jeudi 19 mars 2009

Capitalisme de rente et « crise » des banlieues

Revue LIGNES
24 février 2006ISBN : 2-84938-060-4EAN : 9782849380505

LE SOULEVEMENT DES BANLIEUES

Figure au sommaire:

Capitalisme de rente et « crise » des banlieues.
Vers une dynamique statutaire dans la société française ?

par Ahmed Henni
Equipe de recherches économiques interdisciplinaires de l’Artois


Bien que diverses et multiples, les approches de la récente "crise" des banlieues en France en font une crise spécifique touchant des populations particulières sur des territoires particuliers. Dans le point de vue qui suit, nous allons tenter de considérer que ce qui peut apparaître comme "local", objet d'analyses elles aussi étrangement "localistes", peut aussi faire l'objet d'approches plus "universalistes" aussi bien dans sa factualité que dans son analyse.
En premier lieu, si l'on veut bien se placer du point de vue de l'histoire comparée, on observera que cette "crise" ou forme de crise n'est ni originale ni unique aussi bien dans le temps que dans l'espace. Elle rappelle ce qui arrive souvent dans l'histoire humaine: une effervescence de populations sans statut politique et qui, dans la situation concrète d'aujourd'hui, aspirent à obtenir un accès statutaire au partage des rentes mondiales que capture le capitalisme en France.
Qu'est-ce à dire ? J'ai déjà fait observer ailleurs que, dans les pays d'ancienne industrie, le capitalisme connaît une mutation profonde n'étant plus un capitalisme de production matérielle mais devenant un capitalisme de rente ayant mis au point, dans ces pays d'ancienne industrie, des mécanismes monétaires et financiers permettant d'entretenir une économe de services à forte valeur ajoutée par centralisation monétaire de rentes mondiales. Je n'ai pas à répéter cette démonstration ici[1].
En deux mots, de quoi s'agit-il ? D'une mutation touchant le capitalisme d'ancienne industrie où la richesse n'est plus produite ou capturée grâce à du travail matériellement productif mais à une circulation vertigineuse de signes immatériels dans la sphère dite des services (informatique, activités médiatiques -- émissions, films, disques --, publicité, monnaies et finances) accompagnée d'usages extrêmement valorisants de matière grise. Il a suffit à Bill Gates d'inventer Windows pour devenir, avec une idée, un des hommes les plus riches de la planète (40 milliards de dollars en 2005), vivant des rentes que rapporte la vente de la licence de ses programmes. Ce cas spectaculaire n'est pas isolé. Les fortunes ne se constituent plus par une lente accumulation industrieuse dans la production matérielle. Elles sont soudaines comme la gloire du mannequin, du joueur de football chanceux, du spéculateur sur monnaies (Georges Soros) ou d'un émir du pétrole. Ces fortunes sont faites uniquement de rentes: naturelles, utilisant le sol le sous-sol ou la plastique du corps humain, ou utilisant l'artificialisme de la création cérébrale: droits rattachés à la création de nouveaux programmes, nouvelles molécules, nouveaux produits monétaires et financiers. Là où dans le capitalisme industriel il fallait produire un objet pour chaque client, il suffit, dans le capitalisme de rente, de produire une seule fois un unique programme pour le vendre à des milliards de clients en même temps. On quitte la société laborieuse affrontant la nature pour entrer dans une société où la circulation rentière des signes provoque le vertige, l'affolement des aspirations et l'anomie.
Dès lors, les revendications ne visent plus à s'intégrer au monde pénible de la lente construction de soi mais à l'acquisition rapide d'un statut rentier touchant des droits à chaque mot vendu, image de visage, geste du pied, procédé informatique ou bancaire.
S'appuyant sur des systèmes monétaires et financiers performants, par les taux de change notamment (voir le dollar), cette économie tertiarisée permet de centraliser les valeurs vers un certain nombre de pays d'ancienne industrie – dont la France – qui, de ce fait, deviennent des économies fortement "rentières".
En conséquence, deux problèmes apparaissent: la lutte pour le partage mondial de ces rentes et les luttes internes à chaque pays pour leur redistribution.
Au niveau mondial, ce sont les Etats-Unis qui, par leurs performances dans la centralisation monétaire et financière mondiales, s'en tirent le mieux – en imprimant des billets -- et distancent l'Europe. Ainsi, si de 1950 à 1990, le revenu européen par habitant (France et Allemagne essentiellement) avait eu tendance à rattraper celui des Américains, on constate aujourd'hui, selon l'OCDE, un arrêt de cette "convergence" et un approfondissement de l'écart au bénéfice des Américains. En 2002, le revenu européen par habitant était redescendu à un niveau de 30% inférieur à celui des Américains. Bref, alors qu'il s'universalise médiatiquement, le rêve américain s'éloigne matériellement. Mieux : en même temps la capacité de capture de la France diminue. Depuis deux ans son commerce extérieur tend au déficit et, pire, ses paiements extérieurs aussi. Elle attire moins d’argent qu’elle n’en expédie à l’extérieur. D’où des tensions internes autour de la redistribution de rentes fléchissantes accompagnées d'un endettement public en augmentation.
Les conflits d’aujourd’hui qui animent le capitalisme de rente ne sont plus générés par des antagonismes de production. Ils gravitent le plus souvent autour de la défense de positions et de statuts d’accès à la redistribution rentière.
Y aurait-il, dans ce cas, quelque chose de commun entre les aspirations des populations des banlieues et d’autres revendications formulées par d’autres groupes sociaux ? Que visent par exemple les récentes revendications des travailleurs des sociétés de transport maritime, urbain et ferré? Un antagonisme de production ? Non. Un refus de privatisation, c’est à dire le refus d’un changement de leur statut social. Que réclament les restaurateurs ? Une baisse de taxes sans diminution de prix, c’est à dire davantage dans la redistribution rentière. Que réclament la multitude de groupes s’occupant du secours et de l’assistance ? Dans tous les cas, la revendication dite sociale ne vise pas à remettre en question des antagonismes liés à l’ancien capitalisme de production matérielle mais seulement la défense de positions acquises ou à améliorer dans la redistribution rentière. De ce fait, quand les rentes fléchissent, les questions de nationalité, qui permet l’accès même réduit à ces rentes, deviennent primordiales.

L'effervescence des banlieues a pu être lue, à travers sa violence incendiaire, comme le résultat d'un défaut d'intégration. Y aurait-il dans ce cas défaut d'intégration chaque fois qu'un groupe social casse, brûle, barre des routes, menace de déverser des produits chimiques dans une rivière ? Or de tels actes sont régulièrement commis par des groupes sociaux divers (agriculteurs, ouvriers, chauffeurs routiers) qu'il ne vient à l'idée de personne de ne pas considérer comme suffisamment intégrés. S'ils ne sont pas suffisamment intégrés eux-aussi, ce n'est pas à la République, mais à la nouvelle économie mondialisée. Il se passe la même chose pour les groupes sociaux de banlieue qui agissent comme tous les autres groupes sociaux français et qui sont frappés de la même insuffisance de redistribution rentière. Analysant le profil des 102 interpellés à Paris, le Procureur de la République ne relève "nulle trace de revendication de type identitaire. Nul stigmate d'une impulsion ou d'une récupération politique ou religieuse»[2]. Les stratégies sociales visent davantage une reconnaissance de statut, une meilleure insertion dans les circuits de rente et une défense des positions acquises – rappelons-nous l’aristocratie ouvrière de Lénine.
Cependant, une partie des analyses continue de lire les « crises » avec les grilles du capitalisme de production matérielle. « Il n’y a qu’à leur donner du travail ! », dit-on. Aurait-on oublié que, souvent, la violence revendicatrice, vient de groupes qui ont déjà un travail (voir les récents évènements sur le port de Marseille et liés au transport maritime)? Dans le capitalisme de rente d’aujourd’hui, dans les pays d’ancienne industrie, un emploi permet, certes, de vivre mais n'est valorisant que s'il s'accompagne d'un statut permettant de s’insérer profitablement dans les circuits de capture des rentes mondiales. L'activité qui confère des droits statutaires est plus importante -- à l'image du dollar qui n'a de valeur que par son statut. Une position statutaire dans le monde de la culture, de la mode, du sport, de la finance ou de la politique rapportent des milliers de fois plus que le pénible travail de production matérielle. Les groupes sociaux ne réclament plus une performance de capture par la production matérielle. Ils revendiquent des statuts et des droits statutaires qui leur permettent d’accéder aux circuits de rente (les statuts médiatisés rapportant évidemment plus que les autres).
A l'extrême droite, par exemple, on ne conçoit plus le fait d'être Français comme une nationalité seulement mais un statut politique et social. Les conflits du travail montrent que les revendications de statut l'emportent souvent sur les questions de conditions de travail ou d'exploitation. Les différents groupes sociaux n'avancent souvent que des revendications statutaires ou habillent leurs protestations matérielles de discours relatifs au statut que devrait conférer l'origine, l'activité, le territoire. Parce que nous sommes travailleurs, agriculteurs, restaurateurs, enseignants, médecins, chômeurs, mariés ou divorcés, de tel ou tel département, nous avons droit à cela. Tous les groupes veulent bénéficier statutairement d'une exception. Pourquoi, en effet, se dirait n'importe quel travailleur du textile en voie de délocalisation, y aurait-il une exception pour la culture et pas pour le textile ? pas pour l'agriculture ? pas pour la restauration ? pas pour le transport ? pas pour les banlieues ? pas pour la Corse, l'Ariège ou le Bas-Rhin ? La performance laborieuse devient secondaire. Le statut seul compte car il est seul à conférer des rentes. Dans ce cas, il n'y aurait aucune spécificité à l'effervescence des banlieues. Celle-ci ne fait que traduire la dynamique statutaire qui traverse la société française d'aujourd'hui.
Dès lors, comment démocratiser davantage l’accès à des rentes qui fléchissent et l’étendre à ceux qui ont des difficultés à y accéder alors que l'Etat ne peut que moins donner tout en versant royalement près de 15% de ses dépenses en intérêts aux rentiers de la finance ?
Dans le capitalisme de rente dans lequel nous nous installons dans les pays d’ancienne industrie, il n’y a qu’une réponse à la démocratisation des rentes : accroître la capacité de capture dans les rentes mondiales. Cette plus grande capacité de capture dépend des performances du capitalisme français à centraliser la valeur vers le pays et, en premier lieu, de disposer d'un système bancaire et financier mondialement efficient. Or le système français semble accuser du retard par rapport aux systèmes américain et anglais. Quand Londres, juste à côté, parvient à centraliser le quart des mouvements monétaires et financiers mondiaux, Paris peine à atteindre le vingtième.
C’est dès les années 1980 que Mme Thatcher, saisissant l’obsolescence de la capture de valeur par l’ancienne industrie, a, en provoquant un Big Bang à la City (1986) par une réforme radicale de la Bourse, permis à son pays de s‘introduire efficacement dans les nouveaux mécanismes mondiaux de capture des rentes monétaires et financières, tournant le dos à l’ancienne industrie et propulsant résolument la place financière de Londres dans la circulation mondiale des monnaies et valeurs.
Cette mutation du capitalisme réagence les positions sociales. L'identification à l'un des deux groupes de l'ancienne industrie (chefs ou employés d'entreprise) disparaît pour faire place à la recherche d'un statut par appartenance à un groupe social assez puissant pour capturer une partie des rentes. Outre ce nouveau type de compétition qui peut désorienter et conduire au tâtonnement dans la recherche des moyens d'action, s'ajoute le vertige de la rapidité de l'enrichissement qui affole les aspirations sans que l'on dispose de moyens d'action. C'est pourquoi le problème formulé en France par les différents groupes sociaux – une démocratisation statutaire des rentes -- n’est pas un problème purement local. Il révèle le cheminement convulsif du monde vers une société de statuts.

[1] Voir notre article « Le capitalisme de rente. Nouvelles richesses immatérielles et dévalorisation du travail productif », Les Temps modernes, Sept-Oct. 1995
[2] Libération, 11 janvier 2006

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Qui êtes-vous ?

Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)