L'économie en question devant l'électronique
par Ahmed Henni
Professeur à l'Institut des sciences économiques
d'Oran
paru dans Économie
et humanisme
n° 289 mai-juin
1986
En ces temps d'ultra-modernité et de crise, nous voici
confrontés, et les pays en développement en particulier, à un défi
majeur et multiple: celui posé par l'électronique. Celle-ci
apparaît immédiatement comme nécessaire, d'avant-garde, et,
surtout, totalisante. Elle intervient pratiquement dans tous les
domaines de l'activité humaine. Au-delà de ces évidences,
l'électronique nous convie surtout à un réexamen de nos moyens de
connaissance et d'action. Elle invite à la formulation aussi bien de
nouvelles stratégies de développement qu'à de nouvelles analyses
des fondements de ces stratégies.
L'électronique renvoie, par sa totalité, à l'unité
de l'activité humaine. Industrie, certes, l'électronique se nourrit
et s'appuie sur la création culturelle et scientifique. Elle est
immédiatement écriture: de logiciels, de programmes, scenarii,
chansons, etc. Mieux encore, dans l'industrie des calculateurs, sont
aujourd'hui apparus des produits qui ne sont ni matériels (hard)
ni immatériels (soft) mais caractérisés par une fusion de
la matière et de l'écriture (firm ware). On n'y distingue
plus la matière de la matière grise. Ainsi, le premier échange
humain, le langage, retrouve ses lettres de noblesse mais aussi
appelle à de nouveaux pouvoirs. à de nouvelles hiérarchies. de
nouvelles dominations qu'il convient de mettre à jour.
Le procès d'usage et non pas d'usinage
Je proposerai de définir l'électronique comme activité
à double production: une première production assurant la
fabrication des supports matériels (quincaillerie) et une deuxième
production assurant l'usage de ces produits (programmes). Sur le plan
financier, la valorisation de capital ne se fait plus dans le seul
procès de production matérielle, mais se poursuit dans ce que
j'appelle le procès d'usage (confection et consommation de
programmes). Un ordinateur, aujourd'hui, coûte davantage à l'usage
(conception de logiciels) qu'à l'usinage (quincaillerie). De même,
un appareil de télévision rapporte davantage aux producteurs de
programmes qu'à ses fabricants.
L'industrie électronique se présente donc comme un
mouvement unique, une totalité, (celle de la vie), recouvrant
plusieurs procès simultanés et successifs, dont l'un des plus
importants, aussi bien sur le plan de la production que de la
valorisation est le procès d'usage. D'où la notion de « filière»
qui a été avancée il y a quelque temps. Ce concept ne fait, comme
les autres, que traduire les nouveaux types d'hégémonies apparus à
travers l'électronique.
La notion de procès d'usage comme terme de la
valorisation apparaît nettement dans l'analyse du cycle de certains
produits nouveaux, les produits de l'électronique en particulier. Un
appareil de télévision, par exemple, n'a aucune valeur sans images
et ce, quelle que soit la quantité de matière ou de travail
contenue dedans. La valorisation ne se suffit pas ici d'un procès de
travail et d'un procès d'échange. La valorisation d'une pomme se
clôt par son échange. Ici, c'est seulement une fois le procès de
travail accompli, une fois l'échange réalisé, que commence un
troisième procès: le procès d'usage où se poursuit et s'achève
la valorisation de la marchandise et où commence une nouvelle
valorisation. En mangeant une pomme, on ne valorise aucun capital. La
valorisation s'est achevée avant, dans l'échange. En regardant son
téléviseur, on participe à l'achèvement de la valorisation du
téléviseur, on participe à l'achèvement de la valorisation du
téléviseur-matière et à l'accomplissement d'une nouvelle
valorisation liée à l'usage d'images. L'acte d'usage est plus
important que la « valeur d'usage ».
Cette inégalité dans l'usage devient aveuglante pour
certains produits nouveaux, les biens électroniques en particulier.
Il y a des hiérarchies dans l'usage induites – non par le revenu
et l'échange, comme dans l'ère de l'acier, mais par l'usage
lui-même. Un téléviseur peut s'utiliser comme meuble mais aussi
comme récepteur d'images lorsqu'elles existent. Et tout le monde ne
regarde pas les images de la même façon. Cette inégalité dans la
consommation, cette existence d'un procès d'usage va à l'encontre
d'une uniformisation-standardisation par le bas. Le procès d'usage
exige une différenciation qui se traduit par un regain de
qualification dans le procès de travail lui-même. Un analphabète
peut consommer et produire de l'acier mais il ne sert à rien devant
une console.
La possibilité pour le téléviseur, par exemple, de
s'accomplir comme support de valorisation ne tient pas à une
quantité de travail incluse en lui mais à l'existence d'images, à
l'existence d'un véritable procès d'usage. Et celui-ci suppose deux
choses:
1) l'existence d'une culture ;
2) l'existence d'une valorisation dans l'usage, au-delà
de la fabrication et de l'échange de l'appareil.
Le développement de l'industrie électronique montre
les nouveaux liens qui apparaissent entre accumulation et usage. Ceci
n'est certainement pas propre à cette industrie et existait bien
avant. L'électronique le met cependant en évidence d'une manière
très nette. Outre les caractéristiques matérielles des produits
qui les rendent utiles, outre l'échange de ces produits, l'acte et
procès de leur usage conditionne leur développement.
Dans le cas de l'électronique, ce développement dépend
de l'existence de programmes (logiciels, sons et images) dérivés
d'une activité culturelle et conditionnant la valorisation. Pas de
scénaristes, pas de films. Pas de chanteurs ou de musiciens, pas de
disques. Pas de logiciels, pas d'informatique. Le programme n'est pas
un bien complémentaire qui, une fois acheté, complète le produit
et met fin à la valorisation. Si l'achat d'une serrure met fin à la
réalisation-valorisation d'une porte, le programme, au contraire, se
renouvelle et se différencie continuellement, alimentant un procès
d'usage, source d'une valorisation constamment inachevée. Le
téléviseur est continuellement alimenté en images différentes, le
calculateur de logiciels, la radio de sons, etc. La valorisation du
capital ne s'arrête pas avec l'échange mais se poursuit dans
l'usage.
Il existe une firme qui, à notre connaissance, a
utilisé systématiquement le procès d'usage comme support de
valorisation. Quand apparurent les premiers calculateurs, la firme
I.B.M. a très bien vu que la valorisation ne s'arrêtait pas à la
fabrication et l'échange. Ce constructeur a très longtemps valorisé
son capital par une maîtrise du procès d'usage de ses matériels.
Si cette firme donne l'exemple d'une maîtrise complète du cycle
entier de valorisation. d'autres entreprises ont, depuis toujours,
tenté de l'opérer par le biais d'une diversification visant à
s'accaparer la production et les marchés liés au procès d'usage.
Cependant, avec l'électronique, la question du procès
d'usage et de la valorisation dans l'usage devient d'une clarté
saisissante. En effet, le défi majeur de l'électronique ne réside
par seulement dans les caractéristiques matérielles des objets
qu'elle fabrique et vend mais surtout dans le contenu culturel de ces
objets (images, sons et logiciels) qui donne naissance à un
véritable procès dans l'usage et pousse les limites de la
valorisation. L'objet n'est plus une quantité de matière et de
travail mais un support matériel préalable à une valorisation plus
poussée par le biais de l'usage.
On assiste alors à un passage de l'ère de la
valorisation-matière, ère de la valeur-substance et quantité, ère
de l'acier et de la canonnière, à l'ère de la matière-support,
matière-prétexte d'une valorisation exploitant l'usage dans tout ce
qu'il a de culturel et superstructurel (âge du contrôle des réseaux
et des programmes). Ce développement dépend étroitement de la
capacité d'offre en produits culturels (images, sons) et
intellectuels (logiciels), elle-même soutenue par des moyens
financiers adéquats. On assiste alors à l'émergence d'une nouveau
type de capital, associant banque, industrie et moyens intellectuels,
et se valorisant principalement dans le procès d'usage. Nous
pourrions le désigner par capital médiatique ou en terme générique
capital usagiel. Des rentes apparaissent ainsi au bénéfice
des propriétaires de droits sur les logiciels, données, images et
sons, et, plus généralement d’œuvres scientifiques, littéraires
ou artistiques.
On peut en conclure:
1) que le procès d'usage appelle à la constitution
d'un nouveau type de capital, mieux approprié à la valorisation
induite par ce procès ;
2) que des rentes d'un type nouveau apparaissent, liées
à la propriété de créations intellectuelles ;
3) que l'approfondissement de la valorisation du capital
par le biais du procès d'usage implique une réduction des
ressources consacrées aux autres modes de valorisation, d'où
restructuration du capital social et ré-orientation-requalification
du travail.
La valorisation de la matière support, le
savoir-faire de l'usager
Le procès d'usage appelle un savoir-faire de la part de
l'usager consommateur. Il survient alors une discrimination dans
l'usage et des inégalités dans la consommation du même produit,
liées non au revenu mais à la possibilité de l'être du
consommateur. Outre que l'usage va exiger un savoir-faire, sinon un
savoir de base, les buts et les modalités de cet usage vont différer
d'un individu à un autre, d'un groupe social à un autre et d'un
pays à l'autre.
L'usage d'un terminal, d'un système vidéo ou d'une
chaîne acoustique, outre qu'il exige un minimum de savoir-faire, ne
s'opère ni de la même façon ni en fonction des mêmes objectifs.
Il n'y a pas, comme semblait le montrer l'ère de l'acier, neutralité
de l'usage et égalité dans l'usage. L'ère de l'acier semblait
s'appuyer sur la seule subjectivité physiologique du consommateur,
sur une subjectivité limitée – le salaire chez les classiques est
lié à cette subjectivité physiologique. La notion de subsistance,
et même celle de « besoin », disparaissent quand il y a procès
d'usage. La demande n'est plus une demande de subsistances ou de
satisfaction de « besoins» mais une demande d'usage des produits.
Il convient alors de parler d'usage, non de « besoins », On achète
pour l'usage.
Ainsi, l'inégalité Occident-Reste du monde peut ne
plus reposer sur une quantité de matière disponible, mais sur la
nature des subjectivités mises en œuvre dans le procès d'usage.
Dans beaucoup de pays, ce procès d'usage ne peut être alimenté par
une subjectivité locale. Il faut importer des programmes (logiciels,
images, sons) et mettre en relation une subjectivité extérieure
avec la subjectivité locale. Une telle situation se traduit
immanquablement par la domination de la subjectivité extérieure sur
la subjectivité locale. Ceci veut dire que dans ces pays on ne
réalise pas complètement la valorisation des produits. On peut
fabriquer des téléviseurs mais importer des programmes. Faute
d'avoir reconnu l'importance ou l'existence d'un procès d'usage, on
ne « boucle» pas la valorisation; le cycle local de valorisation
est amputé de sa partie « usage ».
En ignorant que le cycle complet de valorisation inclut
un procès d'usage, on se contente d'une fabrication matérielle –
attitude dont le présupposé reste la valeur-matière liée à l'ère
de l'acier – et de ce fait, on offre à un autre capital –
souvent extérieur – de se valoriser dans le procès d'usage.
Fabriquer des téléviseurs sans programmes, c'est ouvrir un débouché
au capital extérieur. Ceci nous montre nettement que le procès
d'usage est un vrai procès de valorisation.
Pour ne pas avoir saisi cette dimension et pour s'être
appuyé sur une conception substantiviste de la valeur – la
valeur-acier du XIXè siècle – certains pays (Union soviétique)
ont tenté de maximiser la quantité de matière produite, la
valorisation par un procès de fabrication matérielle, tout en
minimisant la valorisation liée à l'usage. Voulant échapper à la
dépendance en ne produisant que de la richesse-matière, ils y
retombent par le biais du procès d'usage. Dans les conceptions liées
à la valeur-acier, la dépendance disparaît lorsqu'on se donne les
moyens de la fabrication matérielle. Rien de tel dans la dépendance
liée au procès d'usage. On peut toujours disposer des moyens
matériels pour fabriquer un film, mais ceci n'implique pas qu'on
puisse en réaliser un (faute de scénariste par exemple ou
d'acteurs). De plus, dans une conception de la valeur-acier, même
lorsqu'on ne peut assurer la fabrication matérielle, on y pallie par
une seule acquisition définitive en attendant de lancer sa propre
fabrication. On importe une fois une machine et c'est terminé. Ici,
rien de tel. On ne peut importer un seul film et le repasser tous les
jours.
Procès d'usage et crise
Dans les pays où la notion de procès d'usage est
absente, celle de coût d'usage l'est également. Dans une conception
acier de la valeur, il n'y a pas, bien évidemment, de coût d'usage
mais seulement des coûts de production. Quand la richesse est
assimilée à la quantité de matière produite, le « service »
n'est pas considéré comme porteur de valeur parce qu'il n'est pas
un travail cristallisé dans une matière.
Personne, ni Marx lui-même, ne mangerait dans une
assiette sale. Cependant, l'acte de laver l'assiette qui redonne à
l'objet la valeur qu'il n'avait plus – une assiette sale n'a aucune
valeur d'usage – ne crée pas de valeur, parce qu'il ne peut être
cristallisé dans la matière. Dans cette conception, il n'y a pas de
coût d'usage (ni de lave-vaisselle d'ailleurs). La richesse réside
dans la fabrication de l'assiette, non dans son lavage quotidien.
Seulement une assiette sale n'est plus une assiette.
Ceux qui ont compris l'importance du procès et du coût
d'usage fabriquent eux, par contre, des assiettes en papier que l'on
peut jeter. L'exclusion du procès et du coût d'usage entraîne
plusieurs conséquences:
1) l'exclusion du travail domestique de la sphère de
création de valeur;
2) l'exclusion de l'activité de services de cette même
création.
Quand le travail qui ne se cristallise pas dans une
matière est exclu de la formation de la valeur, quand le coût
d'usage n'est pas pris en considération, une possibilité de crise
apparaît. Ce sera une crise de valorisation incomplète. Ainsi en
est-il quand l'activité de services est atrophiée et crée une
dépendance en services et produits intellectuels. Les pays qui
maximisent la fabrication matérielle seulement sont, en général,
ceux qui connaissent ce type de crise. De même ceux qui excluent le
coût d'usage domestique du champ de la valeur. .
Un deuxième type de crise apparaît quand le coût
d'usage prend une trop grande importance dans le processus de
valorisation. Le procès d'usage peut devenir l'élément essentiel
de ce processus et entraîner une crise dans la valorisation purement
matérielle (la fabrication des supports d'usage).
Un troisième type de crise apparaît sur le plan
physique, cette fois-ci, lorsque l'inexistence d'une valorisation
dans l'usage compromet physiquement le développement des industries
de fabrication de supports. Faute de logiciels appropriés,
l'industrie des micro-ordinateurs ne se développe pas dans certains
pays. Pas d'images, pas d'industrie de la télévision.
On ne peut ici rappeler les exemples innombrables qui
conviennent. L'inexistence d'une valorisation dans l'usage peut
impliquer l'inexistence des industries correspondantes, liées au
procès d'usage ou de fabrication matérielle , et donner
naissance à une crise industrielle.
La crise peut survenir autrement: l'ère de l'acier se
proposait de transformer les gens en O.S. par une réduction
draconienne des actes dans l'usage de la force de travail, des
machines et des produits. Tout procès d'usage devait être réduit à
sa plus simple expression, la richesse se traduisant dans
l'accumulation d'un maximum de matière. Or, l'usage de force de
travail ne se réduit pas à une quantité de force disponible, celui
des machines ne se réduit pas non plus à une quantité
d'équipements disponibles ni celui des produits à une quantité de
matières consommables.
La valorisation ne peut uniquement tenir à une
reproduction élargie d'O.S. mais elle exige la prise en compte
d'éléments tenant à l'usage seul et non à la matière physique ou
financière. La reproduction élargie d'O.S. dispensateurs de force
de travail et, en même temps, consommateurs par destruction physique
des marchandises qu'ils produisent, n'assure pas une valorisation
complète du capital.
De l'industrie à la poésie
Le renversement opéré par l'apparition de
l'électronique est donc double: pratique et conceptuel. Je donnerais
l'exemple spectaculaire suivant: l'industrie de la reproduction du
son (électrophones, chaînes Hi-Fi, compact-disc) fabrique du
matériel dont l'usage exige la production de disques, par exemple.
Ceux-ci n'existent que s'il y a de quoi les « remplir », s'il
y a quelque chose à écouter: des chansons, par exemple. À
leur tour, les chansons doivent leur existence à celle de chanteurs
et musiciens. Et, en fin de compte, de poètes.
Sans poètes, pas de chansons, pas de disques, pas de
tourne-disques, ni d'industrie de fabrication matérielle. Cet
exemple, un peu simpliste, permet de révéler des cheminements et
des liens entre matière et matière grise, qui ne sont pas propres
d'ailleurs à l'électronique, et qui invitent à repenser aussi bien
les notions de développement industriel que de travail productif. Le
développement industriel apparaît ici ombilicalement lié à une
création culturelle et scientifique préalable et conséquente.
Si la poésie est une condition de l'industrie du
disque, si la production de poésie est valorisante pour la matière
appelée disque, tourne-disque ou autre, quel est dans ce cas le
travail producteur de valeur ? Celui du poète ou celui de l'ouvrier
du disque? Sans poésie, sans contenu, le disque n'a aucune valeur.
Sans logiciel, l'ordinateur n'a aucune valeur. Sans écriture,
l'assemblage de pages blanches ne fait pas un livre. Ce procès
d'usage devient aujourd'hui un meilleur moyen de valorisation que la
fabrication ou l'échange des produits.
Les besoins de l'électronique en programmes (images,
sons, logiciels) sont tels que l'offre de programmes en est devenue
un moyen de valorisation meilleur que la fabrication de matières. La
production qui alimente le procès d'usage est devenue celle qui
valorise le mieux le capital. Ce qui n'était pas le cas dans l'ère
de l'acier et la valeur-matière. Dans celle-ci, l'usage du produit
était davantage une destruction immédiate ou différée de l'objet
qu'un procès exigeant un savoir-faire et une continuelle
reproduction. Dans le procès d'usage le produit doit au contraire
être conservé. Sa destruction ferait disparaître toute
valorisation dans l'usage. Plus la destruction d'acier est rapide,
plus la rotation de capital s'accélère. Ici, au contraire, on a
intérêt à ce que l'usager maintienne un procès d'usage continu
sans détruire la matière. Un téléphone en panne et ce sont autant
de communications en moins. C'est dans sa consommation – non
productive – que se valorise le matériel dans le procès d'usage.
Une vidéo-cassette rapporte davantage aux propriétaires
des divers droits culturels qu'à son fabricant. On estime à l'heure
actuelle que le tiers des revenus de l'industrie de la télévision
revient aux producteurs de programmes. Le capital serait moins en
quête d'ouvriers que d'auteurs et de consommateurs aptes à
prolonger le procès d'usage. Réduire le temps d'usine (la
valeur-matière) et accroître la valorisation dans le procès
d'usage; former donc les gens en conséquence et, à la limite, faire
du procès d'usage un procès de travail (travail à domicile sur des
consoles).
Ce nouveau type de valorisation engendre de nouveaux
conflits d'intérêts dans la sphère du capital mais également de
nouvelles structurations aussi bien dans la production que dans
l'organisation du travail ou dans les cycles de valorisation. En
électronique, la diversification vise essentiellement le procès
d'usage.
En 1982, les revenus des télévisions payantes
américaines ont atteint 2,4 milliards de dollars, alors que le
chiffre d'affaires des productions d'appareils (consoles
d'ordinateurs comprises) n'atteignait que 5 milliards. Or, la
télévision payante n'est qu'une des formes de valorisation dans le
procès d'usage.
La valeur d'un produit ne tient donc pas uniquement à
son usage matériel ou à sa fabrication matérielle (ainsi qu'il se
devait dans. l'ère de l'acier). Aujourd'hui toute valorisation de
capital, et notamment dans l'électronique, repose sur un double
procès: un procès de production matérielle et un procès d'usage,
c'est-à-dire une double production, celle de disques et celle de
chansons.
Dans ce cas, la poésie est-elle productive de valeur?
Certainement. Et ceci nous permet de nous rendre compte que le
concept de travail « productif» ou «improductif» renvoie à une
situation historique précise ou les enjeux de pouvoir impliquent son
apparition: bourgeoisie faisant du travail en usine le seul créateur
de valeur ou « classe » ouvrière visant le pouvoir en
s'auto-légitimant par le label de productive. Le docteur Quesnay,
qui vivait au XVIIIè siècle dans le cadre d'autres enjeux de
pouvoir, qualifiait tous ces groupes de « stériles ». À
leur tour, bourgeois et ouvriers prendront leur revanche en
qualifiant les autres de « stériles» ou «improductifs» ou «
parasites » ou «oisifs» (Saint-Simon). Il s'agit donc de trouver
les concepts reflétant également notre situation historique
présente et traduisant les enjeux de pouvoir qu'elle recèle. La
prétention à échapper à l'histoire par la construction de
concepts valables en tous lieux et tous temps est certainement vaine.
Après donc l'époque du commerce industrialisant
(mercantilisme), celle de l'agriculture productive (physiocratisme),
et celle de la sidérurgie entraînante (capitalisme classique et
marxisme), se dessinent aujourd'hui les prémices d'une nouvelle
époque. Y réapparaît une notion centrale: celle de l'unité de
l'activité humaine, unité de la poésie et de l'industrie. Voici
donc le défi que nous lancent les nouvelles stratégies du capital
international. Nous le relèveront d'autant plus valablement si nous
nous appuyons sur une création scientifique et culturelle capable de
consolider nos industries d'avenir. Si l'acier reste industrialisant,
l'écriture le devient davantage encore.
ahmed henni
I.S.E. Oran
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