jeudi 19 mars 2009

Le capitalisme de rente. Nouvelles richesses immatérielles et dévalorisation du travail productif

Revue Les Temps Modernes
Septembre - octobre 1995 , No 584, Gallimard, ISBN 2070743225, Paris

Le capitalisme de rente. Nouvelles richesses immatérielles et dévalorisation du travail matériellement productif

par Ahmed HENNI

A son origine, l'usine est soeur de la modernité. Elle apparaît très tôt comme le lieu par excellence où le se faire soi-même se conjugue au faire le monde. Si, auparavant, les personnes ne faisaient que s'intégrer dans un monde déjà fait et sur le lequel elles n'avaient aucune prise, l'usine offre à chaque personne l'opportunité de se créer soi-même un devenir individuel[1] et, par les nouveaux objets qu'elle fabrique, de créer un nouveau monde. L'usine devient le moyen obligé d'acquisition de toute position sociale et, plus particulièrement, le moyen le plus efficace d'entreprendre une ascension sociale indépendamment des origines sociales, nationales ou culturelles. L'usine possède les vertus de procurer la richesse, de créer la liberté individuelle, d'assurer l'égalité des conditions et, enfin, par le progrès qu'elle apporte, de bâtir la meilleure civilisation qui soit: la civilisation moderne.
Tant que l'usine restait le moyen central et prépondérant de la création de richesse, la modernité s'identifiait à une civilisation de la maîtrise de la transformation matérielle par l'exercice d'un effort humain. Le travail s'identifiait d'une manière générale au seul travail en usine, effort permettant la production de soi, la production de choses et la production du monde. Contrairement aux modes de travail antérieurs, le travail en usine ne reproduit pas le monde tel qu'il le trouve: il produit tous les jours de nouveaux objets et de nouvelles formes d'agencement des êtres et des choses; il produit un nouveau monde en perpétuelle amélioration. Il est la modernité même qui libère de la tradition, qui libère de toute tradition. Bref, à l'éternité figée, conservatrice et inégalitaire de la tradition, le travail en usine oppose l'occasion unique de construire une histoire individuelle et de participer également à la construction d'une histoire collective, humaine. Il devient le principe de réalité.
Ce rêve culturel associé au travail en usine s'écroule aujourd'hui. La fin du vingtième siècle apporte avec elle d'amères désillusions qui sont en train de reléguer le travail en usine au dernier rang des activités humaines. Il est déjà une certitude: l'individu ne se fait plus par le travail en usine, travail considéré il y a peu encore comme travail “ productif ” par excellence. Il s'introduit déjà un doute: si la puissance matérielle reste identifiée à l'industrie, la richesse dépend-elle toujours de l'usine ? Un deuxième doute apparaît enfin: le nouveau monde sort-il réellement des usines ?
La réalité de cette fin de siècle apporte une réponse brutale à ces interrogations: le temps n'est plus à la suprématie du travail matériellement productif. L'époque consacre au contraire le triomphe des rentiers. Il s'agit là d'une rupture radicale dans l'économie et la culture humaines. L'homme semble ne plus croire à la pertinence d'un destin construit par une action sur la matière grâce à l'exercice d'un effort productif propre. La production matérielle devient le fait de nouvelles machines qui vident les usines de leurs travailleurs et de nouveaux esclaves embrigadés dans des lieux inattendus au gré des délocalisations mondiales. L'homme a mieux à faire. Cette dévalorisation d'un destin productif s'accompagne d'une revalorisation des situations rentières et, plus que de chercher à transformer le monde, les nouveaux rentiers n'aspirent qu'à la sécurité de leur patrimoine. Les valeurs conservatrices que la volonté auto-productive de l'homme d'usine avait fait reculer refont surface.
Parmi elles, apparaît en premier lieu l'inégalité hiérarchique de condition. D'un côté s'avancent les nouveaux rentiers. S'identifiant aussi bien dans l'éclat d'un top-model que dans la frénésie d'un golden-boy, ils cultivent une apparence dont l’éclat les distingue radicalement de ces scories de l’Histoire que sont les hommes que souille encore le travail productif. Ceux-ci, en voie de disparition dans les pays développés, ne peuvent qu'être relégués dans de lointaines contrées étrangères, là où la condition d'infra-humanité est encore possible, là où le travail productif vaut encore un dollar et moins par jour, là, enfin, où les usines peuvent cracher impunément fumées et poisons. L'écologie elle-même, apparue pourtant au nom du progrès et d'une vie meilleure, semble également et de plus en plus participer davantage au renouveau du conservatisme sécuritaire qu'à l'ivresse de l'aventure de l'homme productif.

Nous pouvons identifier quatre phénomènes qui ont contribué de manière décisive à la relégation du travail productif et l'avènement d'une pratique et d'une culture de la rente.
1. La décision prise en 1971 par le président des Etats-unis de suspendre la convertibilité en or du dollar américain, faisant ainsi de son pays le maître d'une économie financière de type rentier.
2. Le premier choc pétrolier qui en 1973 a revalorisé les revenus de la propriété du sous-sol faisant de certaines personnes considérées dans la culture de l'homme productif comme des nomades paresseux de nouveaux princes des mille et une nuits. La rente pétrolière allait inonder banques, industries, haute couture, casinos et autres lieux de villégiature de ses milliards de pétrodollars venus opportunément conforter la décision américaine relative à l'inconvertibilité du dollar.
3. La révolution électronique faisant de la matière grise un gisement plus productif de richesse que l'effort matériel, avec pour conséquence, entre autres, une valorisation grandissante de l'image de la production matérielle au détriment de cette production elle-même. Il convient moins aujourd'hui de savoir produire un objet que de maîtriser la production de son image.
4. La chute chaotique du communisme qui est venue couronner l'intuition souterraine de la vanité de construction d'un nouveau monde grâce au seul travail productif. A quoi peut bien servir l'effort titanesque sacrificatoire de centaines de millions d'hommes dans des milliers d'usines et soumis aux plus infâmantes privations durant des décennies si, là sous nos yeux, le tout se conclue dans une farce tragique ?

L'inconvertibilité du dollar en or et la dynamique de la rente financière
Nous entrons ici dans un domaine apparemment complexe. Nous allons essayer, cependant, de montrer en quoi la décision américaine de 1971 constitue une rupture radicale dans la culture de l'homme productif.
Le système de l’étalon-or qui régissait les échanges de produits entre les nations a tenu tant que les Etats-unis pouvaient se procurer de l'or par extraction ou achat et reconstituer leur stock, c'est à dire tant que les Etats-unis produisaient une quantité suffisante d'or ou une quantité de marchandises leur permettant d'acquérir de l'or. Or, à la fin des années 1960, les Etats-unis commençaient à ne plus pouvoir vendre autant de marchandises qu'ils n'en achetaient, c'est à dire à ne plus pouvoir produire comme avant. Pour continuer d’acheter autant et plus aux autres nations, ils devaient entamer leur stock d'or qui diminuait comme une peau de chagrin (Les Etats-unis ont enregistré leur dernier solde commercial bénéficiaire en 1975. Depuis trente ans, ils achètent toujours plus qu’ils ne vendent à l’étranger: 125 milliards de déficit enregistrés en 1993). Pour redresser une telle situation, il fallait soit recourir à davantage de travail productif pour produire plus de marchandises compétitives soit réduire relativement le train de vie international de la nation.
Les observateurs avaient noté depuis longtemps une décelération de la productivité aux Etats-unis. Un chercheur américain observait dans les années 1970 que "ce sont les problèmes d'éthique et de discipline du travail qui expliquent la baisse de la productivité des ouvriers [américains] et ce malgré l'utilisation de nouveaux matériels"[2]. La décélération de la croissance de la productivité aux Etats-unis a été de -1,5% par an entre 1960 et 1982 malgré les milliards de dollars investis dans la recherche de nouvelles machines et nouvelles techniques. L'efficacité du capital se dégradait lentement mais sûrement: 12,5% de taux moyen de profit brut dans les années 1960, à peine 10% dans les années 1970. C'est ce que les économistes américains ont appelé la "crise de la performance".[3]
Les Etats-unis n'ont choisi ni de faire travailler plus et moins cher leurs industries ni de réduire leur train de vie par rapport au reste du monde. Leur puissance leur a permis d'opter pour une troisième solution: refuser de convertir en or les dollars que leurs présentaient les autres nations. Dorénavant, la nation excédentaire dans ses échanges avec les Etats-unis ne pouvait plus convertir en or les dollars qu'elle avait gagné en faisant du commerce avec eux. Elle devait se débrouiller pour en trouver seule l'usage. Elle pouvait soit négocier auprès d'une nation tierce un achat de marchandises avec paiement non pas en or mais en dollars, le dollar devenant de ce fait la monnaie mondiale à la place de l'or, soit les renvoyer aux Etats-unis pour les placer auprès des institutions américaines (le Trésor public en particulier). Du coup sont apparues deux dynamiques: l’une liée à une crise de la productivité matérielle et l’autre à l’explosion des marchés financiers.

La crise de la performance productive
La première dynamique est liée à la possibilité qu’ont les Etats-unis d'acheter en partie avec du dollar-papier des produits du travail productif des autres nations. Les Etats-unis ne sont plus obligés de donner impérativement du travail productif en contrepartie du travail productif des autres. Ils peuvent en partie donner simplement du papier. C'est ainsi qu'ils peuvent sans problème et depuis longtemps enregistrer chaque année un déficit commercial vis-à-vis du reste du monde. Cette situation ne contraint plus les citoyens américains au travail productif matériel. Ils peuvent se procurer tout produit matériel du reste du monde sans être obligés de fabriquer matériellement une contrepartie. Ils peuvent s'adonner entièrement aux métiers de l'immatériel.
Conjuguée au développement de l'électronique et de la valorisation des produits de la matière grise, cette dynamique a profondément modifié la culture du travail aux Etats-unis. Les symboles de l'enrichissement et de l'ascension sociale ne sont plus rattachés au travail d'usine. L'ère des Ford semble révolue. Il n'est plus besoin de se fatiguer à rassembler de grosses machines, recruter des milliers d'hommes, chercher des matières premières au bout de la planète ou affronter ouvriers et syndicats. De nouvelles légendes et success story naissent. Il suffit d'un bricolage intellectuel dans un garage pour devenir milliardaire (Apple). Il suffit d'une intelligence dans la fabrication des images (Spielberg) ou de logiciels. Bill Gates, le titulaire des droits sur les logiciels Microsoft, serait en 1994 à la tête d'une fortune de 9 milliards de dollars. Les fées de la fortune bénissent ce qui semble être un artisanat ouvert à tout un chacun. La réussite n'est plus le produit d'une égalité dans le travail productif, mais d'une nouvelle égalité dans les capacités intellectuelles. Il suffit d'avoir une nouvelle idée pour devenir milliardaire.
Parallèlement, les industries lourdes qui faisaient la réussite et la puissance deviennent toutes déficitaires et ferment les unes après les autres. De 1970 à 1990, sur 39 millions d’emplois créés 38 le sont dans les services. La culture d'usine en prend un coup mortel. Le travail d'usine n'est bon que pour des peuples étrangers, inférieurs pratiquant encore un esclavage moderne avec bas salaires, travail des enfants, absence de protection sociale, etc. Cette évolution entraîne dans les pays d'ancienne industrie une relégation de catégories entières de la population devenues inactives. Or, un tel système qui permet de se procurer certains produits matériels contre du papier n'est possible, au niveau international, qu'avec l'imposition du dollar comme monnaie universelle. Le pouvoir d’acquérir des choses ne se détermine plus, comme le repétait la culture de l’homme productif, par la quantité de travail productif qu'elles ont nécessité pour être fabriquées ou qu’on doit effectuer en contrepartie. L'abandon du système de l'étalon-or fait qu'on n'est plus obligé de donner du travail contre du travail. On peut donner du dollar-papier contre du travail. C'est la réhabilitation de la société de rente.
Ce système ne tient qu’en s’appuyant sur une puissance militaire, devenue la super-puissance et qui interdit qu'on puisse toucher à cet ordre (Guerre du Golfe, par exemple). Cette puissance impose elle-même l’idée de n’être que le résultat d’activités immatérielles (électronique). Elle introduit la croyance qu’elle n’est plus un produit de l'industrie lourde, confortant ainsi une nouvelle culture de la puissance qui viendrait moins des aciéries que des logiciels. La guerre elle-même va être réputée propre grâce à la performance de ces logiciels. Décidément le monde des usines industrielles n'était que barbarie et souillures.
Concomitamment, de nouvelles analyses de la "performance" économique apparaissent aux Etats-unis. Une école dite "évolutionniste"[4]vient appuyer cette culture de la puissance au détriment de celle du travail productif. Le progrès, dit-elle, n'est pas fondé sur l'acte créateur (l'invention, l'innovation productive) mais sur la sélection des acteurs existants. Il n'y aurait pas de crise de la productivité ou de la performance mais seulement élimination de ceux qui sont incapables de s'adapter au nouvel ordre économique. La performance ne se fonde plus sur le travail productif mais sur la capacité d'adaptation aux changements de l'environnement. Bref, la richesse ne serait plus liée à une science de l'effort productif mais seulement à une science de l'opportunisme. Nous sommes de plain-pied dans la rationalité du spéculateur financier.

L’explosion des marchés financiers
Les dollars qui, depuis 1971, ne sont plus repris par les Etats-unis restent en circulation dans le monde ou sont replacés sur le marché financier aux Etats-unis même. En quelques années, le montant des capitaux étrangers placés aux Etats-unis dépasse les 50 milliards de dollars, atteint 58 milliards en 1980 puis 215 milliards en 1986. Ceci crée un marché du dollar, monnaie devenue de plus en plus recherchée avec l'élimination de l'or comme moyen de solde des échanges internationaux. Une dynamique d'enrichissement par la spéculation monétaire se fait jour. Il vaut mieux vendre et acheter des dollars qu'investir ou travailler dans une aciérie. On s'enrichit plus vite et davantage. Les placements des dollars aux Etats-unis amorcent la mise en place de tout un système financier international dont l'épanouissent atteindra des sommets au cours des années 1980. On cherche des dollars, on brasse des dollars, on place des dollars, on déplace des dollars, on achète du papier, on vend du papier et, à chaque mouvement, un bénéfice petit ou grand apparait. C'est l'ère des golden-boys. Les rendements des titres redeviennent positifs dès la fin des années 1970. Le rendement des obligations américaines atteint 27% en 1982, celui des actions 13% puis 25% en 1985. Les Etats eux-mêmes empruntent pour financer leur déficit à des taux défiant parfois toute concurrence. Les taux de plus de 10% deviennent monnaie courante. A ces rendements s'ajoutent des plus-value en capital: la valeur des titres s'envole. Les indices des valeurs sont multiplés par trois ou quatre en une décennie. L’indice des cours des actions à la bourse de New York (Dow Jones ) passe du niveau 500 en 1956 à 1000 en 1972 (seize ans) puis double une nouvelle fois en quinze ans (2000 en 1987), atteint quatre ans après (1991) le niveau 3000 et finit en janvier 1994 à 3978, son plus haut niveau depuis lors, soit un nouveau doublement en moins de sept ans.
La nouvelle richesse produite par la manipulation du papier est autrement plus grande que celle que produisent tous les ouvriers du monde réunis. Quand, en 1993, le commerce international des marchandises matérielles atteint péniblement 3.000 milliards de dollars par an, les transactions sur papiers (achat-vente de monnaies, de titres, etc.) dépassent les 150.000 milliards. Sur 1.000 milliards de dollars d'opérations annuelles à la bourse de New-York, 900 correspondent à des opérations financières, le reste (100 milliards seulemnt) étant consacré à des opérations commerciales classiques.
D'une manière générale, les activités liées aux nouvelles formes rentières rapportent davantage que les activités matériellement productives. Elles deviennent de plus en plus nombreuses dans les pays d'industrie ancienne et y emploient plus de monde. Au début des années 1990, on ne comptait plus dans ces pays d'ancienne industrie que 15% en moyenne de la population active engagés dans des travaux matériellement productifs. Ce sont les activités rentières (finance, électronique, imageries de toutes sortes[5]), celles qui ont pour support la fabrication et la circulation de signes et symboles, qui deviennent les activités stratégiques et qui, de ce fait, créent le pouvoir. Les activités non-rentières, celles qui regroupent les travaux matériellement productifs, sont soit condamnées à l'assistance publique soit délocalisées dans les zones d'infra-humanité.
L'économie rentière nouvelle ne se construit pas sur des territoires et des pays où peuvent se tisser des liens de voisinage et une société. Elle s'appuie sur des réseaux transnationaux produisant et faisant circuler symboles, signaux et images, enserrant la planète dans une maille complexe, invisible et impalpable et devenant ainsi le moteur abstrait de l'organisation sociale et politique du monde. Elle crée dans les pays d'ancienne industrie aussi bien des banlieues chaudes que des déserts. La solidarité des nouveaux réseaux rentiers se substitue à toute solidarité de proximité construite anciennement sur le travail productif. Vidés de leur substance, les syndicats traditionnels se délitent.
La nouvelle richesse rentière ne circule pas comme les marchandises matérielles sur des bateaux naviguant à 5O km-h. Elle est portée par des réseaux électroniques à la vitesse de la lumière. Chaque dixième de seconde compte car la valeur de chaque monnaie, de chaque action, obligation et autres papiers change en permanence et à plusieurs endroits différents. Il faut être simultanément aux aguets de ce qui se passe à la bourse de New-York, Londres, Paris, Singapour ou Tokyo. Les lieux de courtage du papier sont animés d'une agitation et d'une frénésie inconnues du monde productif. Quand l'agriculture se représentait par le geste auguste du semeur, quand l'usine, dans le silence des hommes, n'était que bruit de machines, le cabinet de courtage n'est que cris humains au téléphone. Il suffit de proférer quelques mots pour s'enrichir (Oui, Non, J'achète, J’ai encore du sept et demi, etc.)
Ce langage, ainsi que celui de l'imagerie, est en train de se substituer au réel matériel. Il traduit une nouvelle lecture de l'effort humain de production matérielle devenu tâche vulgaire de non-initiés. Le réel devient l'ordre de la circulation du papier. Les mots fonctionnent comme autant de richesses produites. Ils se substituent au travail matériellement productif. Ce sont ces mots de bourse qui créent la richesse, qui commandent la création des choses. Et ces mots deviennent autant d'hiéroglyphes incompréhensibles de ceux que le destin a condamné à passer leur vie devant un four Martin ou une fraiseuse. Les signes et symboles ne sont plus dans les choses. La richesse ce n'est plus du blé. Ceux qui s'enrichissent grâce au blé ne sont plus ceux qui le produisent mais ceux qui à la bourse des matières premières de Chicago ou Londres font circuler du papier représentant du café, du fer, du blé, bref des choses. Ces mots, cependant, proviennent de lieux autorisés qui, pour leur aménagement, coûtent aussi cher qu'une usine. La salle des changes automatiques d'une grande banque française a coûté 16 millions de francs. Elle permet d'échanger et vendre 100 millions de dollars en 15 secondes [6].

Cette richesse est de plus en plus indépendante de l'austérité associée au travail productif. Elle s'exhibe et s'étale. Elle n'est pas faite pour acheter de nouvelles machines et embaucher de nouveaux ouvriers. Elle court les ventes de Sotheby's ou Christie's. Elle transforme un top-model en maître à penser. Les fortunes deviennent aussi rapides que les électrons. Lors de la crise du système monétaire européen de septembre 1992, le spéculateur George Soros gagne un milliard de dollars en spéculant sur la livre anglaise. On ne peut que rester pantois devant certains montants en circulation: 20.000 dollars pour une journée de pose d'un top-model, 150 millions de dollars pour les installations de retransmission du Paris-Dakar 1986, 5 millions de dollars pour une mise en scène d'opéra, 200.000 dollars pour fabriquer par ordinateur une minute d'image artificielle, etc. En contrepoint, le prix du travail productif ainsi que celui des matières et des produits du travail productif diminuent relativement chaque année.
Mais cette richesse immense n'a d'égale que l'immensité des dettes qu'elle accumule: dette des particuliers, des entreprises ou des Etats. Aux Etats-unis, la dette publique (fédérale et locale) augmente en huit ans (de 1980 à 1988) autant qu'elle avait augmenté en deux cents ans[7]. En huit ans, l'endettement total aura augmenté aux Etats-unis de 5.000 milliards de dollars. A la fin des années 1980, les Etats-unis devaient deux fois le montant annuel de leur production nationale.
Cet endettement est le résultat d'une démarche princière rappelant fort celle de l’aristocratie rentière d’autrefois. Trouvant grâce aux dollars qui retournent se placer chez eux un financement commode de leur déficit budgétaire, les Etats-unis se sont permis le luxe d'aggraver d'année en année leur déficit budgétaire et réduire les impôts pour certaines catégories de leur population[8]. Mieux, lors de la guerre du Golfe, ils ont obligé leurs partenaires (Japon, Allemagne, Arabie) à financer leur effort de guerre. Ils deviennent de fait un Prince rentier que font vivre des vassaux.

Le choc pétrolier de 1973: du nomadisme dans le désert à la roulette du casino
En 1973, les revenus des pays pétroliers sont multipliés par quatre. Le baril passe de 2,5 dollars à 11 dollars. Au début des années 1980, il atteindra 30 dollars et dépassera même à un moment donné les 40 dollars. Si, auparavant, l'Emir d'Abu-Dhabi pouvait stocker les dollars de son pétrole dans les coffres de son palais et vivre encore comme son père nomade, la manne tombée du Ciel après 1973 ne pouvait plus être contenue dans les coffres d'un seul homme. Dans les pays pétroliers on ne comptait plus en millions de dollars ni même en milliards mais en dizaines de milliards. L’excédent des pays pétroliers appartenant à l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) atteint 68 milliards de dollars en 1974 et dépasse les 100 milliardfs en 1980. En six ans, de 1974 à 1980, le surplus cumulé des recettes sur les dépenses des pays de l’OPEP atteint 600 milliards, soit autant de milliards devenus disponibles pour le marché financier international.
Le monde inventait les pétrodollars immédiatement recyclés dans le système financier international permettant aussi bien aux Etats-unis de se conforter dans leur décision d'inconvertibilité du dollar en or qu'à la spéculation sur dollar ou pétrole de devenir le moyen le plus sûr de s'enrichir rapidement et fabuleusement.
Sorti de son puits et chargé sur un tanker vers son port de destination, le pétrole pouvait, en cours de route, être plusieurs fois acheté et vendu.
La richesse monétaire provenant du pétrole est le type même de richesse rentière. Elle introduit dans le monde entier une nouvelle culture de l'enrichissement miraculeux antinomique du travail productif.
1. Dans les pays développés, elle a créé une image de l’enrichissement soudain et fabuleux détournant les abeilles de la ruche productive. La course s’engagea aux pétrodollars:
- le système bancaire international fut le grand entonnoir où ils allaient se déverser ce qui lui permit d’accorder des crédits à qui en voulait. Dix ans plus tard, le monde allait se réveiller sur une sévère crise d’endettement.
- les industriels et commerçants se sont mis à la recherche de contrats miraculeux dans les pays producteurs de pétrole. Les hommes politiques eux-mêmes sont devenus des courtiers.
- les commissionnaires et autres intermédiaires devinrent à la mode avec, comme résultat, de scandaleuses affaires de corruption[9]. Un des personnages phares de cette intermédiation fut Adnan Kashoggi qui associa son nom à un train de vie fastueux et fabuleux associant les apparitions dans les lieux de luxe avec les déplacements en jet privé ou le commerce des tableaux.
- les travailleurs eux-mêmes se mirent à recherche d’emplois dans les pays pétroliers les plus désertiques.
2. Dans les pays du Tiers-monde non-producteurs de pétrole, la pauvreté rendit plus difficile l’accès à l'énergie. Les efforts de développement par du travail productif en furent compromis. Quant aux gens ordinaires, ils devaient travailler plus pour obtenir le même litre de pétrole lampant ou la même bouteille de gaz. Les populations des pays dépourvus de matières énergétiques développent alors une culture de la malédiction. La comparaison est vite faite entre, d'un côté, des peuples pourvus d'une manne céleste et qui peuvent tout se procurer sans travailler et, de l'autre, ceux, dépourvus de pétrole, qui sont obligés de détruire les dernières végétations du Sahel ou d'ailleurs pour cuire leur galette de pain. D'où désertification poussée, sécheresse, famine. Les pays pétroliers deviennent un nouveau mirage attirant de nouvelles formes d'immigration.
3. Dans les pays producteurs de pétrole, deux catégories de populations apparaissent: ceux qui contrôlent la manne pétrolière et les autres.
L'image d'Epinal attachée à la miraculeuse richesse du pétrole est celle de ces poussières d'Etats du Golfe peuplés de quelques milliers de nomades où le revenu par tête va très vite dépasser celui des Etats-unis ou de la Suisse. Ces Emirats vont donner une image de la richesse qui dévalorise toute culture du travail productif: il suffit de naître koweitien pour avoir droit à une rente à vie. L'image véhiculée par ces Etats du désert associe richesse pétrolière à reverdissement du désert à coup de millions de dollars, villas avec pelouses gazonnées par 40° à l'ombre, immeubles ultra-neufs de verre et d'acier, palais des mille et une nuits, hôpitaux ultra-modernes, université pour une population de 10.000 habitants, climatiseurs partout, monnaie convertible, profusion de produits japonais ou américains, nourriture importée (pain frais importé par avion chaque matin), etc.
Les télévisions nationales de ces pays diffusent l’image de nouveaux modèles sociaux: images de familles rentières où les femmes s'habillent à Londres ou Paris, où les hommes dirigent quelque affaire commerciale ou financière, où les enfants vont tous à l'Université faire de la médecine ou du droit, où la famille passe ses vacances au Caire, à Nice ou Londres et où une série de domestiques sont, là, attentifs au moindre désir du dernier rejeton qui croule sous une montagne de jouets.
A ces modèles internes, s'ajoute l'image externe de ces princes du pétrole.
Voici le shah d'Iran et les fastes de Persépolis ou les séjours de la famille impériale à Saint Moritz. Voici tel prince du Golfe dépensant royalement sa rente dans les casinos du Caire, Beyrouth ou sur les tables de jeux à Monaco. Voici tel château de Seine et Marne ou telle villa de la Côte d'Azur rachetés par ces nouveaux nababs. La caricature du rentier sera donnée cependant non pas par un prince du pétrole mais un miraculé du diamant: l'infortuné Bokassa, pris dans le tourbillon de cette époque pour se proclamer Empereur, en donne l'image emblématique: s'appropriant les produits de la richesse du sous-sol de son pays, il n’en fait qu’un usage mégalomanique et munificent tout en exerçant une répression féroce sur ceux de ses concitoyens qui oseraient contester ce mode de gourvernement.
Tous ces pays rentiers vont être, malheureuseument, d'impitoyables dictatures. Dans les micro-Etats du Golfe, le nombre réduit des habitants permet aux potentats du pétrole d'acheter le calme avec un minimum de redistribution de la rente pétrolière condamnant le petit nombre de citoyens à un farniente destructeur de toute culture productive. Là-bas, le travail productif est réservé aux nouveaux immigrés: hindous, coréens, philippins, égyptiens. Ces immigrés vivent avec un strict minimum de droits. Ils constituent une infra-humanité taillable et corvéable à merci, souvent sans protection sociale ni liberté religieuse ou culturelle. Ils redonnent l'image d'un travail productif associé à une forme transfigurée de l'esclavage. Pour les populations des pays pétroliers, travailler devient une déchéance réservée aux "étrangers", c'est à dire aux inférieurs. Cependant, tous, rentiers ou esclaves, sont soumis au contrôle d'une police politique et tenus en main par des forces armées parmi les mieux équipées du monde.
Dans les pays pétroliers à forte population, les dirigeants ne redistribuent pas directement la rente à la population. Elle ne suffirait pas et surtout, que ce soit au Mexique, en Iran impérial, en Irak ou en Algérie, par exemple, ces dirigeants sont prisonniers d'un héritage culturel développementiste. La redistribution de la rente se fera sous forme de dépenses devant conduire le pays à une modernité socialisante ou non: d'où des projets d'usines et d'infrastructures devant servir à employer une nombreuse population qui sort tout juste de son état rural. Cette stratégie s'accompagne partout de systèmes politiques autoritaires frisant la dictature policière. Elle va produire, cependant, les effets inverses de ceux qui étaient attendus:
- les citoyens bénéficiant de la redistribution indirecte de la rente sous forme d'emploi salarié ne considèrent pas cela comme une chance mais un droit que permet le pétrole. Ce n'est pas une opportunité acquise grâce à l'intelligence de gouvernement des dirigeants. N'importe qui à leur place aurait pu acheter des usines ou des autoroutes. Ils ne sont pas plus compétents que n'importe quel citoyen. Et pourtant ce sont eux qui dirigent et non n'importe quel citoyen. D'où un effet souterrain de perte de légimité des dirigeants des pays pétroliers à forte population et, par conséquent, redoublement de leur férocité dictatoriale.
- la culture qui apparaît petit à petit distingue entre des dirigeants usant de la rente selon leur bon plaisir et une population condamnée au travail productif pour pouvoir bénéficier indirectement de cette rente. Le travail productif, loin d'être ressenti comme une bénédiction devant conduire au développement, est davantage ressenti comme une déchéance. Cette culture est renforcée par les images qui viennent des Emirats où le citoyen ne travaille pas. Les gens comprennent de moins en moins pourquoi ils devraient travailler alors que la rente pétrolière, dans d'autres pays, réserve ce travail à des étrangers, à des inférieurs.
Avant que ce modèle ne se généralise à tous les pays pétroliers rentiers, nous en trouvons les prémisses au Mexique dès le début du 20ème siècle. Après la révolution paysanne de 1910, un pouvoir militaire donne naissance en 1929 à ce qui est devenu quasiment un parti unique: le Parti révolutionnaire institutionnaliste qui gouverne le Mexique depuis 70 ans. La richesse pétrolière fut nationalisée mais ne profita en réalité qu'à une alliance de bureaucrates et hommes d'affaires. Le Mexique a connu de violents soubresauts dont les derniers (1968, 1970) se sont soldés par des milliers de morts. L'exclusion d'une partie de la population des retombées rentières du pétrole a provoqué le développement d'une économie parallèle de commerce de la drogue dont le chiffre d'affaires semble aujourd'hui dépasser le produit national du Mexique. Loin d'avoir permis de mettre en place une économie de production digne de ce nom, la rente pétrolière a donné naissance à un affairisme financier qui devait aboutir en 1982 à une déclaration de cessation de paiement de l'Etat mexicain. Cette faillite qui, en 1994, se traduit encore par des milliers d'assassinats crapuleux ou mafieux ou par la soudaine révolte du Chiapas, est en réalité la faillite économique et culturelle du modèle culturel associant pétrole, développement et justice.
En Iran, c'est la même culture d'un modernisme productiviste et justicialiste qui est propagée par le régime impérial. Cependant, là aussi, la rente pétrolière va provoquer l'apparition de deux sociétés: l'une se greffant sur un affairisme rentier (achats d'armement, d'usines, etc.) et vivant plus de commisssions, négoces et courtages que des bénéfices d'un développement usinier; l'autre laissée pour compte et ne comprenant pas son exclusion des bénéfices de ce don du Ciel qu'est le pétrole. Les nouveaux riches des pays pétroliers ne sont pas en effet des capitaines d'industrie ayant acquis leur fortune grâce à des bénéfices dégagés par un travail productif. Ils ne font, dans l'imaginaire populaire, que s'accaparer d'un don du Ciel appartenant à tous. Le pétrole est donné au pays non à quelques personnes. Faute d'une légitimité redistributive et bienfaitrice, le pouvoir ne peut dès lors se maintenir que par une répression systématique. Le modèle mexicain se met partout en place: parti unique ou monarchie, dictature et monopole de la rente avec, pour conséquence, un affairisme débridé et une exclusion croissante.
A quelques variantes près, nous allons retrouver ces traits en Indonésie, Arabie, Irak, Lybie, Algérie, Gabon, Nigéria, etc. Les capitaux tirés du pétrole ne sont pas utilisés à des finalités reproductrices d'eux-mêmes par agencement des hommes autour de travaux productifs. Ils ne sont que des formes circulantes d'enrichissement dont le mouvement tient à une extraction renouvellée de pétrole. Ils provoquent circulation financière et importations. Quand le pays a besoin de quelque chose, il ne cherche pas à le produire, il l'achète. Cet achat évite de s'engager dans une promotion du travail productif local (devenir un capitaine d'industrie) et, surtout, a des retombées financières (commissions et courtages) beaucoup plus faciles et rapides à obtenir (en 1994, un président de la République est arrêté au Venezuela pour corruption). L'enrichissement des individus dans les pays pétroliers est d'une soudaineté stupéfiante. Il dévalorise l'accumulation lente, difficile et incertaine liée à la production de choses. Quand les fortunes industrielles se construisent sur des générations, les fortunes de la spéculation marchande autour du pétrole et de sa rente se font par quelques coups de téléphone. Il suffit d'être bien né et d'être élu des dieux.
La nature circulante de la richesse dans les pays pétroliers fait donc que les titulaires de capitaux pétroliers ne se considèrent pas eux-mêmes comme des entrepreneurs de production mais simplement comme des intermédiaires ou des commerçants. La richesse n'est plus le résultat d'une capture du travail vivant mais seulement celui d'une capture d'une quantité de monnaie correspondant elle-même à une richesse non produite mais donnée (le pétrole).
La culture des sociétés vivant dans les pays pétroliers va, dès lors, s'articuler autour de quelques éléments fondamentaux:
- dans les pays où la rente est redistribuée directement à des citoyens non tenus au travail (Emirats du Golfe, par exemple), le travail productif est complètement dévalorisé et réservé à des domestiques étrangers, des inférieurs. On ne s'enrichit pas par du travail productif. La richesse est un don du Ciel réservé aux personnes bien nées (les citoyens). Cette élection à la richesse est de nature divine. D'où un renouveau religieux chez les rentiers. Ce sont d'ailleurs précisément les pouvoirs des pays du Golfe qui sont les plus conservateurs en matière de religion (Arabie particulièrement). Ici, plus qu'ailleurs, la richesse s'identifie réellement à une quantité de monnaie qu'on reçoit gratuitement et permettant d'acheter tout ce que l'on veut sans rien produire en contrepartie. Le pétrole lui-même est extrait par des compagnies étrangères. Cette religiosité renaissante chez les groupes enrichis par la rente rappelle la nécessité de rendre grâces aux dieux lorsqu'on ne peut identifier l'origine de la richesse à un travail humain propre.
- dans les pays à forte population où la rente ne peut pas être directement redistribuée, seul un groupe monopolise l'usage de la rente, en nationalisant le plus souvent les compagnies pétrolières. Il en redistribue une bonne part sous forme de salaires versés à des employés d'administrations pléthoriques ou d'usines achetées très souvent par démagogie développementiste et justicialiste. Le pouvoir politique se veut ici moderne. Cependant, du fait même de son monopole de redistribution de la rente, il se considère davantage comme un bienfaiteur (marabout) que comme un gestionnaire produisant intelligemment le développement par agencement de travaux productifs. Il achète sa légitimité par redistribution de la rente. Une telle redistribution articulée sur la création d'emplois administratifs ou industriels se traduit par une exclusion d'une bonne partie de la population. Le contrôle de la rente par l'Etat fait que l'accès à la richesse dépend des décisions du pouvoir et de l'administration. Une simple signature peut signifier la fortune. D'où les enjeux mortels de pouvoir et le développement d'appareils militaires et policiers caractéristiques de toutes les sociétés pétrolières. A l'exception d'anciennes démocraties où le pétrole est apparu après la démocratie (Grande-Bretagne et Norvège), aucune société pétrolière n'est démocratique. Même la Grande-Bretagne ou la Norvège n'ont pas échappé à la contamination des comportements rentiers. Ici, le thatchérisme a ruiné l'industrie et le travail productif au bénéfice des golden-boys de la City, là la rente a poussé à un isolement fondé sur des avantages acquis contradictoires d'une intégration à une Europe de la concurrence[10].
La fermeture du groupe monopolisant pouvoir politique et affaires pétrolières crée une rigidité sociale telle que tout changement de personnes ne semble pouvoir s'opérer que par la violence. En effet, on n'accède pas à ce cercle mirobolant de la richesse par du travail productif. N'y évoluent que les personnes cooptées par un pouvoir monarchique ou dictatorial. La société du pétrole est une société où le cercle du pouvoir s'identifie au cercle de vie. Il en résulte presque partout des réaménagements violents du pouvoir (putshs, révoltes civiles, guerres). Les prétendants récusent toute légitimité productive aux dirigeants et pour les contester s'appuient le plus souvent sur des idéologies faisant appel aux bienfaits de la Providence. La guerre elle-même entre deux pays (Koweit-Irak) a été justifiée par une partie de l'opinion arabe comme une juste guerre fondée sur la légitimité du partage équitable de la richesse octroyée par Dieu. Ce retour du religieux, observable aussi bien en Orient que dans la révolte mexicaine des Chiapas, appuie l'idée que la richesse est donnée et se partage. La richesse n'est pas produite[11].
Cette culture du non-travail n'est pas postérieure à l'échec du communisme. Si, aujourd'hui, elle semble s'y substituer dans ses aspects partageux, elle est, en réalité, bien antérieure, et apparaît comme un produit des mutations rentières qu'enregistre le monde économique.
En Union soviétique même nous ignorons le rôle joué par la rente. L'URSS, ne l'oublions pas, a été, et reste dans sa forme russe, le deuxième producteur mondial de pétrole. Elle produisait également du gaz naturel, de l'or et des diamants. La question se pose de savoir si l'économie soviétique a durant des décennies tenu grâce à ces rentes. Une telle probabilité pourrait expliquer deux choses:
- la violence actuelle des réaménagements au sommet du pouvoir pour le contrôle de ces rentes;
- l'idée que l'imposition d'un travail productif aux citoyens n'était qu'un moyen de répression de la population, sachant bien que ce travail était en grande partie productivement inutile.

En dissociant la richesse du travail productif, la société rentière s'éloigne de l'idéologie du faire-venir pour embrasser celle du laisser-venir. Dieu pourvoie, semble-t-elle dire. L'essentiel est d'occuper la place qui contrôle la manne céleste. Une fois cette place occupée, il convient de rendre grâces à Dieu en redistribuant une partie de la richesse à moins béni que soi, c'est à dire à plus pauvre que soi. Si d’un côté cela se traduit par un retour en force de l’humanitaire, il s'opère d’un autre côté une identification terme à terme entre, d'une part, enrichissement et bénédiction divine et, d'autre part, pauvreté et damnation. Etre contraint au travail productif, c'est être damné. C'est pourquoi, la société du pétrole a davantage de chances de donner le jour à des messies qu'à des ingénieurs.
Pour s'enrichir dans l'ordre pétrolier, c'est à dire accéder à une parcelle du pouvoir, il convient, non pas d'agir sur les choses par un travail productif, mais d'agir sur les hommes par un agencement de leur imaginaire. Les dirigeants des pays pétroliers n'ont pas pu convaincre leur population de leurs projets développementistes matériels. Ces projets ne sont pas le résultat d'un travail efficace sur les choses. Ils ne sont, dans la culture populaire, que l'expression d'une faveur permise par un ordre supérieur, l'ordre transcendantal, faveur souvent monopolisée qui plus est par un dictateur. Dès lors, toute revendication (politique, économique, sociale) ne peut que prendre des allures religieuses. C'est pourquoi, dans les pays pétroliers d'Orient, la présence d'une idéologie religieuse (l'Islam) prête à l'usage et combinant ces trois aspects ne pouvait que faciliter l'action contestatrice des nouveaux messies de la rente.

L'électronique et les nouveaux gisements immatériels de valeur
La révolution électronique se caractérise moins par les innovations matérielles qui l'accompagnent que par la formidable explosion des usages communs qui en sont faits. Pour la première fois dans l'histoire industrielle, des produits apparaissent qui suscitent l'apparition d'une richesse plus grande dans leur usage que dans leur fabrication matérielle. Certes, l'industrie des transports ou des communications (téléphone) avait déjà provoqué la naissance de toute une économie rattachée à l'usage de produits durables. Au lieu d'être définitivement détruit en une seule fois lors de leur consommation, ces produits exigent pour les uns (automobile) la constitution de tout un réseau d'activités ( routes, pompes à essence, mécaniciens, assurances) et pour les autres toute une administration (téléphone). Chaque usage de ces produits rapportait de l'argent, créait de la valeur. Cependant, cette valeur correspondait souvent à un quasi-travail productif (celui du cantonnier, du mécanicien, de la standardiste). Même dans l'usage, ces produits se conformaient au schéma industriel de création de la richesse, bien que le téléphone, déjà, créait de la richesse avec des mots. Plus on parlait, plus on payait. Ces coûts restaient cependant liés à l'importance des infrastructures matérielles nécessaires à l'usage: centraux mécaniques, câbles, etc. On pouvait encore dire que la matière était productive de richesse et de paroles. Avec l'électronique, c'est la parole qui devient productive de richesse.
Le renversement qu'opère l'électronique ne se limite pas au déplacement du champ de création de richesses d'un travail accompli dans la production matérielle à un travail effectué pour permettre l'usage des produits. C'est carrément une rupture qui intervient dans l'origine de la richesse: la masse de la richesse n'est plus liée à la valeur de la matière qui, par exemple, constitue le téléphone, mais au volume de paroles et signes qui circulent. Bref, la richesse apparaît de plus en plus comme un produit de la matière grise.
Il en est ainsi de toutes les applications électroniques: outre le téléphone et ses nouveaux usages (télécopie, téléconférences, transmissions de données, réseaux de toutes sortes), voici l'informatique avec des logiciels devenus autrement plus importants et plus chers que le vulgaire plastique d’un cadre de micro-ordinateur. Les disques, radios et télévisions font avec leurs paroles et leurs images circuler bien plus d'argent que les usines qui les fabriquent matériellement. La télé-médecine avec transmission à distance, scanners et autres cathéters développe une circulation de richesses qui devient sans commune mesure avec le service rendu par le traditionnel médecin de famille. Les usines elles-mêmes, grâce à l'électronique, conçoivent et produisent beaucoup plus, plus rapidement et à moindre coût humain qu'auparavant. Les agriculteurs et pêcheurs dépendent eux-mêmes des informations véhiculées par les satellites. La guerre se fait grâce aux images électroniques. Et, surtout, le signe de la richesse (la monnaie) devient l'objet électronique par excellence. Grâce à l'électronique, la circulation monétaire devient planétaire et ne connaît aucun répit. Quand le marché financier de New-York ferme, celui de Tokyo se réveille et des ordinateurs sont là qui veillent en permanence sur les mouvements des valeurs ou des taux d'intérêt, passent automatiquement et à la vitesse de la lumière des ordres d'achat et de vente sur toute la planète et font circuler sans arrêt matières, monnaies et capitaux.
De nouvelles fortunes apparaissent qui, liées à l'informatique, à la chanson et la musique, à l'animation des radios et télévisions, à la spéculation monétaire et financière, font pâlir par leur soudaineté et leur ampleur les laborieux héritages de la sidérurgie. Voici Mickaël Jackson ou Madonna qui, grâce à la planétarisation électronique, rivalisent en fortune avec les plus grands industriels du passé ou du présent. Le temps est loin où, quand ils ne se faisaient pas entretenir par quelques industriels mécènes, les plus notoires des musiciens et chanteurs pouvaient vivre et mourir dans la misère. Voici qu'on s'arrache à coup de millions de dollars la retransmission de tel spectacle de variétés ou de sport. Grâce à l'électronique, le sport devient un immense business [12]. Tel médaillé des jeux olympiques devient d'un coup une vedette mondiale et, par suite, le support d'une circulation de richesses (publicité ou vente de produits de marque). Voici tel joueur de foot-ball acheté et vendu pour des millions. Les nations s'arrachent l'honneur de conférer immédiatement leur citoyenneté à ces nouvelles célébrités qui par leur seul nom rapportent plus de richesses qu'une usine. Voici la jeune tchèque Navratilova devenue américaine. Voici d'autres dossiers de naturalisation d'étrangers qui aboutissent miraculeusement et rapidement après des années d'attente. Les permis de séjour sont plus facilement accordés aux artistes de la chanson ou du sport qu'aux travailleurs productifs soumis, eux, à un opprobre de plus en plus dissuasif. Même la notoriété dans le crime s'obtient moins par la violence physique que par le génie informatique.
Le monde ludique devient un monde d'images et de signaux. L'effort physique que valorisait l'ère industrielle est banni: finis la marelle et autres jeux d'enfants. On s'asseoit devant un écran et on joue à la guerre, au tennis ou à la course automobile. Le marché de ces jeux électroniques dépasse en valeur celui des plus grandes industries. La même boîte peut aussi remplacer les grand-mères et faire participer l'enfant à une aventure substitutive à celle du Petit Chaperon rouge.
Dans les usines de fabrication électronique, le décor change. Ce sont très souvent des cliniques silencieuses et aseptisées où le blanc domine (poussières et température obligent). Le personnel est très souvent féminin et on parle des "doigts de fées" de l'électronique. Nous sommes à l'opposé d'une métallurgie salissante, harrassante et assourdissante. Le travail productif se fait maintenant avec des gestes de fée dans le silence et la propreté. L'électronique permet d'inventer le travail à distance: des travaux d'écriture et de traitement de textes ou de données sont sous-traités à domicile ou dans de lointains pays. Voici une entreprise française qui pratique ce type de sous-traitance jusqu'aux Philippines. En janvier 1995, on présente même dans un Salon de Francfort un système électronique de confession religieuse...
L'électronique donne naissance à une nouvelle culture du gain: on peut gagner sa vie autrement qu'en travaillant dans une usine classique ou en exerçant un effort de production à l'ancienne. Tout d'abord voici l’ensemble des métiers ouverts à la matière grise: programmation et invention de logiciels, écriture de chansons, musique, scénarii de films, animation radio-télé, etc. La maîtrise des signes et des mots devient plus pertinente que celle de la matière. La planétarisation électronique ouvre de nouvelles voies à la richesse et au devenir individuel: pourvu qu’il ait un minimum d’expertise dans la manipulation des signes ou une qualité physique susceptible de donner une image planétaire, l’individu peut espérer s’enrichir plus rapidement que par le travail d’usine ou en tout cas espérer y échapper. Lorsqu’il n’y a pas d’usine, l’espoir renaît là où l’absence d’usine l’avait anéanti: il suffit de savoir chanter ou taper dans un ballon. Le microphone et autres appareils de plus en plus sophistiqués transforment de simples murmures en chansons au succès commercial fabuleux. Le sport médiatisé électroniquement rapporte plus que les labourages et pâturages. Une espérance nouvelle jaillit pour tous les déshérités de la planète: après les déceptions du développement industriel (chômage pour les uns, impossibilité d'avoir des usines pour les autres), voici le monde de l'électronique qui libère d’aventures industrielles forcément collectives pour redonner à chacun l'espoir individuel sinon de devenir une vedette mondiale du moins de gagner sa vie en évitant l’effort et la souillure usinières.
Un nouvel individualisme s'ancre dans la culture. La richesse et la puissance ne sont plus perçues comme l'effet de collectivités au travail mais comme le résultat de qualités individuelles. Au lieu d'aspirer à construire une collectivité, forcément hiérarchisée, l'individu cherche plutôt à pénétrer des réseaux, considérés comme plus égalitaires. Les images que fait circuler la télévision sur toute la planète ne représentent pratiquement plus l'homme au travail, l'ingénieur ou le patron d'usine. Ce sont les images d'une autre réussite qui circulent: celle des génies du monde des mots, des sons et des images, celle des vedettes de la finance, celle des champions dans toutes activités sauf une seule, le travail productif. Symptomatiquement, on publie chaque année des livres des records. Il ne s'agit plus des records stakhanovistes ou industriels: le plus grand tonnage de charbon ou la plus grande usine d'aluminium. Les nouveaux records qui, grâce à la planétarisation électronique des images et symboles, créent la nouvelle culture mondiale de la performance sont liés à des activités de loisirs: jongler le plus longtemps possible avec trois balles, manger la plus grande galette au monde, traverser l'Atlantique à la nage. Le rêve de tout un chacun n'est plus de s'engager dans un travail productif en usine ou ailleurs mais de gagner et s'enrichir en s'adonnant à son loisir préféré, bref d'être un rentier. Il arrive à la société de l'électronique la même chose qu'à la société du pétrole: la croyance s'installe qu'il est possible de s'enrichir en faisant, à la limite, n'importe quoi. L'électronique déconnecte la valeur de sa contrepartie obligatoire en travail productif. Elle le fait aussi bien par sa nature propre (le poète auteur d'une chanson peut gagner autant que le patron de l'usine qui fabrique matériellement les disques correspondant à cette chanson) que par la dynamique culturelle qu'elle développe[13]. La diffusion planétaire d'images occultant le monde du travail donne à chaque individu l'impression que la richesse n'est pas liée au travail mais seulement à l'intelligence individuelle. Le contournement du travail productif par des stratégies de resquille s'appuyant sur la manipulation des signes devient légitime. Les informations répètent quotidiennement et à l'envi les gains espérés de ces stratégies licites ou illicites. On explique sommairement que, grâce aux agencements que l’individu peut opérer avec sa seule matière grise, toute spéculation devient possible et que deux ou trois manipulations de signes suffisent pour s’enrichir licitement ou illicitement. Grâce à l'électronique, les enfants de l'époque actuelle et du monde entier baignent, dès le berceau, dans les images fascinantes de la circulation rentière. Lequel d’entre eux se sentirait attiré vers le travail productif ?


La chute du communisme ou la faillite du travail matériellement productif

La société communiste a certainement été l'une des rares sociétés de l'histoire humaine à avoir librement ou par contrainte mis au travail matériellement productif le plus grand nombre de personnes. Des centaines de millions d'hommes, sur des générations, ont, les uns après les autres, entrepris un gigantesque effort de transformation matérielle de la nature et amoncelé des quantités impressionnantes de produits matériels. Les bilans annuels des sociétés communistes alignaient millions de tonnes d'acier et millions de tonnes d'autres ferrailles. Fières de cette authentiquement lourde industrie, elles se glorifiaient d'avoir éliminé toute forme de rente.
Le bilan final est poutant là: cet effort gigantesque n'a abouti qu'à l'amoncellement d'un tas de ferraille. L'URSS a certainement poussé jusqu'à l'extrême limite les possibilités de transformation des rentes naturelles en surplus d'un travail industriel. Mais elle se trouva soudainement en retard lorsqu'ailleurs dans le monde on en était déjà à transformer les surplus du travail industriel en rentes d'un nouveau genre. Dès les années 1970 s'amorce le processus qui va faire des représentations du travail une source de richesse plus grande que le travail sur la matière lui-même. Le monde nouveau est celui où l'instrument essentiel de capture de la richesse devient la maitrise de la circulation des représentations de cette richesse. Ce n'est plus la circulation des valeurs d'origine naturelle (des matières combinées à du travail humain) qui enrichit. Celles-ci ne sont que le support d'une gigantesque circulation de signes, de mots et d'images et qui rapporte bien davantage. La différence symbolique entre le modèle naturaliste de l'URSS et le capitalisme contemporain réside dans la présence de l'image comme véhicule de la valeur: on vend moins des produits que leur image[14]. Le monde économique actuel semble effectivement libéré du substantivisme naturaliste qui visait à réaliser l'humain par osmose de la matière naturelle et de la vitalité naturelle de l'homme. L'activité liée aux symboles de toute nature (monnaie, mots, sons, images) semble devoir prédominer de plus en plus.
Le monde capitaliste réussit à se reproduire en produisant toujours plus de richesses tout en diminuant continuellement la part des travaux naturalistes dans l'activité globale. L'URSS, quant à elle, a toujours voulu faire le contraire: augmenter la part des activités de transformation matérielle et réduire celle des activités dites parasites (le financier, le commerçant, le mannequin, le poète, le chanteur) ou, pour le moins, en réduire la valeur (l'informaticien moins bien payé que l'ouvrier). Cette règle est au centre des premières réflexions économistes: du physiocratisme au marxisme, l'économie se préoccupe prioritairement du surplus dégagé par le travail productif. Le théorème fort de Karl Marx est que, dans le socialisme, les travailleurs matériellement productifs doivent pouvoir racheter la totalité de leur production. Nourrissant tout le monde, ils ont légitimement droit à une position sociale éminente. Pour que ceci puisse se produire, il convient de revaloriser le travail productif monétairement et culturellement, collectivement et relativement.

Pour donner une image simpliste mais plus concrète de la dynamique capitaliste, mettons qu'on parte d'une configuration composée d'un boulanger et d'un tailleur. Dans cette société à deux producteurs, mettons que chacun ait besoin d'un pain et d'une chemise. Le boulanger produit deux pains, l'un pour lui et l'autre pour le tailleur. Celui-ci coud également deux chemises, l'une pour lui et l'autre pour le boulanger. Après avoir échangé un pain contre une chemise, chacun se retrouve avec un pain et une chemise. Imaginons qu'apparaît un troisième personnage: un commerçant qui assure cet échange. Pour faire vivre tout le monde, à égalité mettons, le boulanger doit fabriquer trois pains et le tailleur trois chemises. Une fois les échanges effectués, chacun des trois personnages se retrouve avec un pain et une chemise. Le boulanger et le tailleur auront travaillé une fois et demi de plus qu'auparavant en conservant le même niveau de vie. Ou bien, ils auront travaillé le même temps mais multiplié leur productivité par une fois et demi. Imaginons qu'apparaît un médecin qui soigne tout le monde. Il faudra quatre pains et quatre chemises. Pour avoir un pain, une chemise, payer le service du commerçant et du médecin, le boulanger devra produire quatre pains. Et ainsi de suite au fur et à mesure qu'apparaissent fonctionnaires, instituteurs, artistes, etc. Plus les services se développent, plus la productivité du travail productif va augmenter sans que pour autant la richesse relative revenant aux producteurs s'accroisse. A chaque étape, un nombre plus réduit de travailleurs matériellement productif doit produire la richesse matérielle pour tout le monde. Plus le tertiaire augmente, plus la pression sur le secteur productif matériel devient grande et plus sa productivité augmente. On fait continuellement vivre plus de gens avec de moins en moins de travail matériellement productif. D'où la multiplication des activités qui nous intéressent (bureaucrates en tous genres, banquiers, médecins, avocats, écrivains, artistes, etc.). Telle est la dynamique du capitalisme.
Si l'on y ajoute des éléments d'ordre culturel qui font que le médecin doit avoir non pas un pain et une chemise comme tout le monde mais un multiple de ces quantités, alors la productivité devra augmenter davantage encore et le revenu des producteurs d'objets matériels sera, relativement, de plus en plus faible par rapport aux autres catégories sociales réunies. Cette dévalorisation relative des métiers productifs provoque le recours à une main d'oeuvre qui doit de plus en plus accepter d'être de plus en plus productive tout en restant, relativement, en bas de l'échelle des revenus. D'où les recours successifs aux catégories relativement les plus pauvres pour assurer les travaux matériellement productifs.
La règle du capitalisme serait que plus les activités des secteurs immatériels se développent plus le dernier salaire versé aux employés de ces secteurs devient relativement plus attractif que le salaire moyen versé pour les travaux matériellement productifs. Il ne s'agit pas seulement ici d'opérer une comparaison quantitative mais de mettre en opposition niveau relatif du salaire et conditions de travail et de vie. Aussi bien monétairement que culturellement le travail matériellement productif, pris dans son ensemble, vaut moins que le travail dans l'immatériel. En un siècle, dans les pays capitalistes d'ancienne industrie, le rapport du travail matériellement productif à l'activité dans l'immatériel (activité patronale comprise) est passé aussi bien en termes de volume de population active que de revenus de la proportion 85/15 à la proportion 15/85. De cette évolution on peut tirer la conclusion suivante: il y a un siècle, 85 personnes devaient travailler productivement pour assurer matériellement la vie de 100 actifs. A niveau de vie égal, elles devaient obtenir 85% des revenus, c'est à dire pouvoir racheter 85% de leur propre production.
Aujourd'hui, 15 personnes seulement sont engagées dans le travail matériellement productif pour, matériellement, assurer à un niveau considérablement supérieur la vie de 100 actifs. Leur productivité est des dizaines de fois supérieure à celle de leurs ancêtres sans que, pour autant, ils puissent racheter plus de leur propre production. Au contraire, ils ne peuvent en racheter que 15%. Bien entendu, ils consomment plus d'immatériel: administration, enseignement, soins, arts, spectacles, etc. Cette forte dévalorisation collective du travail productif pousse à le faire exercer par ceux qui, tout en nourrissant tout le monde, demanderaient collectivement et relativement le moins. Les nouvelles populations qui s'engagent dans le travail productif sont celles qui acceptent d'être collectivement et relativement plus pauvres. Dès lors, elles deviennent culturellement inférieures. La conséquence en est que dans le cadre d'une nation le travail productif est de plus en plus considéré comme le lot des inférieurs. Les citoyens adoptent alors pour le fuir des stratégies de contournement. Les hommes d'affaires vont de ce fait soit importer des personnes acceptant cette infériorité (immigration) soit aller faire exécuter ce travail dans des régions extérieures plus pauvres (délocalisation). Le mouvement est que le travail matériellement productif se transfère continuellement à plus pauvre que soi. Il s'agit moins de concurrence par les prix que de dynamique structurelle. Chaque pays devenant "riche" exporte son travail productif dans un pays où la population accepte monétairement et culturellement d'être collectivement et relativement moins "riche". Etre condamné au travail productif s'assimile à une condamnation à l'infériorité et la pauvreté. Telle semble être l'une des raisons de la faillite culturelle du communisme.

Dans la société communiste, en effet, on a essayé dès le départ de revaloriser constamment le travail matériellement productif et au fil du temps de réduire l'importance du tertiaire. On a développé de ce fait un allègement de la pression sur le monde matériellement productif. Au lieu que l'ouvrier, tout en enregistrant une baisse de son revenu relatif par rapport au médecin, soit obligé de produire davantage dans le même temps de travail, il pouvait, au contraire, voir son revenu relatif augmenter sans produire davantage.
La dynamique est la suivante: reprenons la configuration à deux travailleurs productifs (boulanger et tailleur). L'organisation concrète du travail dans la société communiste visait à éliminer tout type de rentier (chômeur ou commerçant). Sommairement, on peut dire qu'au lieu qu'un commerçant s'interpose entre le boulanger et le tailleur les obligeant à travailler une fois et demi de plus, le modèle communiste interdit l'apparition d'un commerçant mais suscite celle d'un deuxième boulanger ou d'un deuxième tailleur. Ainsi, si les premiers devaient produire respectivement deux pains et deux chemises, lorsqu'on leur adjoint un deuxième tailleur et un deuxième boulanger, ils doivent produire quatre pains et quatre chemises pour assurer les besoins de tout le monde. Dans ce cas, la société est matériellement satisfaite mais n'a réalisé aucun progrès puisque la productivité n'a pas bougé (deux pains par boulanger et deux chemises par tailleur). Le symbole du capitalisme qu'était Henry Ford disait: "Si une industrie était faite pour nourrir les gens, alors il serait souhaitable qu'elle emploie le plus grand nombre de gens possible"[15]. En opérant des restrictions au développement des activités tertiaires et intellectuelles, la société communiste ne contraint pas le travail productif à une plus grande productivité accompagnée d'une diminution collective et relative de sa part dans la redistribution de la richesse. Elle pratique, au contraire, une valorisation financière et culturelle, collective et relative de ce travail, mais conduit, de ce fait, à la stagnation technologique et à un appauvrissement du contenu immatériel des produits.
Pour reprendre la comparaison avec les Etats-unis, mettons que le produit national soviétique soit comptabilisé à 100 milliards de dollars. Mettons qu'il comporte 75 de valeur matérielle. Aux Etats-Unis, mettons qu'on produise la même quantité matérielle. Elle vaudra aussi 75 milliards. La puissance étant faite de tanks, fusées et bombes on dira que l'URSS est aussi puissante que les Etats-unis. Cependant, si aux Etats-unis, l'activité nationale est exercée aux trois-quarts dans le secteur de l'immatériel, alors il faudra avec la même quantité matérielle assurer la vie de quatre fois plus de monde. Dès lors, il faut que le revenu des travailleurs matériellement productifs n'excède pas le quart de la richesse nationale qui sera de ce fait évaluée à 75 x 4 = 300 milliards de telle sorte que le médecin puisse acheter une chemise et que le tailleur puisse consulter le médecin. Pour une même quantité de valeur naturelle, les Etats-unis auront une richesse de 300 milliards et l'URSS seulement de 100 milliards. Dès lors, tout en mettant en oeuvre les mêmes quantités naturelles de matière et de travail humain, il faudra aux Soviétiques vendre trois fois l'équivalent de leur produit annuel pour acheter une fois le produit annuel des Etats-unis. Autrement dit, l'Amérique peut, avec un tiers de son revenu, acheter monétairement la totalité du revenu soviétique. C'est ce processus qui se mondialise où l'on observe que la valeur du travail productif ne permet d'acheter relativement à elle-même qu'une quantité de plus en plus réduite de produits rendus continuellement plus chers par le coût de l'immatériel qu'ils contiennent. Si comme le pensaient les premiers économistes, le travail productif suscite une apparition de revenus monétaires supérieurs à sa valeur propre, ceux-ci ne sont plus dans une proportion de 10 ou 15 pour 100 de cette valeur mais de 80 et 85 pour 100.

Plus la société développe les activités dans le secteur immatériel, plus la valeur globale des biens matériels, c'est à dire le revenu du travail matériellement productif, diminue. Lorsqu'il s'agit de comparaisons entre deux pays, c'est celui qui aura, à quantité matérielle égale, développé le plus d'immatériel qui aura, en principe, le plus de richesse. C'est le nouveau mécanisme de la rente.
Ce mouvement s'accompagne, bien entendu, d'un rapport identique entre les monnaies symbolisant la richesse. Mettons qu'une chemise soit fabriquée et vendue à un dollar en Inde. Sa commercialisation dans un pays d'ancienne industrie exige un ensemble d'activités de type immatériel ( finance, paperasse, droits divers, assurances, publicité, agencement de magasins, vendeurs, chefs de rayon etc.) payés dix dollars. Le consommateur paie cette chemise onze dollars. Un travail productif créant une richesse de un dollar en Inde en crée une de dix dollars là où il ne s'exerce plus. Lorsqu'on arrive à substituer à ce travail productif une procédure dérivant de travaux dans l'immatériel (dessin et coupe conçus par de la matière grise et automatisés par ordinateur), alors la production peut être rapatriée et ce travail productif lui-même disparaître ou, pour s'exercer à un coût moindre encore, être transféré chez une population plus pauvre.
La règle est que le même produit équivaut ici à une richesse d'un dollar, là à une richesse (non pas un prix) de dix dollars. Le consommateur peut avec onze dollars acheter soit une chemise dans le pays de consommation soit en acheter onze dans le pays de production. Il en va de même pour les autres produits. Ceci signifie que la monnaie du pays de consommation a relativement un pouvoir d'achat onze fois plus élevé que celle du pays de production matérielle. "La valeur d'échange n'apparaît que dans la valeur d'usage d'autrui"[16].
Si la richesse semble donc être de plus en plus liée à l'immatériel, la puissance l'est également. Il ne suffit plus d'exercer un travail matériellement productif (produire de l'acier) pour s'assurer une puissance monétaire ou militaire. Plus la matière contient de signes immatériels, plus elle donne richesse et puissance. Les tanks ne suffisent plus. Il faut qu'ils soient bourrés d'électronique et mis en mouvement dans le cadre d'un réseau électronique planétaire. De ce fait, ils deviennent inaccessibles par le seul exercice du travail matériellement productif. Ils ne le deviennent pas seulement en termes d'impossibilité productive mais également marchande. Le rapport de la richesse et des monnaies entre les pays de l'immatériel et les pays du seul travail productif rend prohitive toute acquisition marchande de ce type de produit. Plus que jamais, la richesse apparaît comme le fait d'une aristocratie monopolisant savoir et puissance. Nous sommes loin de l'idée hégélienne d'une récompense finale du travail productif, d'un triomphe de l'esclave travailleur, opiniâtre et patient. Les maîtres rentiers de la manipulation des symboles et des mots sont plus que jamais de retour. Au progressisme matériel attaché à la culture du travail productif se substitue un conservatisme acquis grâce au confort grandissant produit par l'immatériel. Ce type de structuration rentière, s'il condamne tout horizon collectif de progrès par l'exercice d'un travail productif, apparaît de plus en plus comme une transfiguration du modèle pharaonique où, au dessus de paysans condamnés au travail productif, vit une aristocratie rentière de scribes s'activant à la découverte de nouveaux hiéroglyphes inaccessibles au commun des mortels et source d'une puissance quasi-divine.




Références bibliographiques générales
D. Bell et I. Kristol, The Crisis in Economic Theory, Basic Books, New York 1981
D. Bell, La société post-industrielle, Trad. fr., Laffont 1976
H. Bourguinat, Les vertiges de la finance internationale, Economica, 1987
A. Bressand et C. Distler, Réseaupolis, le prochain monde, Seuil 1985
M. Catani, Tante Suzanne, une histoire de vie sociale, Méridiens 1982
J. Chesneaux, De la modernité, Maspéro 1983
L. Dumont, Homo hierarchicus, Gallimard 1966
F. Fukuyama, La fin de l'Histoire, Trad. fr., Flammarion 1992
M. Henry, La barbarie, Grasset 1987
C.A. Michalet, Le capitalisme international, PUF 1977
J. Neirynck, Le 8ème jour de la Création, Introduction à l'entropologie, Presses polytechniques romanes, 1986
R. Nelson et S. Winter, An Evolutionnary theory of Economic Change, Harvard University Press, 1982
K. Papaionnou, La consécration de l'histoire, Champ libre 1983
F. Partant, Que la crise s'aggrave, Solin 1978
R. Passet, l'économique et le vivant, Payot 1979
B. Ronze, L'homme de quantité, Gallimard 1977
V. Scardigli, La consommation, culture au quotidien, PUF 1983
T. Veblen, Théorie de la classe du loisir, trad. fr. 1970

Résumé

Le capitalisme de rente

La culture, et semble-t-il la réalité, du capitalisme ont toujours été associées à la prééminence économique, sociale et symbolique du travail matériellement productif. Cette culture et cette réalité semblent, aujourd’hui, en voie de relégation. S’y substitue une société de rentes multiples dont le primat est la dévalorisation monétaire et culturelle du travail productif.
Les causes qui ont provoqué cette transformation tiennent à quatre facteurs essentiels:
- L’importance que prend, depuis la décision d’inconvertibilité du dollar, la richesse que semble créer la circulation monétaire et financière;
- Le retour spectaculaire de la rente foncière liée au pétrole;
- L’enrichissement apparu autour des activités de l’électronique qui valorise davantage le signe produit par la matière grise que le geste accompli par le travailleur matériellement productif;
- La chute du communisme qui symbolise l’échec des sociétés projetant de se construire autour du travail matériellement productif .
Dorénavant, le travail productif devient synonyme d’infériorité. Il est réservé à plus pauvre que soi. D’où un mouvement continuel de transfert de ce travail des zones qui s’enrichissent vers celles qui acceptent l’infériorité. Le travail productif se déconnecte de sa signification progressiste. Le progrès consiste aujourd’hui à trouver de nouveaux mécanismes de rente par le développement de l’immatériel. Cette transformation dans l’origine de la richesse s’accompagne moins d’un désir de transformation de la nature que du désir de sa conservation ou de sa seule consommation. Les sociétés rentières engendrent dès lors un conservatisme culturel de masse.








[1] Les références bibliographiques générales sont données en fin de texte. Des appels de note sont faits néanmoins sur des points précis.
[2]Lester. C. Thurow, Organisation sociale et productivité, Trad. fr., Economica 1986, p.75

[3] A. Laffer et G. Gilder ,"Richesse et pauvreté" , trad.fr., A. Michel 1981
A. Chandler Junior, "The visible hand" , Harvard University press, 1977.
Pour des études comparatives de la productivité aux Etats-unis, voir notamment: Dirk Pilat, Comparaisons internationales de productivité, Economie internationale, n°60, 1994 et A.S. E,glander et A. Gurney, la productivité dans la zone de l’OCDE: les déterminants à moyen terme, Revue économique de l’OCDE, n°22, 1994. Pour l’efficacité du capital, voir G. Cette, l’efficacité apparente du capital dans les pays de l’OCDE, ibid.
[4]Nelson et Winter, An Evolutionnary theory of Economic change, Harvard univ. press, 1982
[5] Nous laisserons ici de côté l'interrogation relative à ce mode vie. On peut se demander ce que sera notre vie quand de notre naissance à notre mort nous passerons notre vie devant un petit écran pour nous éduquer, travailler, communiquer,nous amuser...N'est-ce pas là, dans la culture de l'homme productif, le propre du rentier ?
[6]Bressand et Distler, Réseaupolis, le prochain monde, Seuil, 1985

[7] Elle passe de 994 à 2.573 milliards. Celle des ménages américains passe de 1.378 à 2.901 milliards et, enfin, celle des entreprises passe de 1.391 à 3.054 milliards.

[8]Le déficit fédéral américain n’était que de 6,1 milliards en 1974. Il passe à 207 milliards en 1982 puis 290 milliars en 1992 et 203 milliards en 1994.
Le taux d’imposition directe du revenu était, aux Etat-unis, de 13,6% en 1972. Il est tombé à 10,2% en 1975 pour remonter à 12,4% en 1984 et 13,2 en 1992.
[9]Voir une analyse plus générale dans G.H. Radkowski, Métamorphoses de la valeur. Essai d’anthropoligie économique, PUG, 1987.
[10]Alors que la France, pays non pétrolier, voit sa productivité du travail, comparée à celle des Etats-Unis (indice 100) passer de l’indice 49,7 en 1960 à 69,1 en 1973 et 77,1 en 1990, la productivité relative en Grande-Bretagne, partant d’un même niveau (47,6 en 1960) n’atteint que 50,8 en 1973 et 58,0 en 1990. Voir, Dirk Pilat, Op. cit. En contrepoint, la place de Londres brasse 20% des affaires financières mondiales.

[11]"Les zapatistes, écrit le journal Le Monde du 19.1.95., utilisèrent la couverture de l'Eglise pour monter leurs propres réseaux dans la clandestinité... On sait aujourd'hui que de nombreux catéchistes, formés dans les communautés indigènes à l'initiative du diocèse, préparaient en fait la rebellion du 1er janvier 1994... Selon un prêtre du diocèse, "les catéchistes ont utilisé les réunions de l'Eglise pour mener un travail clandestin auptrès de la population" ".
[12]W. Andreff, La diversité des pratiques sportives et la marchandisation du sport, UNESCO, 1988.
[13]A. Henni, L’économie en question devant l’électronique, Economie et humanisme, juin 1985.
[14] Il s'agit moins ici d'une symbolique du paraître (effet Veblen) que d'une réalité concrète donnant lieu à une véritable activité économique: on fabrique réellement l'image du produit (design, publicité, spéculation financière sur des signaux représentant des matières ou produits, etc.)
[15] H. Ford, Le progrès, Trad. fr., Plon 1930, p.19
[16] M. Aglietta et A. Orléan in La violence de la monnaie, PUF 1982, p.40

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Professeur d'Université depuis 1975 (Paris IX, Oran, Alger, Arras) Directeur général des Impôts (Alger 1989-91) Membre du Conseil de la Banque centrale (Alger 1989-91)