou moins bien lotis dans la redistribution, la fracture horizontale s'accompagne d'une fracture verticale qui oppose non des individus, les uns en haut, les autres en bas, mais les groupes entre eux. La conjonction des deux fractures condamne certains groupes à apparaître dans leur ensemble encore plus mal lotis que les autres parce qu'ils ont un statut inférieur. De là, une représentation de la fracture horizontale comme fracture raciale.

[1] Le Guépard, 1958, tr. fr., Seuil, 1959, p. 204
[2] p. 178
[3] Homo hierarchicus, Gallimard, 1966
[4] Cité par Haupt G. / Lowy M. / Weill C. in Les marxistes et la question nationale (1848-1914), Maspéro 1974
[5] Gattino, cité par H. Amoureux, La grande histoire des Français sous l’occupation, Laffont 1978, vol. 2, p. 483
[6] Huntington S.P., The Erosion of American National Interests, Foreign Affairs, sept-oct. 1997
[7] La formule est de Drieu de la Rochelle.

[8] H. Ford, Le Progrès, tr. fr. , Paris, 1930, p. 46.
[9] Ibid. p. 46
[10] In Le peuple, Paris 1846, p. 6
[11] Hegel écrivait : » L’Esprit n’est pas un être naturel (..) Il se produit lui-même, il se fait lui-même ce qu’il est. Son être est d’avoir été produit par lui-même, d’être devenu pour lui-même, de s’être fait par soi-même » in La Raison dans l’Histoire, tr. fr., p.96
[12] Marx, Idéologie allemande, tr. fr., p.63
[13] L’expression est de Georges Orwell dans 1984.
[14] Aviation week and Space Technology, 31 juillet 2000
[15] Leader de La Nation de l’Islam.
[16] Lani Guinier, The Tyranny of the Majority, Fundamental Fairness in Representative Democracy, NY 1994
[17] Edward Behr, Une Amérique qui fait peur, Plon 1995, p. 305
[18] Cas spectaculaire des Bunkervilles américaines réservées à des privilégiés de même statut.

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)